Sexe et handicap : le titre de ce livre unie deux termes qui sont certainement incongrus, si ce n'est antithétiques, dans l'imagination populaire. L'assertion que la validité est le siège de la sexualité semