Introduction
J’ai commencé d’abord à penser ma critique du handicap et du langage, particulièrement les métaphores, après deux expériences qui me sont arrivées à l’été 2010, l’une durant la conférence de la Société des études sur le handicap (SDS) de 2010 et l’autre immédiatement après. Dans une session de panel de la conférence de la SDS de cette année, j’avais présenté un papier sur la théorie de l’amour de Bell Hooks et comment elle peut être appliquée aux personnes handicapées. Une petite partie de mon papier établissait que Bell Hooks n’avait clairement pas pensé ses théories à l’attention des personnes handicapées, focalisant uniquement ces théories sur les questions de genre et de race. Dans ce papier, j’avais noté avec désinvolture que l’analyse critique du handicap ne semblait pas du tout être dans la conscience politique de Hooks depuis qu’elle avait fait référence, dans son livre sur les hommes et l’amour, aux « paralysies émotionnelles » des hommes. Durant la période de questions-réponses qui a suivi la session, j’ai été surprise que la majorité des questions venant du public me soit directement adressée au sujet de l’utilisation de Hooks du terme « paralysie ». Les universitaires sur le handicap et les militant-es présent-es dans la pièce m’ont demandée : « Avez-vous l’intention de poursuivre votre étude sur sa rhétorique du handicap dans des travaux futurs ? » « Comment une féministe noire connue pour ses positions intersectionnelles et radicales peut utiliser un langage aussi ouvertement validiste ? » Je n’ai pas vraiment de réponses. Deux jours plus tard, je reprenais l’avion pour rentrer chez moi.
Assise à côté de moi dans le petit avion, une femme, avec ses deux fils assis dans la rangée en face de nous, allait rendre visite à des connaissances. Quand je lui ai expliqué que j’étais à Philadelphie pour une conférence des études sur le handicap, elle me dit que son plus jeune fils, celui avec le crâne rasé, assis sur le siège à côté de la fenêtre, jouant frénétiquement aux jeux vidéo, était sourd. Cette remarque nous fit entrer dans une brève discussion au sujet du rôle des allié-es non handicapé-es dans la communauté handicapée, puis nous reprîmes nos lectures respectives tandis que l’avion prenait son envol. Quand l’avion atterrit, les fils de la femme bondirent de leur siège et se dirigèrent vers l’allée, sans lui laisser le temps de les retenir. Elle et moi étions derrière quelques personnes après eux, debout dans le couloir de désembarquement où on ne peut à peine bouger. Juste avant que nous atteignons la porte, le pilote sortit de sa cabine pour aider des agents de bord à décharger un fauteuil roulant pour un homme du début de la file. Le fils sourd de ma camarade de vol, les yeux toujours baissés sur son jeu vidéo portatif, continuait à aller de l’avant, suivant son frère aîné. « Attends une minute garçon », lui ordonna le pilote. Le garçon continua à marcher, passant devant le pilote, sans lever les yeux de l’écran de son jeu vidéo. « Désolée, il est sourd », dit ma camarade de vol en criant par-dessus les épaules des gens qui étaient devant nous. Le pilote regarda vers elle en rigolant : « C’est pas grave, le mien l’est aussi. Ces jeux vidéo affectent leur audition ».
Les deux interactions que je décris ci-dessus offrent des leçons importantes au sujet des relations entre langage et validisme. En fait, ces interactions m’ont sérieusement motivée à réfléchir sur les façons dont notre habilité à reconnaître diverses incarnations est limitée par le langage figuratif qui nous éloigne conceptuellement de la réalité du handicap. J’ai commencé à questionner, en particulier, la fonction et l’impact des métaphores sur le handicap et le rôle que de telles figures de langage jouent dans le milieu universitaire féministe. Dans cet article, je considère comment le handicap est utilisé comme métaphore dans deux textes féministes : La volonté de changer : les hommes, la masculinité et l’amour de Bell Hooks (2004) et Le féminisme sans les femmes : la culture et la critique dans l’âge « post-féministe » de Tania Modleski (1991). En commençant avec une large compréhension du féminisme comme mouvement qui a mis fin à l’oppression de sexe et de genre dans la vie de tout-e à chacun-e, un mouvement aligné avec les mouvements anti-raciste, anti-homophobie, anti-classiste, et (le plus important ici) anti-validiste, je fais des connexions entre les rhétoriques sexistes et validistes dans le but d’exposer les répercussions politiques et intellectuelles de cette utilisation du handicap comme métaphore dans ces textes féministes en particulier et dans la théorie féministe plus généralement. J’argumente, par exemple, que quand les féministes utilisent les métaphores du handicap pour représenter les effets négatifs du patriarcat, elles conceptualisent et positionnent théoriquement le féminisme en opposition au handicap. Elles impliquent de plus que le féminisme à deux buts : en finir avec le patriarcat et éradiquer le handicap. J’insiste plus loin sur le fait que cette stratégie théorique et conceptuelle va à l’encontre des objectifs des politiques féministes intersectionnelles contemporaines, du militantisme et du monde universitaire.
Dans la mesure où je fais ces connections, il semble que je dois entrer dans une discussion plus large au sujet de ce qui est défini d’un ton moqueur comme « politiquement correcte ». De telles discussions tendent à dégénérer en accusation de censure et en batailles sur ce qui est, ou n’est pas, offensant, et qui a, ou n’a pas, le « droit » d’être offensant en premier. Dans certains contextes philosophiques féministes dominants, ces discussions tendent à tourner autour de l’utilisation de la métaphore oculaire pour représenter le manque de connaissances et d’informations (comme dans « un examen à l’aveugle »). Bien que cet article parlera de l’utilisation métaphorique négative du handicap, mon but n’est pas de dire que certains mots et certaines phrases sont offensant-es de façon inhérente, ni d’affirmer que les universitaires engagé-es dans les politiques féministes devraient agir comme des arbitres ou des censeur-ses de chaque autre pratique linguistique. Au lieu de cela, mon but est de montrer l’impact que de telles utilisations de langage ont sur les universitaires féministes et sur les politiques féministes d’un point de vue structurel, au sens d’opposé à individuel. En résumé, je prétends que les universitaires féministes devraient reconnaître que ces utilisations métaphoriques négatives du handicap ont des impacts variables, des limites et contredisent les objectifs de leurs arguments. De plus, elles compromettent leurs buts politiques professés, sans tenir compte si quelqu’un-e dans le groupe des personnes désignées comme handicapées est offensé-e ou non par une de ces métaphores sur le handicap utilisées. Pour avancer mes arguments, j’attire l’attention sur la métaphore que des universitaires sur le handicap Vivian M. May et Beth A. Ferri ont fait.
Dans « La fixation sur les capacités : questionner les métaphores validistes dans les théories féministes de résistance », May et Ferry identifient de nombreux exemples de métaphores communes sur le handicap chez les universitaires féministes dans lesquelles le handicap est assimilé à « un stigmate ou quelque chose qui freine » au lieu d'être reconnu comme « le résultat d'une construction dominante ». Comme l'explique May et Ferry, les féministes ont souvent utilisé les métaphores de la folie, du boitement, de l'immobilité, de la cécité, de la surdité, et d'autres handicaps de façons variées et pour des buts divers. Les féministes ont typiquement positionné le handicap comme opposé au savoir, ou comme un effet négatif du pouvoir et des privilèges liés au genre. En réponse à ces pratiques rhétoriques féministes, May et Ferri appellent les féministes à nuancer leur utilisation rhétorique et métaphorique du handicap, plutôt que de simplement faire la police du langage ou de le nettoyer uniquement par des restrictions : pour utiliser « à la fois/et une simultanéité, un redéploiement ironique, et une position espiègle via le langage qui ne nous autorise pas seulement à utiliser les termes avec ambiguïté, mais à nous épanouir en nous engageant simultanément dans des structures multiples de la différence et des identités ».
Mon objectif dans cet article n’est pas de suggérer que le langage en général et la métaphore en particulier ont un caractère intemporel et universel, ni de juger ce qui devrait être considéré comme une pratique linguistique inappropriée. Comme May et Ferri, cependant, je maintiens que l'utilisation des métaphores sur le handicap promeut une idéologie du handicap comme une forme négative de l'incarnation ; ces métaphores positionnant typiquement le handicap comme invariablement mauvais, indésirable, pitoyable, douloureux, etc. Elles sont donc validistes puisqu'elles promeuvent des attitudes discriminantes envers les personnes handicapées. May et Ferri listent un nombre d’exemples séparés et non connectés de métaphores et d’analogies sur le handicap dans le travail féministe afin de démontrer qu’il y a un modèle dans la façon dont ces féministes ont utilisé ces dispositifs rhétoriques. Je m’étends sur leur théorie féministe du handicap novatrice en examinant deux exemples de l’utilisation métaphorique du handicap mobilisés d’une façon différente de celle des métaphores que May et Ferri investissent : à savoir, l'utilisation répétée de Hooks dans son texte mentionné ci-dessus des termes « paralysies émotionnelles », ainsi que l'utilisation répétée dans le texte de Modleski du concept de corps muet. J’examine leur utilisation répétée de ces métaphores dans leurs textes en considérant le rôle que les métaphores ont dans l’ensemble de leurs arguments de leur texte respectif ; cela étant, j’analyse ces textes typiques et temporellement distincts à la lumière de leur utilisation systématique (plutôt qu’occasionnelle et non systématique) de métaphores étendues sur le handicap. Donc, bien que je m’appuie sur la vision développée dans le travail de May et Ferri sur les instances séparées et discrètes du handicap comme métaphore dans la théorie féministe, je m’en éloigne aussi. Je montre que l'utilisation (validiste) étendue du handicap comme métaphore dans les textes respectifs de Hooks et Modelsky limite, et même contredit, les arguments féministes que ces auteures féministes prétendent avancer dans ces textes (et ailleurs).
Mon argumentation procède comme suit : je commence par une discussion générale au sujet de la métaphore, surlignant les théories et les termes que j’utiliserai pour mon analyse dans le reste de l’article, incluant des universitaires féministes sur la rhétorique, faisant particulièrement référence au travail de Sarah Mills sur le sexisme dans le langage. J’appuie ensuite cette discussion sur la théorie cognitive de la métaphore, la rhétorique féministe, et la rhétorique du handicap dans le but de revendiquer des implications et des conséquences à l’utilisation validiste du handicap comme métaphore dans les textes féministes de Hooks et Modleski. Je propose que, bien que le langage figuratif soit utile et même, peut-être dans ces moments historiques, un système inévitable pour expliquer des concepts abstraits et complexes, les féministes devraient s’efforcer de développer des façons par lesquelles parler et écrire au sujet des dommages fait par le patriarcat ne devrait pas être associé, et même mis en conflit, de manière simpliste, négative et au détriment des « dommages » provoqués par le handicap. Car, bien que le féminisme vise à être un ensemble de théories et de pratiques désignées à avancer en direction de la justice sociale pour tou-tes, un langage validiste dans le féminisme compromet grandement ses efforts pour parvenir à ce but. Je finis cet essai avec des réflexions sur ce qui est nécessaire pour qu’une philosophie féministe du langage participe à poser des limites et à ouvrir des possibilités en ce qui concerne les métaphores sur le handicap. Cela étant, j’appelle les féministes à adopter une position politique réflexive dans laquelle nous interrogerions plus assidûment les principes qui sous-tendent nos pratiques théoriques et à considérer plus précisément les implications des mots que nous utilisons, particulièrement les métaphores, dans le but de prévenir une plus grande marginalisation des groupes sociaux dominés dans nos propres travaux.
Les théories de la métaphore : limites et possibilités
Les métaphores sont tout autour de nous. Elles font partie du langage quotidien, sont des façons de se lier au monde extérieur à nous. Murray Knowles et Rosamund Moon (2006) définissent la métaphore comme « l’usage de langage pour se référer à quelque chose d’autre que ce qui est originellement appliqué, ou que cela veut ‘’originalement’’ dire, dans le but de suggérer certaines ressemblances ou faire des connections entre deux choses ». Knowles et Moon notent que les gens utilisent souvent des métaphores quand ils/elles n’ont pas de mot qui représente ce qu’ils/elles veulent dire ou décrire, mais le plus souvent les gens utilisent le langage métaphorique dans le but de transmettre un sens de façon créative et évocatrice. Comme ils/elles l’expliquent : « Les métaphores utilisent des images concrètes pour transmettre quelque chose d’abstrait, nous aidant à communiquer sur ce qu’il est difficile d’expliquer ». Dans le but de transmettre ces sens, les métaphores s’appuient sur des présuppositions ou supposent une compréhension et un savoir partagé-es des items concrets choisis à travers lesquels le concept abstrait peut être mieux communiqué et compris. La supposition que nous pouvons présumer de l’existence d’une compréhension et d’un savoir partagé-es des expériences corporelles (incluant celles sensorielles et cognitives) qui serviraient comme concept concret au travers duquel nous communiquerions métaphoriquement des idées abstraites (comme le font les métaphores sur le handicap) est, cependant, très problématique. De telles présomptions comptent sur des expériences du corps prétendument universelles : tout le monde voit, parle, entend, sent, et bouge de la même façon (valide) (voir Vidali 2010).
Beaucoup d’universitaires contemporain-es travaillant sur la métaphore se basent sur les travaux de George Lakoff et ses collègues, plus précisément sur un livre qu’il a co-écrit avec Mark Johnson en 1980, Les métaphores qui nous font vivre. Dans ce texte, Lakoff et Johnson établissent une théorie cognitive de la métaphore où ils argumentent que les métaphores ne sont pas simplement des dispositifs créatifs ou littéraires, mais plutôt des actes de langage essentiels. Ils prétendent que la façon dont nous comprenons et utilisons les métaphores est informée par nos (prétendues universelles) expériences d'incarnations, telle une évidence due à la prépondérance de la concrétude de notre corporéité et aux métaphores conceptuelles qui se basent sur l’expérience. Bien que je n’accepte ni ces présupposés philosophiques, ni les conclusions de Lakoff et Johnson qui en dérivent, j’utilise certaines de leurs terminologies analytiques dans mon argumentation suivante. Cela étant, j’utilise le terme de Lakoff et Johnson de « domaine ressources » (aussi appelé « le véhicule ») dans le but de me référer au concept concret principal, à savoir le handicap, qui est utilisé pour expliquer une idée autre habituellement abstraite. Comme l’explique Elena Semino, dans la théorie cognitive de la métaphore de Lakoff et Johnson, les domaines ressources sont typiquement (ils sont considérés comme) « des expériences bien délimitées, physiques, familières, simples et concrètes, tels les mouvements, les phénomènes corporels, les objets physiques, etc. » (Semino 2008,6). De manière alternative, j’utilise ce terme de « domaine ressources » pour me référer au concept abstrait (dans ce cas-là, les effets néfastes, déficitaires ou blessants du patriarcat) qui suppose d’être représenté à travers l’invocation du domaine ressources (le handicap). Je souhaiterais pointer que les métaphores que je discute dans ce contexte ne s’adaptent pas à la catégorie des métaphores conventionnelles ou disparues, lesquelles sont devenues « lexicalisées » ou officiellement incorporées dans les mots du dictionnaire. Au lieu de cela, les deux métaphores que j’examine (les « paralysies émotionnelles » de Hooks et le « corps muet » de Modleski) doivent être considérées comme des « nouvelles métaphores », pour utiliser les termes de Semino : lesquelles vont « probablement être conscientes et délibérées de la part de l’émetteur-rice, et reconnues et/ou traitées comme telles par le/la receveur-se ». Selon les termes des universitaires travaillant sur les métaphores dans le langage, ces dernières peuvent aussi être appelées des « métaphores créatives » : « celles que l’auteur-e/l’orateur-rice construit pour exprimer une idée ou un sentiment particulier-ère dans un contexte particulier, et que le/la lecteur-rice/l’auditeur-rice a besoin de déconstruire ou de ‘’défaire’’ pour comprendre ce qui est dit. Elles sont typiquement nouvelles… bien qu’elles doivent se baser sur des idées et des images pré-existantes » (Knowles et Moon 2006, 5). Bien que les termes « métaphores nouvelles » et « métaphores créatives » désignent des figures de langue similaires, je me réfère dans mon argumentation, par souci de parcimonie, uniquement au terme de « métaphores créatives ».
J’utilise précautionneusement le travail de Lakoff et Johnson pour plusieurs raisons. Comme Kim Q. Hall (2012), je suis prudente sur les façons par lesquelles les expériences physiologiques, physiques et sensorielles seraient transculturelles, transhistoriques et universelles, utilisées comme le socle ou même la base première qui explique un phénomène qui est socialement et culturellement déterminé comme une figure de langage. Cette universalisation est ce que fait essentiellement la théorie cognitive de la métaphore. Je maintiens, cependant, que cette théorie cognitive de la métaphore devrait être considérée comme un produit du « tournant biologique dans les humanités », que Hall identifie comme une « épistémologie de l’ignorance » qui utilise la bannière de la science pour spéculer sur toutes les façons et tous les aspects de l’existence humaine avec peu ou pas de preuves concrètes à l’appui. Il semble malheureusement que la large utilisation des métaphores langagières communes soit d’abord basée sur des expériences vécues réellement par le corps puisque certains de nos domaines ressources les plus communs, telle que la cécité, même si c’est une expérience physique incarnée pour certaines personnes, n’est pas expérimentée réellement, ni même comprise, par la population en général. Au contraire, dans ce cas particulier, les métaphores de la cécité sont basées sur des « présupposés » de ce que doit être l’expérience de la cécité, plutôt que sur l’expérience de la cécité en elle-même. Je prétends, en effet, que les idées culturelles dominantes au sujet, et les (mauvaises) représentations, de la cécité sont des facteurs qui font de la cécité un domaine ressources utile, permettant aux métaphores sur la cécité d’être généralement comprises dans les pratiques linguistiques quotidiennes et académiques. En d’autres mots, la théorie cognitive de la métaphore ne prend pas adéquatement en compte la base socioculturelle des métaphores sur le handicap utilisées communément.
Pour résumer, une perspective validiste sous-tend de telles explications philosophiques et scientifiques de la métaphore. Comme le montre Amy Vidali dans Voir ce que nous savons : handicap et théorie de la métaphore, les revendications de Lakoff et Johnson sont validistes dans la mesure où elles supposent que tous les corps ont certaines expériences physiques/cognitives/sensorielles et que les gens utilisent de façon générale des expressions métaphoriques qui y sont reliées et qui correspondent à ces expériences (par exemple, ils se réfèrent de manière répétée à la métaphore « connaître c’est voir »). Lakoff et Johnson prétendent rejeter philosophiquement les notions d’objectivité ou de vérité absolue en faveur de la multiplicité des expériences humaines du corps qui vient structurer « la façon dont nous apprenons à raisonner et à utiliser les métaphores » ; pourtant, « les corps valides ont la primauté » dans leur texte à travers le présupposé que tous les corps peuvent voir, entendre, parler et se mouvoir de façons normatives (Vidali 2010, 38). Dans la théorie cognitive de la métaphore, les expériences des corps handicapés sont refusées dans leur existence signifiante et leur élaboration. Cette théorie prétend qu’il ne peut y avoir de métaphores culturelles communes basées sur des expériences de tremblements, de bégaiement, d’utilisation de fauteuil roulant parce que ces expériences sont vues comme aléatoires, accidentelles et idiosyncratiques. Dans les termes de cette théorie, les expériences valides sont considérées comme le socle universel des métaphores, en dépit du fait que même toutes les personnes qui (pour l’instant) voient, entendent, parlent et marchent ne performent pas et n’expérimentent pas ces actions exactement de la même manière, surtout étant donné que ces actions sont par de nombreuses façons conditionnées par des facteurs tels que le genre, l’âge, et la corpulence.
Comme je l’ai indiqué, malgré le fait que (comme Vidali) je vois la théorie cognitive de la métaphore de Lakoff et Johnson comme du validisme implicite et explicite, s’appuyant sur de faux présupposés au sujet de l’universalité de certaines expériences d’incarnations, j’utilise leur terminologie technique. Comme Ellen Samuels, je pense que les universitaires sur le handicap ne devraient pas simplement rejeter les théories oppressives, mais devraient plutôt les investir soigneusement et de manière critique pour voir comment de telles théories peuvent être utilisées et appliquées dans le monde universitaire des études sur le handicap, tandis que simultanément les limites de leur usage et de leur applicabilité seraient identifiées. Cela étant, j’utilise une « approche de la métaphore » théoriquement nuancée et politiquement informée « qui engage la diversité du handicap ; s’abstenant de policer les métaphores, encourageant la transgression venant de la communauté handicapée, et invitant à des réinterprétations créatives et historiques des métaphores » (Vidali 2010, 34). Une telle approche est importante parce que certaines utilisations des métaphores qui sont devenues, dans un discours donné, les façons dominantes de se référer à des aspects particuliers de la réalité tendent à être considérées comme le sens commun, comme représentant la vision « naturelle » des choses, et peuvent donc être extrêmement difficiles à percevoir et à défier (Semino 2008, 33). Défier les pratiques rhétoriques validistes politiquement puissantes qui sont devenues, de cette façon, une forme commune de penser, parler, ou écrire le handicap dans le monde universitaire féministe est, néanmoins, précisément le but de cet essai. Comme l’écrit Margaret Gibbon (1999), « Les métaphores sont toujours significatives '’puisque’' quand nous utilisons le langage, nous faisons des choix et ces choix ne sont jamais innocents, mais déterminés par des systèmes de croyances qui les sous-tendent ». Ces systèmes de croyances (ou idéologies) donnent une justification à ce que les gens font et comment ils/elles se représentent ce qu’ils/elles font dans le langage. C'est donc important de reconnaître la dimension sociale de la métaphore et le rôle clé que le langage joue dans la compréhension de ces valeurs sociales et politiques (Knowles et Moon 2006, 97). Une approche de la métaphore qui contre les présupposés et les mauvaises compréhensions dominant-es du handicap, tandis que simultanément les valeurs politiques et sociales des études sur le handicap et des communautés qui défendent les droits des personnes handicapées avancent grâce à des écritures et des lectures nouvelles et innovantes des métaphores sur le handicap, doit être informée par les expériences de vie des personnes handicapées.
Les théories du langage dans les études sur le handicap et féministes
Aux Etats-Unis, la seconde vague de féministes a travaillé dur pour attirer l’attention sur et changer la nature sexiste et androcentrée du langage formel mais aussi quotidien. Au début, ce milieu universitaire féministe travaillant sur le langage s’est concentré à faire une investigation des pratiques langagières, essayant de localiser et d'expliquer les différences entre les façons dont les hommes et les femmes utilisent le langage (par exemple, la tendance habituelle des hommes à couper la parole, et la tendance habituelle des femmes à s'excuser), ou une investigation des systèmes de langage, examinant les présupposés sexistes intégrés dans la langue anglaise standard en elle-même (par exemple, l’utilisation d’un langage genré spécifique tel que « homme » et « Hommes » pour représenter l’humanité ou l’étymologie androcentrée de mots tel « inséminer (la traduction française de « seminal » étant « fondateur » mais elle perd alors sa référence au sperme et à la masculinité) » (Gibbon 1999, 2). Dans Langage et sexisme, Sara Mills (2008) écrit que cette première rhétorique féministe du milieu universitaire a travaillé contre un sexisme manifeste, identifiable à travers les utilisations de marques et présupposés linguistiques qui ont historiquement été associé-es avec l’expression d’opinions discriminantes sur les femmes, signalant aux lecteur-ices (et aux auditeur-rices) que les femmes sont inférieures aux hommes. Comme l’explique Mills, « le sexisme manifeste » inclut les discours de haine, les insultes, la neutralité de genre présumée des pronoms et noms masculins (par exemple, pour représenter l'espèce humaine toute entière), la dérogation sémantique (l'utilisation de mots associés aux femmes jugée péjorative), et la référence aux femmes par leurs prénoms, surnoms, ou seulement le nom de leur mari (par exemple, Mme Robert Smith). La réforme du langage de la seconde vague féministe a typiquement confronté ces formes de sexisme manifeste au développement de termes alternatifs (tel que présidence et personne qui préside, plutôt que président ou présidente), en renommant ou en utilisant des néologismes (tel que « her-story » (jeu sur la consonance entre « history » et la féminisation du mot « story »)), en utilisant des mots marqués (comme « cochon » pour se référer au sexisme ou au chauvinisme particulier des hommes), avec une inflexion positive des mots péjoratifs (aussi appelées récupérations), et en faisant « un retour » (pour reprendre la phrase de Hooks) humoristique et intelligent.
En contraste, « le sexisme indirect » inclut le déni de responsabilité de l'orateur-rice qui fait l'énoncé, la médiation de l'énonciation par l'ironie ou l’introduction de déclarations sexistes avec retrait d’imputabilité ou hésitation (Mills 2008, 135). Les formes du sexisme indirect incluent l'humour, les présuppositions stéréotypées, les messages conflictuels, les scriptes et les métaphores, la collocation (des mots qui tendent à être placés ensemble et à absorber les connotations de l'un et l'autre), et l'articulation d'une perspective androcentrée. Comme le pointe Mills, la présence du sexisme indirecte est plus difficile à défier que le sexisme ouvert parce que les mots et les phrases ne peuvent pas être identifié-es comme sexistes de façon inhérente ou sans équivoque, « le sexisme indirect peut », donc, « seulement être contré en rendant apparentes certaines des présuppositions qui sont implicites ou en rendant explicite le sexisme sous-entendu dans les énoncés ». Mills note que le sexisme indirect a été le point de focalisation des universitaires féministes de la troisième vague travaillant sur le langage et la rhétorique qui sont moins concerné-es par les questions de langage et d’étymologie inclusif-ve que par le contexte de l’utilisation et les questions de pouvoir dans les discours, bien que les universitaires féministes de la troisième vague qui produisent ce dernier genre de travail féministe sur le pouvoir et le discours soient clairement redevables du travail de base fait en premier lieu par la réforme du langage de la seconde vague.
Le handicap est devenu aussi une part du langage quotidien, et pas forcément de manière positive. Dans le but de démontrer cet état de fait négatif, les militant-es et les rhétoricien-nes du handicap ont tiré des leçons de la théorie/philosophie féministe du langage développée dans le monde universitaire, utilisant certaines techniques similaires de réforme du langage en réponse au validisme manifeste que les féministes ont employé pour résister au sexisme manifeste, incluant l’'introduction de termes et de phrases alternatif-ves (tel que le remplacement de déficience par handicap et l'utilisation du langage des premier-ères concerné-es), ainsi que la réévaluation de mots péjoratifs (par exemple, la revendication des termes crip et gimp). Bien que Mills (2008), pour l’instant, se soit préoccupée de faire des connexions entre le sexisme manifeste et le racisme, l’homophobie et le validisme manifestes, je me suis concentrée à montrer les connections entre le sexisme indirecte et le validisme indirecte dans les utilisations de langage, en plus des connections manifestes qui peuvent être faites entre ces axes de pouvoir. En effet, en interrogeant les métaphores du handicap et les présupposés au sujet du corps qui les sous-tendent, les théoricien-nes du handicap peuvent défier le validisme indirect de l’écriture féministe exactement comme les féministes de la troisième vague ont défié le sexisme indirect de la culture populaire principale (et alternative), les universités, les médias dominants, et les politiques publiques.
Les rhétoricien-nes du handicap ont fait porter l’attention sur le fait que « quand les états-unien-nes pensent, parlent, et écrivent le handicap, ils/elles considèrent habituellement cela comme une tragédie, une maladie, ou un défaut que « a » un corps individuel,… comme personnel et accidentel, avant et en dehors de la signification sociopolitique » (Wilson et Lewiecki-Wilson 2001,2). En d’autres mots, quand le handicap est utilisé de façons figurative et métaphorique, il est premièrement compris en termes d'incapacité, de perte, de manque, de problème, et d'autres formes de négations (Titchkosky 2007, 8). Bien que, contrairement au genre, le handicap n’est pas centralement impliqué dans le système grammatical basique, l’utilisation du handicap comme une construction métaphorique est néanmoins prévalent et implicite dans notre langage. Ne serait-ce qu’un mot comme « inséminer » (voir les commentaires sur « seminal ») a perdu sa connexion étymologique originale (dans ce cas-là, l’éjaculation masculine) dans nos connotations contemporaines ; tant de mots qui se réfèrent au handicap viennent du discours médical et sont rentrés dans le langage commun et l’argot en perdant leurs connections linguistiques avec le référent original. Dans cette optique, Jay Dolmage (2005), donne en exemples les mots « infirme », « débile », et « déficient-e », auxquels j'ajouterais « idiot-e » (un mot de la catégorie médicale du handicap cognitif), « stupide » (un mot utilisé pour se référer à l'absence de communication orale, comme dans la phrase « sourd et muet »), « boiteux-se », « fou/folle », et « insensé-e ». Quoique la plupart de ces mots de dénigrement ne soient généralement plus reconnus comme reliés, ou associés à des handicaps spécifiques, ils ont néanmoins gardé des connotations insultantes d'incapacité et de manque dues à des conceptions négatives plus répandues du handicap. Cela est donc du validisme indirect. Vidali, May et Ferri, et Dolmage sont parmi les universitaires des études sur le handicap qui ont exploré les métaphores du handicap ; cela étant, la façon dont les métaphores du handicap sont utilisées comme domaine ressources qui confère de la négativité aux choses qui ne sont pas directement associées au handicap en elles-mêmes est due à la rétention de connotations culturelles négatives plus larges du handicap en lui-même. Comme je l’ai indiqué plus haut, le travail de ces universitaires a tendu à s’occuper d’abord des conventions plutôt que d’être créatif, en imaginant des métaphores pour donner un exemple bref, plutôt que de considérer le rôle que ces métaphores jouent dans le contexte plus large de l’argumentation du texte original. En analysant les métaphores créées à partir du handicap de « paralysies émotionnelles » et de « corps muet » dans les textes féministes de Hooks et Modleski, je développe le travail de ces universitaires, modelant un processus de lecture transgressif qui révèle comment l’impact de ces métaphores du handicap s’est étendu sur l’ensemble de l’argumentation des textes. Knowles et Moon (2006) notent que ces métaphores permettent un engagement sans limite qui est moins précis que le langage littéral, ce qui donne aux métaphores leur potentiel intellectuel, émotionnel et créatif. Une lecture transgressive des métaphores du handicap extrait ces potentiels intellectuels, émotionnels, et créatifs en proposant un « engagement à réécrire les histoires du handicap de façon à ce qu'elles résistent à l'illusion que le handicap est une limite sans possibilité » (Titchkosky 2007, 131).
Les métaphores élargies du handicap : deux lectures proches
Dans son quatrième livre sur l’amour, La volonté de changer : les hommes, la masculinité et l’amour, Bell Hooks (2004) tente de révéler les conséquences du patriarcat sur la capacité des hommes à aimer. Dans son premier livre sur l’amour, sur lequel La volonté de changer s’appuie et se construit, Hooks ne définit pas l’amour simplement comme une émotion affective, mais plutôt comme « la volonté de s’élever soi-même dans le but d’accroitre son épanouissement personnel ou de faire accroitre celui d’autrui… L’amour est ce qu’il doit être. L’amour est un acte de volonté à proprement parler qui est à la fois intention et action » (Hooks 2000, 4). Dans cette définition de l’amour, Hooks rejette les notions patriarcales d’amour qui ont été associées avec l’affect pure, la féminité, et même la faiblesse, argumentant que dans sa vraie forme, l’amour n’est pas quelque chose qui nous tombe inconsciemment dessus, mais plutôt quelque chose de mis en acte intentionnellement. Hooks théorise que le patriarcat blesse les hommes de manière qui les empêche de choisir ou de mettre en acte l’amour, tel qu’elle le définit, les reléguant à un état de « mortalité émotionnelle ». À travers son quatrième livre sur l’amour, le handicap (le domaine ressources), diversement rapporté et référencé comme (par exemple) « paralysant » ou « blessant », sert pour communiquer les effets néfastes du patriarcat sur les capacités émotionnelles des hommes (le domaine ciblé). Pour prendre un exemple, Hooks écrit que le patriarcat « est la seule maladie sociale la plus dangereuse agressant le corps et l’esprit des hommes dans notre pays », il « demande aux hommes qu’ils deviennent et restent émotionnellement paralysés ». Dans un autre exemple plus haut dans le livre, elle affirme que « le patriarcat demande à tous les hommes qu’ils s’engagent dans des actes d’automutilations psychiques, qu’ils tuent des parts de leurs propres émotions. Si un individu n’arrive pas à se paralyser émotionnellement lui-même, il peut compter sur le côté patriarcal des hommes pour qu’ils adoptent des rituels de pouvoir qui attaqueront l’estime qu’il a de lui-même » (Hooks 2000, 6). Ce sont des métaphores sur le handicap « créatives » puisqu’elles ont été récemment créées par Hooks.
Comme je l’ai montré ci-dessus, ce type de métaphores ne peut pas être échangé ou relu sans perdre le contenu sur lequel elles s’appuient, à savoir que le handicap est mauvais. Je maintiens que dans la mesure où Hooks utilise le handicap de cette façon, elle ostracise ses lecteur-rices handicapé-es et leurs allié-es, et contredit aussi son appel ultérieur à un féminisme inclusif, intersectionnel, qui éradiquerait « l'idéologie de la domination qui infiltre la culture occidentale » (Hooks 1984, 24). Comme je l’ai pointé, les utilisations métaphoriques du handicap qui comprennent d’abord le handicap comme négatif sont oppressives et contribuent à perpétuer la domination et la marginalisation des personnes handicapées. Bien que le mot cripple (handicapé-e) (souvent raccourci à crip) ait été revendiqué par les communautés défendant les droits des personnes handicapées, Hooks ne redéploye pas ce terme dans le but de redonner du pouvoir aux personnes handicapées. Au contraire, elle suppose que les handicapé-es sont cassé-es, blessé-es, (auto-)mutilé-es, en mauvaise santé, et même proches de la mort, d’autant que tous ces sens sont interchangeables. Hooks n’emploie pas ces mots subtilement ou contextuellement pour faire des nuances et des différences entre eux, mais plutôt uniquement pour leur connotation négative. Cela étant, elle ne prête pas attention à noter que des mots comme « blessé-e » et « en mauvaise santé » impliquent un état potentiellement temporaire, tandis que des mots comme « mutilé-e » ou « cassé-e » impliquent la permanence. De plus, des termes comme « cassé-e » ou « bessé-e » impliquent l’action d’un (autre) agent qui casse ou blesse, à savoir un agent qui n’est pas nécessairement identique à l’individu cassé-e ou blessé-e. En contraste, le terme « automutilation » implique clairement les hommes eux-mêmes comme la cause de leur état actuel et le terme « en mauvaise santé » suggère que la cause de l’inadéquation des hommes à ce sujet peut être due soit à des défauts personnels (internes) soit à des causes externes. Que Hooks utilise ces mots de façon hasardeuse et interchangeable résulte d’un manque de clarté au sujet de qui, ou de quoi, « paralyse » les émotions des hommes. Est-ce l’automutilation ou les blessures du patriarcat ? Est-ce un état permanent ou auquel on peut remédier ? L’ambiguïté entre interne/externe, transitoire/permanent dans les textes de Hooks met en relief l’injonction socioculturelle à soigner, dépasser le handicap, et à devenir le/la plus valide possible ; un trope familier dans les représentations du handicap (voir, par exemple, Titchkosky 2007, 175).
Ce qui est intéressant dans les métaphores de Hooks, c’est que ce n’est pas les institutions et les professionnel-les du médical qui fourniraient de tels soins ; au contraire, le féminisme se pose comme le grand savant et soignant, le remède aux blessures émotionnelles infligées par le patriarcat. Elle écrit : « Un futur féministe pour les hommes peut être capable de transformation et de soins » (Hooks 2004, 142). Le futur féministe, cependant, n’est ni direct ni automatique. Il y a une moralisation claire autour du choix présumé d’être engagé à se soigner, comme une évidence visible dans le titre : La volonté de changer. Il semble que le féminisme peut être choisi et utilisé de façon appropriée à la fois par les hommes et les femmes dans le but de favoriser la guérison des hommes. Hooks écrit, « nous ne pouvons pas soigner ce que nous ne pouvons pas ressentir, en supportant la culture patriarcale qui socialise les hommes en les faisant renier leurs sentiments, nous les condamnons à vivre dans des états de torpeur émotionnelle », mais elle conclue finalement que « les hommes doivent donner l’exemple en osant se soigner, en osant faire un travail de rétablissement émotionnel ». En prenant la métaphore à son premier niveau, on pourrait donc conclure que le handicap est à la fois un état préjudiciable anti-relationnel, négatif ainsi qu'une blessure qui doit être soignée par des institutions sociales appropriées et que, en parfaite contradiction, le handicap est un état de blessure auquel doivent résister les individus eux/elles-mêmes grâce à leur pure volonté. Dans le texte de Hooks, les treize utilisations du mot « soigner » et les treize références additionnées à « la santé émotionnelle des hommes » et à « être en bonne santé » soulignent cette ultime poussée à se soigner à tous prix.
Une autre lecture de la métaphore de Hooks est possible. À savoir qu’on peut interpréter la métaphore des « paralysies émotionnelles » de façon plus créative en résistant aux connotations négatives stéréotypées vers lesquelles Hooks dirige le/la lecteur-rice. Si nous ne supposons pas que « être handicapé-e » veut dire être cassé-e, engourdi-e, et incapable d’agir, mais plutôt que la diminution de mobilité offre différentes façons de se mouvoir dans le monde, nous pouvons donc interpréter la métaphore de Hooks comme incorporant une autre contradiction dans son argumentation. Si le patriarcat « blesse » ou « paralyse » les hommes émotionnellement, c'est peut-être que « la capacité à ressentir des émotions » a besoin de s'adapter à leur conception du « mouvement » émotionnel de valide. Peut-être que les hommes ressentent en effet l’amour et le mettent en acte de façons que nous, dans notre culture, ne reconnaissons pas et que donc, le féminisme a besoin de créer des accès à l'amour en changeant l'environnement social et matériel, en créant des passerelles pour aider les hommes à ressentir et à mettre en acte l'amour. En comprenant que cette diminution de mobilité n’est pas monolithique ou une expérience singulière, on peut lire de nouvelles possibilités dans le texte de Hooks, mais une telle compréhension du handicap présente des problèmes pour cet argument féministe en particulier. À partir d’une perspective des études sur le handicap, ce n’est pas le devoir ou la responsabilité des personnes handicapées de changer, mais plutôt la responsabilité autant des personnes non handicapées que des personnes handicapées d’adapter l’environnement physique et social de façons à inclure les besoins des personnes handicapées. Les perspectives des études sur le handicap concernent la façon dont les environnements, les pratiques, les discours, et les contextes sociaux peuvent être adapté-es pour inclure une variété de corps et d'esprits ; elles ne s'intéressent pas, d'abord, à la « source », l'origine, ou l'étiologie du handicap ou de l'invalidité. Cette redirection de la responsabilité compromet l'argument de Hooks que le patriarcat a des conséquences négatives sur les hommes (ce qu'il a), et que la solution au problème est le féminisme (ce qu'il peut être), parce que la source du problème, à savoir le patriarcat, ne serait plus la considération centrale. La métaphore de « paralysies émotionnelles » cesse d’être effective quand elle est approchée par la perspective des études sur le handicap parce que cette nouvelle compréhension de la métaphore change la focalisation en la mettant loin de l'idée de « soigner » les personnes handicapées (dans ce contexte, les hommes impactés par le patriarcat), et par conséquent loin de l'idée de résister et de changer le patriarcat mais plutôt vers son ajustement, son acceptation et l'adaptation à ses conséquences. Clairement, ce changement de sens n’est pas ce qu’un texte féministe serait censé argumenter. Donc, pour être d’accord avec Hooks, nous devons soit nous soumettre à l’idée que le handicap est synonyme de blessures, soit s’opposer à cette mise en relation, comme je le fais maintenant, et en conséquence changer la focalisation sur le patriarcat comme un système d’oppressions dommageable. Ces alternatives présentent une situation où aucune victoire n’est possible dans laquelle les deux lectures de la métaphore du handicap sont insatisfaisantes, à savoir que l’une est insatisfaisante d’un point de vue des études sur le handicap et l’autre est insatisfaisante d’un point de vue féministe. La métaphore de Hooks peut supporter de façon satisfaisante son argument seulement si elle est construite de manière validiste. À savoir que, pour faire sens, l’utilisation courante de Hooks de la métaphore dépend de la construction du handicap comme un état d’être irrémédiablement négatif. Les universitaires féministes doivent trouver une façon de discuter les effets blessants du patriarcat à la fois sur les hommes et sur les femmes sans simplement assimiler de tels effets au handicap.
La conceptualisation du féminisme comme guérisseur apparaît aussi dans Le féminisme sans les femmes de Modleski. Le troisième chapitre du livre est intitulé « Quelques fonctions de la critique féministe ; ou le scandale du corps muet », un titre qui joue sur celui de Shoshana Felman, Le scandale du corps parlant (2003), avec lequel Modleski est en désaccord et qu’elle critique (Modleski 1991, 48-49). Comme l’explique Modleski, ce chapitre se centre sur la question de ce que « les féministes espèrent accomplir en examinant les textes populaires, ou, d’ailleurs, n’importe quel texte ». Dans ce chapitre, Modleski critique ce qu’elle référence comme une « paralysie politique » (une métaphore validiste) des critiques culturelles ethnographiques et leur tendance à ne pas tenir compte de leurs interlocutrices féminines, éradiquant les femmes du travail de publication. Elle utilise la métaphore créative du « corps muet » (en contraste au « corps parlant » de Felman) dans le but d'expliquer la position marginale que les femmes occupent souvent dans la critique culturelle. Bien que le mot « muet » n’apparaisse en fait que trois fois dans le chapitre, la métaphore elle-même est néanmoins omniprésente, pas seulement dans le sens où Modleski invoque de manière répétée les termes « silence » et « silencieux », mais aussi dans le « méta-texte » du chapitre, puisqu’une partie du titre, « Le scandale du corps muet », apparaît comme en-tête sur chaque page impaire tout au long du chapitre. En effet, l'utilisation du « silence » comme métaphore à la marginalisation et l'oppression est récurrente dans le féminisme et autres mouvements politiques basés sur l'identité, tel que dans le slogan d’Act Up : Silence = mort. Nous devons donc considérer comment le « silence » est déployé comme métaphore, malgré le fait que le silence en lui-même n'est pas un handicap. Dans le cas du texte de Modleski, la façon particulière par laquelle, à la fois le « silence » et le « mutisme » sont utilisés comme supports, révèle les suppositions validistes potentielles qui s’appuient sur ce qui est ou n'est pas considéré comme politiquement possible sans le langage oral. Cette extension de la métaphore s’appuie sur des connotations négatives du handicap dans lesquelles un « corps muet » est associé à la restriction, l'incapacité, et au silence total privant de toute communication. Dans les termes de cette métaphore, le « mutisme » ou le handicap qui rend muet-te est le domaine ressources, tandis que l’exclusion et l’effacement de la « voix » des femmes dans le patriarcat (une métonymie pour la pensée des femmes, leurs opinions, leurs écrits, leurs discours, etc) est le domaine visé. En d'autres mots, le mutisme (l'expérience incarnée par les personnes que ne s'expriment pas verbalement) est indésirable de façon inhérente et oppressive, et les femmes féministes qui oralisent, entendent, et savent lire et écrire sont appelées à lui résister en parlant et écrivant publiquement au nom de toutes les femmes. Puisque « muet-te » est seulement utilisé occasionnellement dans le texte de Modleski et « silence » n’est pas si souvent utilisé, il semble que, comme chez Hooks, il y est un glissement de sens. À savoir que, Modleski présente le « mutisme » et le « silence » comme interchangeables, au mépris des différences dénotatives et connotatives entre ces termes. Comme les utilisations interchangeables de Hooks de « blessé », « mutilé », et « paralysé », l’utilisation métaphorique de Modleski de « muet » et « silence » est simpliste, faisant allusion à une expérience monolithique des handicaps rendant sourd-e et/ou muet-te qui recouvre la diversité radicale qu’il y a parmi les sourd-es, celles et ceux devenu-es sourd-es, les mal-entendant-es, et autres personnes handicapées.
Pour résumer, Modleski, comme Hooks, présente le féminisme comme le potentiel sauveur des femmes de leur supposé « mutisme ». Elle demande : « Est-ce qu’une critique féministe féminine serait capable de donner une voix authentique aux femmes réduites traditionnellement au silence par la culture patriarcale et parfois même par les dissidents les plus sévères de cette culture ? » (Modleski 1991, 41).Modleski conclue que la critique féministe devrait performer un dialogue qui valorise et promeut la voix des femmes, affirmant que « l’écriture critique féministe s’engage à écrire, une écriture engagée pour le futur des femmes ». À noter que le féminisme est encore positionné comme ce qui empêcherait ou guérirait le handicap métaphorique. Dans l’argumentation de Modleski, la position extérieure des femmes au discours et le refus de les autoriser à parler publiquement performent la violence rhétorique du patriarcat, qui est « le scandale historique réel auquel le féminisme » devrait s’adresser en lui-même. Modleski utilise une représentation fictionnelle du personnage de Judith Shakespeare, de Virginia Woolf, comme un exemple d’écriture féministe qui met en acte la résistance à la violence patriarcale en donnant « un nom, un désir, et une histoire à l’une de ces femmes muettes qui vécut et mourut dans l’obscurité ». Comme le statue Modleski avec audace : « Cela voudrait dire que, à chaque fois qu’une critique féministe parle et écrit en tant que femme dans un monde qui a toujours comploté en silence et renié les femmes, elle fait naître un nouvel ordre et met en acte le scandale du corps parlant d’une façon plus profonde que les gens autorisés à parler en vertu de leur « genre ». Elle explique que les critiques féministes féminines qui deviennent des corps parlants performent une prise de pouvoir et résistent à un état actuel des choses dans lequel « les femmes muettes restent souvent muettes » et ne peuvent pas « parler librement à, et de, l'une et l'autre ».
Même si nous prenons la métaphore de Modleski dans ses propres termes, le choix du terme « muet » est étrange parce qu’il efface le patriarcat comme système d’exercice du pouvoir dans la mesure où « muet » implique un état d’être permanent dans lequel on ne peut pas parler, non pas simplement un état où la communication est contrôlée ou restreinte par autrui. Pour lire la métaphore de Modleski contre le fondement idéologique, on a simplement besoin de déplacer la focalisation de l’écriture et du discours public-ques spécifiquement vers une communication plus large. Exactement comme la métaphore de Hooks dévalue potentiellement ou néglige les formes alternatives possibles des hommes à mettre en acte l’amour, le concept de Modelski du « corps muet », combiné à son insistance sur le fait que les critiques féministes devraient parler et écrire publiquement dans le but de résister aux restrictions patriarcales, ignore les autres formes non-standards et marginalisées de communication. Telle une universitaire sur le handicap féministe, je dois demander (de façon rhétorique) : Est-ce que les discours publics et les écrits publiés sont les seules manières par lesquelles on peut communiquer librement et avec puissance ? Je prétends en fait que les formes non-verbales de communication, comme la langue des signes ou l’écriture par notes, sont loin d’être sans pouvoir et que d’autres formes de communication, par un ordinateur, un synthétiseur vocal, ou un-e interprète, ont aussi le potentiel de faire prendre le pouvoir aux communicantes femmes. Une approche des études sur le handicap de l’argumentation de Modleski évaluerait le « contenu » de la communication plutôt que la « forme » dans laquelle elle est transmise.
De plus, l’insistance de Modelski sur la nature publique de la communication exclue les possibilités que la communication interpersonnelle, privée puisse être un mode pour trouver la liberté et effectuer des changements. Si nous acceptons les présupposés de la métaphore, nous manquons les autres formes d’actes communicationnels libres et puissants qui n’apparaissent pas dans une forme publique et performative attendue. En fait, la métaphore et ses présupposés semblent contredire les arguments féministes au sujet de la nature politique du domaine privé en définissant l’expression critique féministe effective comme du discours et de l’écriture exclusivement public-ques. À savoir que, étant donné que la sphère publique a historiquement été associée aux hommes, tandis que la sphère privée a été associée aux femmes ; cela semble contre-productif pour une féministe de ne valider que le discours public. Je prétends qu’en prenant une approche informée par les études sur le handicap de ces états de faits, nous pouvons identifier et dégager de nombreux modes de communications publiques et privées, le silence et la non-communication en faisant partie, comme différents actes de libération, de conscience de soi, et de façons de subvertir ou de prendre le pouvoir. Le « corps muet » de Modleski ne nous laisse pas la place pour ces possibilités et limite donc ses conclusions. En résumé, tandis que la métaphore de « muet » peut avoir une sorte d’impact ou de force en tant que langage figuratif, c’est clair qu’elle porte en elle des implications problématiques quand nous lisons d’un point de vue des études sur le handicap.
Quand nous examinons de plus près l’étendue des métaphores du handicap, nous pouvons nous demander : Qu'est-ce qui est gagné et qu'est ce qui est perdu quand les féministes utilisent cette métaphore ? En d’autres mots, nous pouvons nous demander : Comment est-ce que l’utilisation des métaphores de « paralysies émotionnelles » (Hooks) et de « corps muet » (Modleski) bénéficie au mouvement féministe et comment de telles utilisations métaphoriques compromettent ces mouvements ? Dans les deux utilisations faites de ces métaphores, le « gain », qui semble être leur affront et leur mémorabilité rhétoriques, est obtenu par la dépréciation de différents groupes de personnes handicapées. Dans le cas de Hooks, la « perte » est celle d'un argument féministe d'inclusion et d'une potentielle coalition avec les personnes handicapées, particulièrement avec les féministes handicapées. Dans le cas de Modelski, ce qui est « perdu » est la reconnaissance et la valeur des modes de communication non-publics comme effectifs et puissants. Quand on choisit des métaphores, surtout des métaphores étendues sur lesquelles s’appuie toute notre argumentation, les universitaires féministes doivent décider si ce qui est gagné rhétoriquement et linguistiquement à travers la métaphore vaut plus que ce qui peut être finalement perdu argumentativement et politiquement.
Vers une philosophie féministe du langage
Les féministes peuvent-elles penser, parler, et écrire au sujet des dommages causés par le patriarcat sans s’appuyer sur des notions stéréotypées et validistes du handicap ? Faire cela n’est pas simplement une question de propriété ou de discrétion personnelle. Au contraire, les métaphores validistes du handicap limitent la portée, et contredisent les buts, des arguments féministes dans lesquels elles sont utilisées parce que ces métaphores ne sont ni innocentes ni de valeur neutre, mais plutôt simplistes, homogénéisantes, et implicitement politiques par nature. Exactement comme les universitaires féministes ont évité la notion universelle de « femme » et ont mis au défi les métaphores masculinistes du corps féminin, cela devrait maintenant s’adresser aux utilisations du langage figuratif sur le handicap. Comme je l’ai suggéré, quand les féministes emploient négativement le handicap comme une métaphore, elles instituent une opposition entre féminisme et personnes handicapées. Comme May et Ferri le disent, « en assimilant le handicap au stigmate ou à la paralysie beaucoup de féministes construisent aussi le handicap en opposition au sujet féministe ». Cette utilisation du handicap dans des textes féministes, pour représenter le stigmate, ou, dans le cas des deux métaphores, analysée à travers la restriction ou la blessure, peut aliéner les lecteur-rices handicapé-es de ces textes et donc, empêcher des actions croisées effectives entre groupes et leurs allié-es. Bien que l’utilisation des métaphores du handicap ne soit clairement pas exclusive aux féministes, une telle utilisation est néanmoins une habitude problématique et historiquement constante dans les contextes féministes. Sharon Lamp (2006, 2) écrit :
En réaction aux caractérisations calomnieuses d’être faible ou « inférieure », les féministes ont détourné de tels portraits en les distanciant de ces catégories, et en déniant les associations entre genre féminin et handicap. Utilisant une ligne de pensées validiste toujours d’actualité aujourd’hui, les femmes du 19ème siècle étaient d’accord qu’il y avait une catégorie inhérente, irrémédiable de personnes déficientes dépendantes qui devait être sujet au contrôle social, mais elles argumentaient contre le fait que les femmes soient incluses dans cette classe de personnes déficientes simplement en vertu de leur sexe. Le mouvement des féministes consistant à se séparer du groupe dévalué de déficient-es sans mettre à l'épreuve le système de valeurs hiérarchique qui le produit sert à faire du handicap une marque négative centrale dans le féminisme.
Ces exemples historiques notables de féministes se « distanciant » du handicap incluent Charlotte Perkins Gilman et Margaret Sanger, deux de ces femmes qui utilisèrent la rhétorique du handicap et ses métaphores dans le contexte du très populaire mouvement eugéniste de la fin du 19ème et du début du 20ème siècle dans le but de promouvoir le droit des femmes. À savoir que, les deux femmes ont utilisé la rhétorique eugéniste « positive » et la rhétorique au sujet du rôle reproducteur des femmes pour encourager une meilleure éducation et un meilleur traitement des femmes blanches, de la classe moyenne, valides qui devaient donner naissance à la nouvelle génération d’enfants sains selon une visée eugéniste, plutôt que des enfants « faibles » ou « simples d’esprits ». Cette sorte de rhétorique validiste dans les organisations et les mouvements politiques féministes a historiquement mis à distance du handicap les féministes (non handicapées), rendant les alliances entre féministes handicapées et féministes non handicapées dures à établir. Bien que cette histoire ne justifie pas ou n’excuse pas l’utilisation de métaphores validistes sur le handicap aujourd’hui, elle donne un contexte dans lequel situer la position habituelle des femmes féministes « contre » le handicap et la conceptualisation du pouvoir du patriarcat comme handicapant. La question à soulever maintenant est comment résister à cet usage historique sans perdre les objectifs importants du travail féministe antérieur.
Qu’est-ce que la leçon de cette discussion signifie pour les féministes du présent (et du futur) qui veulent s’aligner sur les universitaires et les militant-es pour les droits des personnes handicapées et résister à l’utilisation de représentations négatives et monolithiques du handicap ? Est-ce que l’argumentation de mon article entraîne que nous ne devrions jamais utiliser le handicap métaphoriquement ? Pas exactement. Plutôt que, le problème est l'utilisation du handicap comme un domaine ressources négatif pour représenter l'incapacité, la perte, et le manque de façon simpliste et non critique. Comme je l’ai montré, cette utilisation du handicap comme métaphore crée des problèmes pour comprendre les incarnations vécues et limite de façon ultime ou contredit les arguments féministes qui sont proférés. Malgré les problèmes dans la plupart des utilisations passées et présentes des métaphores du handicap, j’encourage néanmoins la créativité, la nuance et l’expérimentation dans l’écriture féministe parce que des utilisations innovantes, politiquement responsables peuvent faire penser les gens plus profondément et alternativement les incarnations que les métaphores conventionnelles ne nous y autorisent actuellement. Par exemple, Vidali suggère que nous changions les expériences sensorielles que nous utilisons habituellement dans les métaphores en demandant (par exemple) « aux étudiant-es de trouver les '’parfums’' des concepts des cours précédents » plutôt que leur demander s'ils/elles peuvent « voir » les connexions. Elle écrit que cette sorte d'engagement « créatif avec les métaphores du handicap peut rendre plus compliqué, ou '’dénaturaliser’', les idées concernant les façons dont les métaphores et les corps interagissent ». Par ailleurs, Moya Bailey (2011, 142), dans « Les plus malades : le handicap comme métaphore dans la musique Hip-hop » (The Illest': Disability as Metaphor in Hip Hop Music), écrit que dans « les espaces liminales du hip-hop, la réappropriation du langage validiste peut dessiner une nouvelle façon d’utiliser les mots qui viennent de connotations désobligeantes généralement admises ». C’est en effet possible et même désirable d’utiliser le handicap métaphoriquement de façon à ce qu'il autonomise et qu'il fasse prendre conscience de la complexité des corps et des esprits handicapés. Pour cela, les universitaires féministes pourraient prendre exemple sur des écrivaines handicapées créatives telle qu'Elie Clare qui décrit les tremblements comme une expérience corporelle qui empêche de jouer du piano, provoque des regards fixes et des ralliements, mais fait aussi qu'un-e amant-e prenne davantage de plaisir et prie pour en avoir plus. Nous pouvons nous demander comment est-ce qu’une métaphore créative du tremblement peut mettre en lumière la multiplicité de cette expérience ?
Essayer d’utiliser la métaphore de façon créative ne dégage personne de sa responsabilité. Le corpus grandissant de travaux sur le handicap et la rhétorique sera clairement utile aux féministes (non handicapées comme handicapées) qui veulent utiliser les métaphores de manière plus responsable dans leur travail. Comme le pointe Titchkosky, cependant, « les textes n’ont jamais juste raison ou tort dans la mesure où ils ‘’créent’’ aussi le vrai ou le faux, les textes sont toujours une action sociale orientée, produisant un sens » qui implique à la fois l'écrivain-e et le/la lecteur-rice. Nous ne pouvons jamais pleinement prévoir la façon par laquelle nos métaphores seront lues ou utilisées une fois que nos mots seront dans le monde. Bien que je n’ai jamais contacté Hooks pour lui demander des explications sur son utilisation de « paralysies émotionnelles » (comme tant de gens voulaient le faire à ma conférence), ni que je n’ai pas indiqué au pilote qu’il avait mal compris l’utilisation du mot « sourd » faite par ma voisine, mon expérience de ces deux évènements et mes recherches suivantes sur le sujet du handicap comme métaphore ont rendu clair pour moi qu’une meilleure incorporation des questions sur le handicap dans le travail féministe n’est pas seulement une question d’utilisation d’un langage plus inclusif, politiquement correct ; mais plutôt que nous devons avoir la volonté de nous engager dans des dialogues difficiles, reconnaître l'illimité intrinsèque de notre langage métaphorique et communiquer avec les autres au-delà des différences, de n'importes quelles façons et peu importe les modes que nous utilisons pour cela.
Je prétends donc qu’une philosophie féministe du langage, à savoir le langage compris dans n’importe quel format ou mode de communication, pas seulement juste une écriture savante, doit incorporer des idées provenant des études sur le handicap et être fondée sur les concepts généraux suivants. À noter que cette philosophie féministe du langage est un processus, non un produit, « un art, non une science » (Hall 2012, 31). Premièrement, ne pas blesser. Ne pas utiliser un langage qui aligne des concepts ou des connotations négatif-ves sur un autre groupe marginalisé, même si ce langue est celui qui semble le plus puissant, évocateur, et effectif. Beaucoup d’entre nous ont enseigné à nos étudiant-es et à nos paires de considérer les sens qui sont incorporés dans des phrases telle que « lancer comme une fille » et « agir comme une fiotte ». Nous avons probablement rejeté l’utilisation du terme « gay » pour se référer à quelque chose de stupide et été découragé-es d’utiliser le terme de « retardé-e » pour insulter ; certain-es d’entre nous s’accrochent toujours aux termes « aveugle, sourd-e, idiot-e » pour insulter, invalider, rabaisser. Par conséquent, deuxièmement : être responsable. Le langage n'est jamais neutre. Nous faisons des choix par rapport aux mots que nous utilisons et nous avons une responsabilité à comprendre à la fois la dénotation et la connotation des mots que nous choisissons. Nous devons interroger les métaphores et les autres formes de langage de la même façon rigoureuse et la même ampleur que nous investiguerions et comprendrions n’importe quelle théorie ou quel concept avant de l’utiliser dans notre travail. Les métaphores ont des contenus et des effets politiques ; elles ne sont pas simplement une livraison stylistique créative du « réel » sens d’une phrase ou d’un argument donné-e. Au contraire, le contenu et le style de ce qui est livré de ces pratiques rhétoriques sont inséparables : ils s’informent et s’infléchissent l’un l’autre. Troisièmement et pour finir : être responsable et ouvert-e à la critique. Malgré nos meilleures intentions féministes, nous ne pouvons pas toujours avoir raison. Néanmoins, nous devons avoir la volonté de laisser tomber les mots ou les concepts qui blessent les autres et développer de nouveaux mots, de nouvelles métaphores, et de nouvelles idées qui servent mieux et vont plus loin que nos objectifs féministes. Cette philosophie féministe du langage nous autorise à mettre en acte des politiques affectives qui englobent l’utilité linguistique de la métaphore, mais reste intellectuellement rigoureuse et engagée dans la mission de justice sociale du mouvement féministe.
J’ai commencé d’abord à penser ma critique du handicap et du langage, particulièrement les métaphores, après deux expériences qui me sont arrivées à l’été 2010, l’une durant la conférence de la Société des études sur le handicap (SDS) de 2010 et l’autre immédiatement après. Dans une session de panel de la conférence de la SDS de cette année, j’avais présenté un papier sur la théorie de l’amour de Bell Hooks et comment elle peut être appliquée aux personnes handicapées. Une petite partie de mon papier établissait que Bell Hooks n’avait clairement pas pensé ses théories à l’attention des personnes handicapées, focalisant uniquement ces théories sur les questions de genre et de race. Dans ce papier, j’avais noté avec désinvolture que l’analyse critique du handicap ne semblait pas du tout être dans la conscience politique de Hooks depuis qu’elle avait fait référence, dans son livre sur les hommes et l’amour, aux « paralysies émotionnelles » des hommes. Durant la période de questions-réponses qui a suivi la session, j’ai été surprise que la majorité des questions venant du public me soit directement adressée au sujet de l’utilisation de Hooks du terme « paralysie ». Les universitaires sur le handicap et les militant-es présent-es dans la pièce m’ont demandée : « Avez-vous l’intention de poursuivre votre étude sur sa rhétorique du handicap dans des travaux futurs ? » « Comment une féministe noire connue pour ses positions intersectionnelles et radicales peut utiliser un langage aussi ouvertement validiste ? » Je n’ai pas vraiment de réponses. Deux jours plus tard, je reprenais l’avion pour rentrer chez moi.
Assise à côté de moi dans le petit avion, une femme, avec ses deux fils assis dans la rangée en face de nous, allait rendre visite à des connaissances. Quand je lui ai expliqué que j’étais à Philadelphie pour une conférence des études sur le handicap, elle me dit que son plus jeune fils, celui avec le crâne rasé, assis sur le siège à côté de la fenêtre, jouant frénétiquement aux jeux vidéo, était sourd. Cette remarque nous fit entrer dans une brève discussion au sujet du rôle des allié-es non handicapé-es dans la communauté handicapée, puis nous reprîmes nos lectures respectives tandis que l’avion prenait son envol. Quand l’avion atterrit, les fils de la femme bondirent de leur siège et se dirigèrent vers l’allée, sans lui laisser le temps de les retenir. Elle et moi étions derrière quelques personnes après eux, debout dans le couloir de désembarquement où on ne peut à peine bouger. Juste avant que nous atteignons la porte, le pilote sortit de sa cabine pour aider des agents de bord à décharger un fauteuil roulant pour un homme du début de la file. Le fils sourd de ma camarade de vol, les yeux toujours baissés sur son jeu vidéo portatif, continuait à aller de l’avant, suivant son frère aîné. « Attends une minute garçon », lui ordonna le pilote. Le garçon continua à marcher, passant devant le pilote, sans lever les yeux de l’écran de son jeu vidéo. « Désolée, il est sourd », dit ma camarade de vol en criant par-dessus les épaules des gens qui étaient devant nous. Le pilote regarda vers elle en rigolant : « C’est pas grave, le mien l’est aussi. Ces jeux vidéo affectent leur audition ».
Les deux interactions que je décris ci-dessus offrent des leçons importantes au sujet des relations entre langage et validisme. En fait, ces interactions m’ont sérieusement motivée à réfléchir sur les façons dont notre habilité à reconnaître diverses incarnations est limitée par le langage figuratif qui nous éloigne conceptuellement de la réalité du handicap. J’ai commencé à questionner, en particulier, la fonction et l’impact des métaphores sur le handicap et le rôle que de telles figures de langage jouent dans le milieu universitaire féministe. Dans cet article, je considère comment le handicap est utilisé comme métaphore dans deux textes féministes : La volonté de changer : les hommes, la masculinité et l’amour de Bell Hooks (2004) et Le féminisme sans les femmes : la culture et la critique dans l’âge « post-féministe » de Tania Modleski (1991). En commençant avec une large compréhension du féminisme comme mouvement qui a mis fin à l’oppression de sexe et de genre dans la vie de tout-e à chacun-e, un mouvement aligné avec les mouvements anti-raciste, anti-homophobie, anti-classiste, et (le plus important ici) anti-validiste, je fais des connexions entre les rhétoriques sexistes et validistes dans le but d’exposer les répercussions politiques et intellectuelles de cette utilisation du handicap comme métaphore dans ces textes féministes en particulier et dans la théorie féministe plus généralement. J’argumente, par exemple, que quand les féministes utilisent les métaphores du handicap pour représenter les effets négatifs du patriarcat, elles conceptualisent et positionnent théoriquement le féminisme en opposition au handicap. Elles impliquent de plus que le féminisme à deux buts : en finir avec le patriarcat et éradiquer le handicap. J’insiste plus loin sur le fait que cette stratégie théorique et conceptuelle va à l’encontre des objectifs des politiques féministes intersectionnelles contemporaines, du militantisme et du monde universitaire.
Dans la mesure où je fais ces connections, il semble que je dois entrer dans une discussion plus large au sujet de ce qui est défini d’un ton moqueur comme « politiquement correcte ». De telles discussions tendent à dégénérer en accusation de censure et en batailles sur ce qui est, ou n’est pas, offensant, et qui a, ou n’a pas, le « droit » d’être offensant en premier. Dans certains contextes philosophiques féministes dominants, ces discussions tendent à tourner autour de l’utilisation de la métaphore oculaire pour représenter le manque de connaissances et d’informations (comme dans « un examen à l’aveugle »). Bien que cet article parlera de l’utilisation métaphorique négative du handicap, mon but n’est pas de dire que certains mots et certaines phrases sont offensant-es de façon inhérente, ni d’affirmer que les universitaires engagé-es dans les politiques féministes devraient agir comme des arbitres ou des censeur-ses de chaque autre pratique linguistique. Au lieu de cela, mon but est de montrer l’impact que de telles utilisations de langage ont sur les universitaires féministes et sur les politiques féministes d’un point de vue structurel, au sens d’opposé à individuel. En résumé, je prétends que les universitaires féministes devraient reconnaître que ces utilisations métaphoriques négatives du handicap ont des impacts variables, des limites et contredisent les objectifs de leurs arguments. De plus, elles compromettent leurs buts politiques professés, sans tenir compte si quelqu’un-e dans le groupe des personnes désignées comme handicapées est offensé-e ou non par une de ces métaphores sur le handicap utilisées. Pour avancer mes arguments, j’attire l’attention sur la métaphore que des universitaires sur le handicap Vivian M. May et Beth A. Ferri ont fait.
Dans « La fixation sur les capacités : questionner les métaphores validistes dans les théories féministes de résistance », May et Ferry identifient de nombreux exemples de métaphores communes sur le handicap chez les universitaires féministes dans lesquelles le handicap est assimilé à « un stigmate ou quelque chose qui freine » au lieu d'être reconnu comme « le résultat d'une construction dominante ». Comme l'explique May et Ferry, les féministes ont souvent utilisé les métaphores de la folie, du boitement, de l'immobilité, de la cécité, de la surdité, et d'autres handicaps de façons variées et pour des buts divers. Les féministes ont typiquement positionné le handicap comme opposé au savoir, ou comme un effet négatif du pouvoir et des privilèges liés au genre. En réponse à ces pratiques rhétoriques féministes, May et Ferri appellent les féministes à nuancer leur utilisation rhétorique et métaphorique du handicap, plutôt que de simplement faire la police du langage ou de le nettoyer uniquement par des restrictions : pour utiliser « à la fois/et une simultanéité, un redéploiement ironique, et une position espiègle via le langage qui ne nous autorise pas seulement à utiliser les termes avec ambiguïté, mais à nous épanouir en nous engageant simultanément dans des structures multiples de la différence et des identités ».
Mon objectif dans cet article n’est pas de suggérer que le langage en général et la métaphore en particulier ont un caractère intemporel et universel, ni de juger ce qui devrait être considéré comme une pratique linguistique inappropriée. Comme May et Ferri, cependant, je maintiens que l'utilisation des métaphores sur le handicap promeut une idéologie du handicap comme une forme négative de l'incarnation ; ces métaphores positionnant typiquement le handicap comme invariablement mauvais, indésirable, pitoyable, douloureux, etc. Elles sont donc validistes puisqu'elles promeuvent des attitudes discriminantes envers les personnes handicapées. May et Ferri listent un nombre d’exemples séparés et non connectés de métaphores et d’analogies sur le handicap dans le travail féministe afin de démontrer qu’il y a un modèle dans la façon dont ces féministes ont utilisé ces dispositifs rhétoriques. Je m’étends sur leur théorie féministe du handicap novatrice en examinant deux exemples de l’utilisation métaphorique du handicap mobilisés d’une façon différente de celle des métaphores que May et Ferri investissent : à savoir, l'utilisation répétée de Hooks dans son texte mentionné ci-dessus des termes « paralysies émotionnelles », ainsi que l'utilisation répétée dans le texte de Modleski du concept de corps muet. J’examine leur utilisation répétée de ces métaphores dans leurs textes en considérant le rôle que les métaphores ont dans l’ensemble de leurs arguments de leur texte respectif ; cela étant, j’analyse ces textes typiques et temporellement distincts à la lumière de leur utilisation systématique (plutôt qu’occasionnelle et non systématique) de métaphores étendues sur le handicap. Donc, bien que je m’appuie sur la vision développée dans le travail de May et Ferri sur les instances séparées et discrètes du handicap comme métaphore dans la théorie féministe, je m’en éloigne aussi. Je montre que l'utilisation (validiste) étendue du handicap comme métaphore dans les textes respectifs de Hooks et Modelsky limite, et même contredit, les arguments féministes que ces auteures féministes prétendent avancer dans ces textes (et ailleurs).
Mon argumentation procède comme suit : je commence par une discussion générale au sujet de la métaphore, surlignant les théories et les termes que j’utiliserai pour mon analyse dans le reste de l’article, incluant des universitaires féministes sur la rhétorique, faisant particulièrement référence au travail de Sarah Mills sur le sexisme dans le langage. J’appuie ensuite cette discussion sur la théorie cognitive de la métaphore, la rhétorique féministe, et la rhétorique du handicap dans le but de revendiquer des implications et des conséquences à l’utilisation validiste du handicap comme métaphore dans les textes féministes de Hooks et Modleski. Je propose que, bien que le langage figuratif soit utile et même, peut-être dans ces moments historiques, un système inévitable pour expliquer des concepts abstraits et complexes, les féministes devraient s’efforcer de développer des façons par lesquelles parler et écrire au sujet des dommages fait par le patriarcat ne devrait pas être associé, et même mis en conflit, de manière simpliste, négative et au détriment des « dommages » provoqués par le handicap. Car, bien que le féminisme vise à être un ensemble de théories et de pratiques désignées à avancer en direction de la justice sociale pour tou-tes, un langage validiste dans le féminisme compromet grandement ses efforts pour parvenir à ce but. Je finis cet essai avec des réflexions sur ce qui est nécessaire pour qu’une philosophie féministe du langage participe à poser des limites et à ouvrir des possibilités en ce qui concerne les métaphores sur le handicap. Cela étant, j’appelle les féministes à adopter une position politique réflexive dans laquelle nous interrogerions plus assidûment les principes qui sous-tendent nos pratiques théoriques et à considérer plus précisément les implications des mots que nous utilisons, particulièrement les métaphores, dans le but de prévenir une plus grande marginalisation des groupes sociaux dominés dans nos propres travaux.
Les théories de la métaphore : limites et possibilités
Les métaphores sont tout autour de nous. Elles font partie du langage quotidien, sont des façons de se lier au monde extérieur à nous. Murray Knowles et Rosamund Moon (2006) définissent la métaphore comme « l’usage de langage pour se référer à quelque chose d’autre que ce qui est originellement appliqué, ou que cela veut ‘’originalement’’ dire, dans le but de suggérer certaines ressemblances ou faire des connections entre deux choses ». Knowles et Moon notent que les gens utilisent souvent des métaphores quand ils/elles n’ont pas de mot qui représente ce qu’ils/elles veulent dire ou décrire, mais le plus souvent les gens utilisent le langage métaphorique dans le but de transmettre un sens de façon créative et évocatrice. Comme ils/elles l’expliquent : « Les métaphores utilisent des images concrètes pour transmettre quelque chose d’abstrait, nous aidant à communiquer sur ce qu’il est difficile d’expliquer ». Dans le but de transmettre ces sens, les métaphores s’appuient sur des présuppositions ou supposent une compréhension et un savoir partagé-es des items concrets choisis à travers lesquels le concept abstrait peut être mieux communiqué et compris. La supposition que nous pouvons présumer de l’existence d’une compréhension et d’un savoir partagé-es des expériences corporelles (incluant celles sensorielles et cognitives) qui serviraient comme concept concret au travers duquel nous communiquerions métaphoriquement des idées abstraites (comme le font les métaphores sur le handicap) est, cependant, très problématique. De telles présomptions comptent sur des expériences du corps prétendument universelles : tout le monde voit, parle, entend, sent, et bouge de la même façon (valide) (voir Vidali 2010).
Beaucoup d’universitaires contemporain-es travaillant sur la métaphore se basent sur les travaux de George Lakoff et ses collègues, plus précisément sur un livre qu’il a co-écrit avec Mark Johnson en 1980, Les métaphores qui nous font vivre. Dans ce texte, Lakoff et Johnson établissent une théorie cognitive de la métaphore où ils argumentent que les métaphores ne sont pas simplement des dispositifs créatifs ou littéraires, mais plutôt des actes de langage essentiels. Ils prétendent que la façon dont nous comprenons et utilisons les métaphores est informée par nos (prétendues universelles) expériences d'incarnations, telle une évidence due à la prépondérance de la concrétude de notre corporéité et aux métaphores conceptuelles qui se basent sur l’expérience. Bien que je n’accepte ni ces présupposés philosophiques, ni les conclusions de Lakoff et Johnson qui en dérivent, j’utilise certaines de leurs terminologies analytiques dans mon argumentation suivante. Cela étant, j’utilise le terme de Lakoff et Johnson de « domaine ressources » (aussi appelé « le véhicule ») dans le but de me référer au concept concret principal, à savoir le handicap, qui est utilisé pour expliquer une idée autre habituellement abstraite. Comme l’explique Elena Semino, dans la théorie cognitive de la métaphore de Lakoff et Johnson, les domaines ressources sont typiquement (ils sont considérés comme) « des expériences bien délimitées, physiques, familières, simples et concrètes, tels les mouvements, les phénomènes corporels, les objets physiques, etc. » (Semino 2008,6). De manière alternative, j’utilise ce terme de « domaine ressources » pour me référer au concept abstrait (dans ce cas-là, les effets néfastes, déficitaires ou blessants du patriarcat) qui suppose d’être représenté à travers l’invocation du domaine ressources (le handicap). Je souhaiterais pointer que les métaphores que je discute dans ce contexte ne s’adaptent pas à la catégorie des métaphores conventionnelles ou disparues, lesquelles sont devenues « lexicalisées » ou officiellement incorporées dans les mots du dictionnaire. Au lieu de cela, les deux métaphores que j’examine (les « paralysies émotionnelles » de Hooks et le « corps muet » de Modleski) doivent être considérées comme des « nouvelles métaphores », pour utiliser les termes de Semino : lesquelles vont « probablement être conscientes et délibérées de la part de l’émetteur-rice, et reconnues et/ou traitées comme telles par le/la receveur-se ». Selon les termes des universitaires travaillant sur les métaphores dans le langage, ces dernières peuvent aussi être appelées des « métaphores créatives » : « celles que l’auteur-e/l’orateur-rice construit pour exprimer une idée ou un sentiment particulier-ère dans un contexte particulier, et que le/la lecteur-rice/l’auditeur-rice a besoin de déconstruire ou de ‘’défaire’’ pour comprendre ce qui est dit. Elles sont typiquement nouvelles… bien qu’elles doivent se baser sur des idées et des images pré-existantes » (Knowles et Moon 2006, 5). Bien que les termes « métaphores nouvelles » et « métaphores créatives » désignent des figures de langue similaires, je me réfère dans mon argumentation, par souci de parcimonie, uniquement au terme de « métaphores créatives ».
J’utilise précautionneusement le travail de Lakoff et Johnson pour plusieurs raisons. Comme Kim Q. Hall (2012), je suis prudente sur les façons par lesquelles les expériences physiologiques, physiques et sensorielles seraient transculturelles, transhistoriques et universelles, utilisées comme le socle ou même la base première qui explique un phénomène qui est socialement et culturellement déterminé comme une figure de langage. Cette universalisation est ce que fait essentiellement la théorie cognitive de la métaphore. Je maintiens, cependant, que cette théorie cognitive de la métaphore devrait être considérée comme un produit du « tournant biologique dans les humanités », que Hall identifie comme une « épistémologie de l’ignorance » qui utilise la bannière de la science pour spéculer sur toutes les façons et tous les aspects de l’existence humaine avec peu ou pas de preuves concrètes à l’appui. Il semble malheureusement que la large utilisation des métaphores langagières communes soit d’abord basée sur des expériences vécues réellement par le corps puisque certains de nos domaines ressources les plus communs, telle que la cécité, même si c’est une expérience physique incarnée pour certaines personnes, n’est pas expérimentée réellement, ni même comprise, par la population en général. Au contraire, dans ce cas particulier, les métaphores de la cécité sont basées sur des « présupposés » de ce que doit être l’expérience de la cécité, plutôt que sur l’expérience de la cécité en elle-même. Je prétends, en effet, que les idées culturelles dominantes au sujet, et les (mauvaises) représentations, de la cécité sont des facteurs qui font de la cécité un domaine ressources utile, permettant aux métaphores sur la cécité d’être généralement comprises dans les pratiques linguistiques quotidiennes et académiques. En d’autres mots, la théorie cognitive de la métaphore ne prend pas adéquatement en compte la base socioculturelle des métaphores sur le handicap utilisées communément.
Pour résumer, une perspective validiste sous-tend de telles explications philosophiques et scientifiques de la métaphore. Comme le montre Amy Vidali dans Voir ce que nous savons : handicap et théorie de la métaphore, les revendications de Lakoff et Johnson sont validistes dans la mesure où elles supposent que tous les corps ont certaines expériences physiques/cognitives/sensorielles et que les gens utilisent de façon générale des expressions métaphoriques qui y sont reliées et qui correspondent à ces expériences (par exemple, ils se réfèrent de manière répétée à la métaphore « connaître c’est voir »). Lakoff et Johnson prétendent rejeter philosophiquement les notions d’objectivité ou de vérité absolue en faveur de la multiplicité des expériences humaines du corps qui vient structurer « la façon dont nous apprenons à raisonner et à utiliser les métaphores » ; pourtant, « les corps valides ont la primauté » dans leur texte à travers le présupposé que tous les corps peuvent voir, entendre, parler et se mouvoir de façons normatives (Vidali 2010, 38). Dans la théorie cognitive de la métaphore, les expériences des corps handicapés sont refusées dans leur existence signifiante et leur élaboration. Cette théorie prétend qu’il ne peut y avoir de métaphores culturelles communes basées sur des expériences de tremblements, de bégaiement, d’utilisation de fauteuil roulant parce que ces expériences sont vues comme aléatoires, accidentelles et idiosyncratiques. Dans les termes de cette théorie, les expériences valides sont considérées comme le socle universel des métaphores, en dépit du fait que même toutes les personnes qui (pour l’instant) voient, entendent, parlent et marchent ne performent pas et n’expérimentent pas ces actions exactement de la même manière, surtout étant donné que ces actions sont par de nombreuses façons conditionnées par des facteurs tels que le genre, l’âge, et la corpulence.
Comme je l’ai indiqué, malgré le fait que (comme Vidali) je vois la théorie cognitive de la métaphore de Lakoff et Johnson comme du validisme implicite et explicite, s’appuyant sur de faux présupposés au sujet de l’universalité de certaines expériences d’incarnations, j’utilise leur terminologie technique. Comme Ellen Samuels, je pense que les universitaires sur le handicap ne devraient pas simplement rejeter les théories oppressives, mais devraient plutôt les investir soigneusement et de manière critique pour voir comment de telles théories peuvent être utilisées et appliquées dans le monde universitaire des études sur le handicap, tandis que simultanément les limites de leur usage et de leur applicabilité seraient identifiées. Cela étant, j’utilise une « approche de la métaphore » théoriquement nuancée et politiquement informée « qui engage la diversité du handicap ; s’abstenant de policer les métaphores, encourageant la transgression venant de la communauté handicapée, et invitant à des réinterprétations créatives et historiques des métaphores » (Vidali 2010, 34). Une telle approche est importante parce que certaines utilisations des métaphores qui sont devenues, dans un discours donné, les façons dominantes de se référer à des aspects particuliers de la réalité tendent à être considérées comme le sens commun, comme représentant la vision « naturelle » des choses, et peuvent donc être extrêmement difficiles à percevoir et à défier (Semino 2008, 33). Défier les pratiques rhétoriques validistes politiquement puissantes qui sont devenues, de cette façon, une forme commune de penser, parler, ou écrire le handicap dans le monde universitaire féministe est, néanmoins, précisément le but de cet essai. Comme l’écrit Margaret Gibbon (1999), « Les métaphores sont toujours significatives '’puisque’' quand nous utilisons le langage, nous faisons des choix et ces choix ne sont jamais innocents, mais déterminés par des systèmes de croyances qui les sous-tendent ». Ces systèmes de croyances (ou idéologies) donnent une justification à ce que les gens font et comment ils/elles se représentent ce qu’ils/elles font dans le langage. C'est donc important de reconnaître la dimension sociale de la métaphore et le rôle clé que le langage joue dans la compréhension de ces valeurs sociales et politiques (Knowles et Moon 2006, 97). Une approche de la métaphore qui contre les présupposés et les mauvaises compréhensions dominant-es du handicap, tandis que simultanément les valeurs politiques et sociales des études sur le handicap et des communautés qui défendent les droits des personnes handicapées avancent grâce à des écritures et des lectures nouvelles et innovantes des métaphores sur le handicap, doit être informée par les expériences de vie des personnes handicapées.
Les théories du langage dans les études sur le handicap et féministes
Aux Etats-Unis, la seconde vague de féministes a travaillé dur pour attirer l’attention sur et changer la nature sexiste et androcentrée du langage formel mais aussi quotidien. Au début, ce milieu universitaire féministe travaillant sur le langage s’est concentré à faire une investigation des pratiques langagières, essayant de localiser et d'expliquer les différences entre les façons dont les hommes et les femmes utilisent le langage (par exemple, la tendance habituelle des hommes à couper la parole, et la tendance habituelle des femmes à s'excuser), ou une investigation des systèmes de langage, examinant les présupposés sexistes intégrés dans la langue anglaise standard en elle-même (par exemple, l’utilisation d’un langage genré spécifique tel que « homme » et « Hommes » pour représenter l’humanité ou l’étymologie androcentrée de mots tel « inséminer (la traduction française de « seminal » étant « fondateur » mais elle perd alors sa référence au sperme et à la masculinité) » (Gibbon 1999, 2). Dans Langage et sexisme, Sara Mills (2008) écrit que cette première rhétorique féministe du milieu universitaire a travaillé contre un sexisme manifeste, identifiable à travers les utilisations de marques et présupposés linguistiques qui ont historiquement été associé-es avec l’expression d’opinions discriminantes sur les femmes, signalant aux lecteur-ices (et aux auditeur-rices) que les femmes sont inférieures aux hommes. Comme l’explique Mills, « le sexisme manifeste » inclut les discours de haine, les insultes, la neutralité de genre présumée des pronoms et noms masculins (par exemple, pour représenter l'espèce humaine toute entière), la dérogation sémantique (l'utilisation de mots associés aux femmes jugée péjorative), et la référence aux femmes par leurs prénoms, surnoms, ou seulement le nom de leur mari (par exemple, Mme Robert Smith). La réforme du langage de la seconde vague féministe a typiquement confronté ces formes de sexisme manifeste au développement de termes alternatifs (tel que présidence et personne qui préside, plutôt que président ou présidente), en renommant ou en utilisant des néologismes (tel que « her-story » (jeu sur la consonance entre « history » et la féminisation du mot « story »)), en utilisant des mots marqués (comme « cochon » pour se référer au sexisme ou au chauvinisme particulier des hommes), avec une inflexion positive des mots péjoratifs (aussi appelées récupérations), et en faisant « un retour » (pour reprendre la phrase de Hooks) humoristique et intelligent.
En contraste, « le sexisme indirect » inclut le déni de responsabilité de l'orateur-rice qui fait l'énoncé, la médiation de l'énonciation par l'ironie ou l’introduction de déclarations sexistes avec retrait d’imputabilité ou hésitation (Mills 2008, 135). Les formes du sexisme indirect incluent l'humour, les présuppositions stéréotypées, les messages conflictuels, les scriptes et les métaphores, la collocation (des mots qui tendent à être placés ensemble et à absorber les connotations de l'un et l'autre), et l'articulation d'une perspective androcentrée. Comme le pointe Mills, la présence du sexisme indirecte est plus difficile à défier que le sexisme ouvert parce que les mots et les phrases ne peuvent pas être identifié-es comme sexistes de façon inhérente ou sans équivoque, « le sexisme indirect peut », donc, « seulement être contré en rendant apparentes certaines des présuppositions qui sont implicites ou en rendant explicite le sexisme sous-entendu dans les énoncés ». Mills note que le sexisme indirect a été le point de focalisation des universitaires féministes de la troisième vague travaillant sur le langage et la rhétorique qui sont moins concerné-es par les questions de langage et d’étymologie inclusif-ve que par le contexte de l’utilisation et les questions de pouvoir dans les discours, bien que les universitaires féministes de la troisième vague qui produisent ce dernier genre de travail féministe sur le pouvoir et le discours soient clairement redevables du travail de base fait en premier lieu par la réforme du langage de la seconde vague.
Le handicap est devenu aussi une part du langage quotidien, et pas forcément de manière positive. Dans le but de démontrer cet état de fait négatif, les militant-es et les rhétoricien-nes du handicap ont tiré des leçons de la théorie/philosophie féministe du langage développée dans le monde universitaire, utilisant certaines techniques similaires de réforme du langage en réponse au validisme manifeste que les féministes ont employé pour résister au sexisme manifeste, incluant l’'introduction de termes et de phrases alternatif-ves (tel que le remplacement de déficience par handicap et l'utilisation du langage des premier-ères concerné-es), ainsi que la réévaluation de mots péjoratifs (par exemple, la revendication des termes crip et gimp). Bien que Mills (2008), pour l’instant, se soit préoccupée de faire des connexions entre le sexisme manifeste et le racisme, l’homophobie et le validisme manifestes, je me suis concentrée à montrer les connections entre le sexisme indirecte et le validisme indirecte dans les utilisations de langage, en plus des connections manifestes qui peuvent être faites entre ces axes de pouvoir. En effet, en interrogeant les métaphores du handicap et les présupposés au sujet du corps qui les sous-tendent, les théoricien-nes du handicap peuvent défier le validisme indirect de l’écriture féministe exactement comme les féministes de la troisième vague ont défié le sexisme indirect de la culture populaire principale (et alternative), les universités, les médias dominants, et les politiques publiques.
Les rhétoricien-nes du handicap ont fait porter l’attention sur le fait que « quand les états-unien-nes pensent, parlent, et écrivent le handicap, ils/elles considèrent habituellement cela comme une tragédie, une maladie, ou un défaut que « a » un corps individuel,… comme personnel et accidentel, avant et en dehors de la signification sociopolitique » (Wilson et Lewiecki-Wilson 2001,2). En d’autres mots, quand le handicap est utilisé de façons figurative et métaphorique, il est premièrement compris en termes d'incapacité, de perte, de manque, de problème, et d'autres formes de négations (Titchkosky 2007, 8). Bien que, contrairement au genre, le handicap n’est pas centralement impliqué dans le système grammatical basique, l’utilisation du handicap comme une construction métaphorique est néanmoins prévalent et implicite dans notre langage. Ne serait-ce qu’un mot comme « inséminer » (voir les commentaires sur « seminal ») a perdu sa connexion étymologique originale (dans ce cas-là, l’éjaculation masculine) dans nos connotations contemporaines ; tant de mots qui se réfèrent au handicap viennent du discours médical et sont rentrés dans le langage commun et l’argot en perdant leurs connections linguistiques avec le référent original. Dans cette optique, Jay Dolmage (2005), donne en exemples les mots « infirme », « débile », et « déficient-e », auxquels j'ajouterais « idiot-e » (un mot de la catégorie médicale du handicap cognitif), « stupide » (un mot utilisé pour se référer à l'absence de communication orale, comme dans la phrase « sourd et muet »), « boiteux-se », « fou/folle », et « insensé-e ». Quoique la plupart de ces mots de dénigrement ne soient généralement plus reconnus comme reliés, ou associés à des handicaps spécifiques, ils ont néanmoins gardé des connotations insultantes d'incapacité et de manque dues à des conceptions négatives plus répandues du handicap. Cela est donc du validisme indirect. Vidali, May et Ferri, et Dolmage sont parmi les universitaires des études sur le handicap qui ont exploré les métaphores du handicap ; cela étant, la façon dont les métaphores du handicap sont utilisées comme domaine ressources qui confère de la négativité aux choses qui ne sont pas directement associées au handicap en elles-mêmes est due à la rétention de connotations culturelles négatives plus larges du handicap en lui-même. Comme je l’ai indiqué plus haut, le travail de ces universitaires a tendu à s’occuper d’abord des conventions plutôt que d’être créatif, en imaginant des métaphores pour donner un exemple bref, plutôt que de considérer le rôle que ces métaphores jouent dans le contexte plus large de l’argumentation du texte original. En analysant les métaphores créées à partir du handicap de « paralysies émotionnelles » et de « corps muet » dans les textes féministes de Hooks et Modleski, je développe le travail de ces universitaires, modelant un processus de lecture transgressif qui révèle comment l’impact de ces métaphores du handicap s’est étendu sur l’ensemble de l’argumentation des textes. Knowles et Moon (2006) notent que ces métaphores permettent un engagement sans limite qui est moins précis que le langage littéral, ce qui donne aux métaphores leur potentiel intellectuel, émotionnel et créatif. Une lecture transgressive des métaphores du handicap extrait ces potentiels intellectuels, émotionnels, et créatifs en proposant un « engagement à réécrire les histoires du handicap de façon à ce qu'elles résistent à l'illusion que le handicap est une limite sans possibilité » (Titchkosky 2007, 131).
Les métaphores élargies du handicap : deux lectures proches
Dans son quatrième livre sur l’amour, La volonté de changer : les hommes, la masculinité et l’amour, Bell Hooks (2004) tente de révéler les conséquences du patriarcat sur la capacité des hommes à aimer. Dans son premier livre sur l’amour, sur lequel La volonté de changer s’appuie et se construit, Hooks ne définit pas l’amour simplement comme une émotion affective, mais plutôt comme « la volonté de s’élever soi-même dans le but d’accroitre son épanouissement personnel ou de faire accroitre celui d’autrui… L’amour est ce qu’il doit être. L’amour est un acte de volonté à proprement parler qui est à la fois intention et action » (Hooks 2000, 4). Dans cette définition de l’amour, Hooks rejette les notions patriarcales d’amour qui ont été associées avec l’affect pure, la féminité, et même la faiblesse, argumentant que dans sa vraie forme, l’amour n’est pas quelque chose qui nous tombe inconsciemment dessus, mais plutôt quelque chose de mis en acte intentionnellement. Hooks théorise que le patriarcat blesse les hommes de manière qui les empêche de choisir ou de mettre en acte l’amour, tel qu’elle le définit, les reléguant à un état de « mortalité émotionnelle ». À travers son quatrième livre sur l’amour, le handicap (le domaine ressources), diversement rapporté et référencé comme (par exemple) « paralysant » ou « blessant », sert pour communiquer les effets néfastes du patriarcat sur les capacités émotionnelles des hommes (le domaine ciblé). Pour prendre un exemple, Hooks écrit que le patriarcat « est la seule maladie sociale la plus dangereuse agressant le corps et l’esprit des hommes dans notre pays », il « demande aux hommes qu’ils deviennent et restent émotionnellement paralysés ». Dans un autre exemple plus haut dans le livre, elle affirme que « le patriarcat demande à tous les hommes qu’ils s’engagent dans des actes d’automutilations psychiques, qu’ils tuent des parts de leurs propres émotions. Si un individu n’arrive pas à se paralyser émotionnellement lui-même, il peut compter sur le côté patriarcal des hommes pour qu’ils adoptent des rituels de pouvoir qui attaqueront l’estime qu’il a de lui-même » (Hooks 2000, 6). Ce sont des métaphores sur le handicap « créatives » puisqu’elles ont été récemment créées par Hooks.
Comme je l’ai montré ci-dessus, ce type de métaphores ne peut pas être échangé ou relu sans perdre le contenu sur lequel elles s’appuient, à savoir que le handicap est mauvais. Je maintiens que dans la mesure où Hooks utilise le handicap de cette façon, elle ostracise ses lecteur-rices handicapé-es et leurs allié-es, et contredit aussi son appel ultérieur à un féminisme inclusif, intersectionnel, qui éradiquerait « l'idéologie de la domination qui infiltre la culture occidentale » (Hooks 1984, 24). Comme je l’ai pointé, les utilisations métaphoriques du handicap qui comprennent d’abord le handicap comme négatif sont oppressives et contribuent à perpétuer la domination et la marginalisation des personnes handicapées. Bien que le mot cripple (handicapé-e) (souvent raccourci à crip) ait été revendiqué par les communautés défendant les droits des personnes handicapées, Hooks ne redéploye pas ce terme dans le but de redonner du pouvoir aux personnes handicapées. Au contraire, elle suppose que les handicapé-es sont cassé-es, blessé-es, (auto-)mutilé-es, en mauvaise santé, et même proches de la mort, d’autant que tous ces sens sont interchangeables. Hooks n’emploie pas ces mots subtilement ou contextuellement pour faire des nuances et des différences entre eux, mais plutôt uniquement pour leur connotation négative. Cela étant, elle ne prête pas attention à noter que des mots comme « blessé-e » et « en mauvaise santé » impliquent un état potentiellement temporaire, tandis que des mots comme « mutilé-e » ou « cassé-e » impliquent la permanence. De plus, des termes comme « cassé-e » ou « bessé-e » impliquent l’action d’un (autre) agent qui casse ou blesse, à savoir un agent qui n’est pas nécessairement identique à l’individu cassé-e ou blessé-e. En contraste, le terme « automutilation » implique clairement les hommes eux-mêmes comme la cause de leur état actuel et le terme « en mauvaise santé » suggère que la cause de l’inadéquation des hommes à ce sujet peut être due soit à des défauts personnels (internes) soit à des causes externes. Que Hooks utilise ces mots de façon hasardeuse et interchangeable résulte d’un manque de clarté au sujet de qui, ou de quoi, « paralyse » les émotions des hommes. Est-ce l’automutilation ou les blessures du patriarcat ? Est-ce un état permanent ou auquel on peut remédier ? L’ambiguïté entre interne/externe, transitoire/permanent dans les textes de Hooks met en relief l’injonction socioculturelle à soigner, dépasser le handicap, et à devenir le/la plus valide possible ; un trope familier dans les représentations du handicap (voir, par exemple, Titchkosky 2007, 175).
Ce qui est intéressant dans les métaphores de Hooks, c’est que ce n’est pas les institutions et les professionnel-les du médical qui fourniraient de tels soins ; au contraire, le féminisme se pose comme le grand savant et soignant, le remède aux blessures émotionnelles infligées par le patriarcat. Elle écrit : « Un futur féministe pour les hommes peut être capable de transformation et de soins » (Hooks 2004, 142). Le futur féministe, cependant, n’est ni direct ni automatique. Il y a une moralisation claire autour du choix présumé d’être engagé à se soigner, comme une évidence visible dans le titre : La volonté de changer. Il semble que le féminisme peut être choisi et utilisé de façon appropriée à la fois par les hommes et les femmes dans le but de favoriser la guérison des hommes. Hooks écrit, « nous ne pouvons pas soigner ce que nous ne pouvons pas ressentir, en supportant la culture patriarcale qui socialise les hommes en les faisant renier leurs sentiments, nous les condamnons à vivre dans des états de torpeur émotionnelle », mais elle conclue finalement que « les hommes doivent donner l’exemple en osant se soigner, en osant faire un travail de rétablissement émotionnel ». En prenant la métaphore à son premier niveau, on pourrait donc conclure que le handicap est à la fois un état préjudiciable anti-relationnel, négatif ainsi qu'une blessure qui doit être soignée par des institutions sociales appropriées et que, en parfaite contradiction, le handicap est un état de blessure auquel doivent résister les individus eux/elles-mêmes grâce à leur pure volonté. Dans le texte de Hooks, les treize utilisations du mot « soigner » et les treize références additionnées à « la santé émotionnelle des hommes » et à « être en bonne santé » soulignent cette ultime poussée à se soigner à tous prix.
Une autre lecture de la métaphore de Hooks est possible. À savoir qu’on peut interpréter la métaphore des « paralysies émotionnelles » de façon plus créative en résistant aux connotations négatives stéréotypées vers lesquelles Hooks dirige le/la lecteur-rice. Si nous ne supposons pas que « être handicapé-e » veut dire être cassé-e, engourdi-e, et incapable d’agir, mais plutôt que la diminution de mobilité offre différentes façons de se mouvoir dans le monde, nous pouvons donc interpréter la métaphore de Hooks comme incorporant une autre contradiction dans son argumentation. Si le patriarcat « blesse » ou « paralyse » les hommes émotionnellement, c'est peut-être que « la capacité à ressentir des émotions » a besoin de s'adapter à leur conception du « mouvement » émotionnel de valide. Peut-être que les hommes ressentent en effet l’amour et le mettent en acte de façons que nous, dans notre culture, ne reconnaissons pas et que donc, le féminisme a besoin de créer des accès à l'amour en changeant l'environnement social et matériel, en créant des passerelles pour aider les hommes à ressentir et à mettre en acte l'amour. En comprenant que cette diminution de mobilité n’est pas monolithique ou une expérience singulière, on peut lire de nouvelles possibilités dans le texte de Hooks, mais une telle compréhension du handicap présente des problèmes pour cet argument féministe en particulier. À partir d’une perspective des études sur le handicap, ce n’est pas le devoir ou la responsabilité des personnes handicapées de changer, mais plutôt la responsabilité autant des personnes non handicapées que des personnes handicapées d’adapter l’environnement physique et social de façons à inclure les besoins des personnes handicapées. Les perspectives des études sur le handicap concernent la façon dont les environnements, les pratiques, les discours, et les contextes sociaux peuvent être adapté-es pour inclure une variété de corps et d'esprits ; elles ne s'intéressent pas, d'abord, à la « source », l'origine, ou l'étiologie du handicap ou de l'invalidité. Cette redirection de la responsabilité compromet l'argument de Hooks que le patriarcat a des conséquences négatives sur les hommes (ce qu'il a), et que la solution au problème est le féminisme (ce qu'il peut être), parce que la source du problème, à savoir le patriarcat, ne serait plus la considération centrale. La métaphore de « paralysies émotionnelles » cesse d’être effective quand elle est approchée par la perspective des études sur le handicap parce que cette nouvelle compréhension de la métaphore change la focalisation en la mettant loin de l'idée de « soigner » les personnes handicapées (dans ce contexte, les hommes impactés par le patriarcat), et par conséquent loin de l'idée de résister et de changer le patriarcat mais plutôt vers son ajustement, son acceptation et l'adaptation à ses conséquences. Clairement, ce changement de sens n’est pas ce qu’un texte féministe serait censé argumenter. Donc, pour être d’accord avec Hooks, nous devons soit nous soumettre à l’idée que le handicap est synonyme de blessures, soit s’opposer à cette mise en relation, comme je le fais maintenant, et en conséquence changer la focalisation sur le patriarcat comme un système d’oppressions dommageable. Ces alternatives présentent une situation où aucune victoire n’est possible dans laquelle les deux lectures de la métaphore du handicap sont insatisfaisantes, à savoir que l’une est insatisfaisante d’un point de vue des études sur le handicap et l’autre est insatisfaisante d’un point de vue féministe. La métaphore de Hooks peut supporter de façon satisfaisante son argument seulement si elle est construite de manière validiste. À savoir que, pour faire sens, l’utilisation courante de Hooks de la métaphore dépend de la construction du handicap comme un état d’être irrémédiablement négatif. Les universitaires féministes doivent trouver une façon de discuter les effets blessants du patriarcat à la fois sur les hommes et sur les femmes sans simplement assimiler de tels effets au handicap.
La conceptualisation du féminisme comme guérisseur apparaît aussi dans Le féminisme sans les femmes de Modleski. Le troisième chapitre du livre est intitulé « Quelques fonctions de la critique féministe ; ou le scandale du corps muet », un titre qui joue sur celui de Shoshana Felman, Le scandale du corps parlant (2003), avec lequel Modleski est en désaccord et qu’elle critique (Modleski 1991, 48-49). Comme l’explique Modleski, ce chapitre se centre sur la question de ce que « les féministes espèrent accomplir en examinant les textes populaires, ou, d’ailleurs, n’importe quel texte ». Dans ce chapitre, Modleski critique ce qu’elle référence comme une « paralysie politique » (une métaphore validiste) des critiques culturelles ethnographiques et leur tendance à ne pas tenir compte de leurs interlocutrices féminines, éradiquant les femmes du travail de publication. Elle utilise la métaphore créative du « corps muet » (en contraste au « corps parlant » de Felman) dans le but d'expliquer la position marginale que les femmes occupent souvent dans la critique culturelle. Bien que le mot « muet » n’apparaisse en fait que trois fois dans le chapitre, la métaphore elle-même est néanmoins omniprésente, pas seulement dans le sens où Modleski invoque de manière répétée les termes « silence » et « silencieux », mais aussi dans le « méta-texte » du chapitre, puisqu’une partie du titre, « Le scandale du corps muet », apparaît comme en-tête sur chaque page impaire tout au long du chapitre. En effet, l'utilisation du « silence » comme métaphore à la marginalisation et l'oppression est récurrente dans le féminisme et autres mouvements politiques basés sur l'identité, tel que dans le slogan d’Act Up : Silence = mort. Nous devons donc considérer comment le « silence » est déployé comme métaphore, malgré le fait que le silence en lui-même n'est pas un handicap. Dans le cas du texte de Modleski, la façon particulière par laquelle, à la fois le « silence » et le « mutisme » sont utilisés comme supports, révèle les suppositions validistes potentielles qui s’appuient sur ce qui est ou n'est pas considéré comme politiquement possible sans le langage oral. Cette extension de la métaphore s’appuie sur des connotations négatives du handicap dans lesquelles un « corps muet » est associé à la restriction, l'incapacité, et au silence total privant de toute communication. Dans les termes de cette métaphore, le « mutisme » ou le handicap qui rend muet-te est le domaine ressources, tandis que l’exclusion et l’effacement de la « voix » des femmes dans le patriarcat (une métonymie pour la pensée des femmes, leurs opinions, leurs écrits, leurs discours, etc) est le domaine visé. En d'autres mots, le mutisme (l'expérience incarnée par les personnes que ne s'expriment pas verbalement) est indésirable de façon inhérente et oppressive, et les femmes féministes qui oralisent, entendent, et savent lire et écrire sont appelées à lui résister en parlant et écrivant publiquement au nom de toutes les femmes. Puisque « muet-te » est seulement utilisé occasionnellement dans le texte de Modleski et « silence » n’est pas si souvent utilisé, il semble que, comme chez Hooks, il y est un glissement de sens. À savoir que, Modleski présente le « mutisme » et le « silence » comme interchangeables, au mépris des différences dénotatives et connotatives entre ces termes. Comme les utilisations interchangeables de Hooks de « blessé », « mutilé », et « paralysé », l’utilisation métaphorique de Modleski de « muet » et « silence » est simpliste, faisant allusion à une expérience monolithique des handicaps rendant sourd-e et/ou muet-te qui recouvre la diversité radicale qu’il y a parmi les sourd-es, celles et ceux devenu-es sourd-es, les mal-entendant-es, et autres personnes handicapées.
Pour résumer, Modleski, comme Hooks, présente le féminisme comme le potentiel sauveur des femmes de leur supposé « mutisme ». Elle demande : « Est-ce qu’une critique féministe féminine serait capable de donner une voix authentique aux femmes réduites traditionnellement au silence par la culture patriarcale et parfois même par les dissidents les plus sévères de cette culture ? » (Modleski 1991, 41).Modleski conclue que la critique féministe devrait performer un dialogue qui valorise et promeut la voix des femmes, affirmant que « l’écriture critique féministe s’engage à écrire, une écriture engagée pour le futur des femmes ». À noter que le féminisme est encore positionné comme ce qui empêcherait ou guérirait le handicap métaphorique. Dans l’argumentation de Modleski, la position extérieure des femmes au discours et le refus de les autoriser à parler publiquement performent la violence rhétorique du patriarcat, qui est « le scandale historique réel auquel le féminisme » devrait s’adresser en lui-même. Modleski utilise une représentation fictionnelle du personnage de Judith Shakespeare, de Virginia Woolf, comme un exemple d’écriture féministe qui met en acte la résistance à la violence patriarcale en donnant « un nom, un désir, et une histoire à l’une de ces femmes muettes qui vécut et mourut dans l’obscurité ». Comme le statue Modleski avec audace : « Cela voudrait dire que, à chaque fois qu’une critique féministe parle et écrit en tant que femme dans un monde qui a toujours comploté en silence et renié les femmes, elle fait naître un nouvel ordre et met en acte le scandale du corps parlant d’une façon plus profonde que les gens autorisés à parler en vertu de leur « genre ». Elle explique que les critiques féministes féminines qui deviennent des corps parlants performent une prise de pouvoir et résistent à un état actuel des choses dans lequel « les femmes muettes restent souvent muettes » et ne peuvent pas « parler librement à, et de, l'une et l'autre ».
Même si nous prenons la métaphore de Modleski dans ses propres termes, le choix du terme « muet » est étrange parce qu’il efface le patriarcat comme système d’exercice du pouvoir dans la mesure où « muet » implique un état d’être permanent dans lequel on ne peut pas parler, non pas simplement un état où la communication est contrôlée ou restreinte par autrui. Pour lire la métaphore de Modleski contre le fondement idéologique, on a simplement besoin de déplacer la focalisation de l’écriture et du discours public-ques spécifiquement vers une communication plus large. Exactement comme la métaphore de Hooks dévalue potentiellement ou néglige les formes alternatives possibles des hommes à mettre en acte l’amour, le concept de Modelski du « corps muet », combiné à son insistance sur le fait que les critiques féministes devraient parler et écrire publiquement dans le but de résister aux restrictions patriarcales, ignore les autres formes non-standards et marginalisées de communication. Telle une universitaire sur le handicap féministe, je dois demander (de façon rhétorique) : Est-ce que les discours publics et les écrits publiés sont les seules manières par lesquelles on peut communiquer librement et avec puissance ? Je prétends en fait que les formes non-verbales de communication, comme la langue des signes ou l’écriture par notes, sont loin d’être sans pouvoir et que d’autres formes de communication, par un ordinateur, un synthétiseur vocal, ou un-e interprète, ont aussi le potentiel de faire prendre le pouvoir aux communicantes femmes. Une approche des études sur le handicap de l’argumentation de Modleski évaluerait le « contenu » de la communication plutôt que la « forme » dans laquelle elle est transmise.
De plus, l’insistance de Modelski sur la nature publique de la communication exclue les possibilités que la communication interpersonnelle, privée puisse être un mode pour trouver la liberté et effectuer des changements. Si nous acceptons les présupposés de la métaphore, nous manquons les autres formes d’actes communicationnels libres et puissants qui n’apparaissent pas dans une forme publique et performative attendue. En fait, la métaphore et ses présupposés semblent contredire les arguments féministes au sujet de la nature politique du domaine privé en définissant l’expression critique féministe effective comme du discours et de l’écriture exclusivement public-ques. À savoir que, étant donné que la sphère publique a historiquement été associée aux hommes, tandis que la sphère privée a été associée aux femmes ; cela semble contre-productif pour une féministe de ne valider que le discours public. Je prétends qu’en prenant une approche informée par les études sur le handicap de ces états de faits, nous pouvons identifier et dégager de nombreux modes de communications publiques et privées, le silence et la non-communication en faisant partie, comme différents actes de libération, de conscience de soi, et de façons de subvertir ou de prendre le pouvoir. Le « corps muet » de Modleski ne nous laisse pas la place pour ces possibilités et limite donc ses conclusions. En résumé, tandis que la métaphore de « muet » peut avoir une sorte d’impact ou de force en tant que langage figuratif, c’est clair qu’elle porte en elle des implications problématiques quand nous lisons d’un point de vue des études sur le handicap.
Quand nous examinons de plus près l’étendue des métaphores du handicap, nous pouvons nous demander : Qu'est-ce qui est gagné et qu'est ce qui est perdu quand les féministes utilisent cette métaphore ? En d’autres mots, nous pouvons nous demander : Comment est-ce que l’utilisation des métaphores de « paralysies émotionnelles » (Hooks) et de « corps muet » (Modleski) bénéficie au mouvement féministe et comment de telles utilisations métaphoriques compromettent ces mouvements ? Dans les deux utilisations faites de ces métaphores, le « gain », qui semble être leur affront et leur mémorabilité rhétoriques, est obtenu par la dépréciation de différents groupes de personnes handicapées. Dans le cas de Hooks, la « perte » est celle d'un argument féministe d'inclusion et d'une potentielle coalition avec les personnes handicapées, particulièrement avec les féministes handicapées. Dans le cas de Modelski, ce qui est « perdu » est la reconnaissance et la valeur des modes de communication non-publics comme effectifs et puissants. Quand on choisit des métaphores, surtout des métaphores étendues sur lesquelles s’appuie toute notre argumentation, les universitaires féministes doivent décider si ce qui est gagné rhétoriquement et linguistiquement à travers la métaphore vaut plus que ce qui peut être finalement perdu argumentativement et politiquement.
Vers une philosophie féministe du langage
Les féministes peuvent-elles penser, parler, et écrire au sujet des dommages causés par le patriarcat sans s’appuyer sur des notions stéréotypées et validistes du handicap ? Faire cela n’est pas simplement une question de propriété ou de discrétion personnelle. Au contraire, les métaphores validistes du handicap limitent la portée, et contredisent les buts, des arguments féministes dans lesquels elles sont utilisées parce que ces métaphores ne sont ni innocentes ni de valeur neutre, mais plutôt simplistes, homogénéisantes, et implicitement politiques par nature. Exactement comme les universitaires féministes ont évité la notion universelle de « femme » et ont mis au défi les métaphores masculinistes du corps féminin, cela devrait maintenant s’adresser aux utilisations du langage figuratif sur le handicap. Comme je l’ai suggéré, quand les féministes emploient négativement le handicap comme une métaphore, elles instituent une opposition entre féminisme et personnes handicapées. Comme May et Ferri le disent, « en assimilant le handicap au stigmate ou à la paralysie beaucoup de féministes construisent aussi le handicap en opposition au sujet féministe ». Cette utilisation du handicap dans des textes féministes, pour représenter le stigmate, ou, dans le cas des deux métaphores, analysée à travers la restriction ou la blessure, peut aliéner les lecteur-rices handicapé-es de ces textes et donc, empêcher des actions croisées effectives entre groupes et leurs allié-es. Bien que l’utilisation des métaphores du handicap ne soit clairement pas exclusive aux féministes, une telle utilisation est néanmoins une habitude problématique et historiquement constante dans les contextes féministes. Sharon Lamp (2006, 2) écrit :
En réaction aux caractérisations calomnieuses d’être faible ou « inférieure », les féministes ont détourné de tels portraits en les distanciant de ces catégories, et en déniant les associations entre genre féminin et handicap. Utilisant une ligne de pensées validiste toujours d’actualité aujourd’hui, les femmes du 19ème siècle étaient d’accord qu’il y avait une catégorie inhérente, irrémédiable de personnes déficientes dépendantes qui devait être sujet au contrôle social, mais elles argumentaient contre le fait que les femmes soient incluses dans cette classe de personnes déficientes simplement en vertu de leur sexe. Le mouvement des féministes consistant à se séparer du groupe dévalué de déficient-es sans mettre à l'épreuve le système de valeurs hiérarchique qui le produit sert à faire du handicap une marque négative centrale dans le féminisme.
Ces exemples historiques notables de féministes se « distanciant » du handicap incluent Charlotte Perkins Gilman et Margaret Sanger, deux de ces femmes qui utilisèrent la rhétorique du handicap et ses métaphores dans le contexte du très populaire mouvement eugéniste de la fin du 19ème et du début du 20ème siècle dans le but de promouvoir le droit des femmes. À savoir que, les deux femmes ont utilisé la rhétorique eugéniste « positive » et la rhétorique au sujet du rôle reproducteur des femmes pour encourager une meilleure éducation et un meilleur traitement des femmes blanches, de la classe moyenne, valides qui devaient donner naissance à la nouvelle génération d’enfants sains selon une visée eugéniste, plutôt que des enfants « faibles » ou « simples d’esprits ». Cette sorte de rhétorique validiste dans les organisations et les mouvements politiques féministes a historiquement mis à distance du handicap les féministes (non handicapées), rendant les alliances entre féministes handicapées et féministes non handicapées dures à établir. Bien que cette histoire ne justifie pas ou n’excuse pas l’utilisation de métaphores validistes sur le handicap aujourd’hui, elle donne un contexte dans lequel situer la position habituelle des femmes féministes « contre » le handicap et la conceptualisation du pouvoir du patriarcat comme handicapant. La question à soulever maintenant est comment résister à cet usage historique sans perdre les objectifs importants du travail féministe antérieur.
Qu’est-ce que la leçon de cette discussion signifie pour les féministes du présent (et du futur) qui veulent s’aligner sur les universitaires et les militant-es pour les droits des personnes handicapées et résister à l’utilisation de représentations négatives et monolithiques du handicap ? Est-ce que l’argumentation de mon article entraîne que nous ne devrions jamais utiliser le handicap métaphoriquement ? Pas exactement. Plutôt que, le problème est l'utilisation du handicap comme un domaine ressources négatif pour représenter l'incapacité, la perte, et le manque de façon simpliste et non critique. Comme je l’ai montré, cette utilisation du handicap comme métaphore crée des problèmes pour comprendre les incarnations vécues et limite de façon ultime ou contredit les arguments féministes qui sont proférés. Malgré les problèmes dans la plupart des utilisations passées et présentes des métaphores du handicap, j’encourage néanmoins la créativité, la nuance et l’expérimentation dans l’écriture féministe parce que des utilisations innovantes, politiquement responsables peuvent faire penser les gens plus profondément et alternativement les incarnations que les métaphores conventionnelles ne nous y autorisent actuellement. Par exemple, Vidali suggère que nous changions les expériences sensorielles que nous utilisons habituellement dans les métaphores en demandant (par exemple) « aux étudiant-es de trouver les '’parfums’' des concepts des cours précédents » plutôt que leur demander s'ils/elles peuvent « voir » les connexions. Elle écrit que cette sorte d'engagement « créatif avec les métaphores du handicap peut rendre plus compliqué, ou '’dénaturaliser’', les idées concernant les façons dont les métaphores et les corps interagissent ». Par ailleurs, Moya Bailey (2011, 142), dans « Les plus malades : le handicap comme métaphore dans la musique Hip-hop » (The Illest': Disability as Metaphor in Hip Hop Music), écrit que dans « les espaces liminales du hip-hop, la réappropriation du langage validiste peut dessiner une nouvelle façon d’utiliser les mots qui viennent de connotations désobligeantes généralement admises ». C’est en effet possible et même désirable d’utiliser le handicap métaphoriquement de façon à ce qu'il autonomise et qu'il fasse prendre conscience de la complexité des corps et des esprits handicapés. Pour cela, les universitaires féministes pourraient prendre exemple sur des écrivaines handicapées créatives telle qu'Elie Clare qui décrit les tremblements comme une expérience corporelle qui empêche de jouer du piano, provoque des regards fixes et des ralliements, mais fait aussi qu'un-e amant-e prenne davantage de plaisir et prie pour en avoir plus. Nous pouvons nous demander comment est-ce qu’une métaphore créative du tremblement peut mettre en lumière la multiplicité de cette expérience ?
Essayer d’utiliser la métaphore de façon créative ne dégage personne de sa responsabilité. Le corpus grandissant de travaux sur le handicap et la rhétorique sera clairement utile aux féministes (non handicapées comme handicapées) qui veulent utiliser les métaphores de manière plus responsable dans leur travail. Comme le pointe Titchkosky, cependant, « les textes n’ont jamais juste raison ou tort dans la mesure où ils ‘’créent’’ aussi le vrai ou le faux, les textes sont toujours une action sociale orientée, produisant un sens » qui implique à la fois l'écrivain-e et le/la lecteur-rice. Nous ne pouvons jamais pleinement prévoir la façon par laquelle nos métaphores seront lues ou utilisées une fois que nos mots seront dans le monde. Bien que je n’ai jamais contacté Hooks pour lui demander des explications sur son utilisation de « paralysies émotionnelles » (comme tant de gens voulaient le faire à ma conférence), ni que je n’ai pas indiqué au pilote qu’il avait mal compris l’utilisation du mot « sourd » faite par ma voisine, mon expérience de ces deux évènements et mes recherches suivantes sur le sujet du handicap comme métaphore ont rendu clair pour moi qu’une meilleure incorporation des questions sur le handicap dans le travail féministe n’est pas seulement une question d’utilisation d’un langage plus inclusif, politiquement correct ; mais plutôt que nous devons avoir la volonté de nous engager dans des dialogues difficiles, reconnaître l'illimité intrinsèque de notre langage métaphorique et communiquer avec les autres au-delà des différences, de n'importes quelles façons et peu importe les modes que nous utilisons pour cela.
Je prétends donc qu’une philosophie féministe du langage, à savoir le langage compris dans n’importe quel format ou mode de communication, pas seulement juste une écriture savante, doit incorporer des idées provenant des études sur le handicap et être fondée sur les concepts généraux suivants. À noter que cette philosophie féministe du langage est un processus, non un produit, « un art, non une science » (Hall 2012, 31). Premièrement, ne pas blesser. Ne pas utiliser un langage qui aligne des concepts ou des connotations négatif-ves sur un autre groupe marginalisé, même si ce langue est celui qui semble le plus puissant, évocateur, et effectif. Beaucoup d’entre nous ont enseigné à nos étudiant-es et à nos paires de considérer les sens qui sont incorporés dans des phrases telle que « lancer comme une fille » et « agir comme une fiotte ». Nous avons probablement rejeté l’utilisation du terme « gay » pour se référer à quelque chose de stupide et été découragé-es d’utiliser le terme de « retardé-e » pour insulter ; certain-es d’entre nous s’accrochent toujours aux termes « aveugle, sourd-e, idiot-e » pour insulter, invalider, rabaisser. Par conséquent, deuxièmement : être responsable. Le langage n'est jamais neutre. Nous faisons des choix par rapport aux mots que nous utilisons et nous avons une responsabilité à comprendre à la fois la dénotation et la connotation des mots que nous choisissons. Nous devons interroger les métaphores et les autres formes de langage de la même façon rigoureuse et la même ampleur que nous investiguerions et comprendrions n’importe quelle théorie ou quel concept avant de l’utiliser dans notre travail. Les métaphores ont des contenus et des effets politiques ; elles ne sont pas simplement une livraison stylistique créative du « réel » sens d’une phrase ou d’un argument donné-e. Au contraire, le contenu et le style de ce qui est livré de ces pratiques rhétoriques sont inséparables : ils s’informent et s’infléchissent l’un l’autre. Troisièmement et pour finir : être responsable et ouvert-e à la critique. Malgré nos meilleures intentions féministes, nous ne pouvons pas toujours avoir raison. Néanmoins, nous devons avoir la volonté de laisser tomber les mots ou les concepts qui blessent les autres et développer de nouveaux mots, de nouvelles métaphores, et de nouvelles idées qui servent mieux et vont plus loin que nos objectifs féministes. Cette philosophie féministe du langage nous autorise à mettre en acte des politiques affectives qui englobent l’utilité linguistique de la métaphore, mais reste intellectuellement rigoureuse et engagée dans la mission de justice sociale du mouvement féministe.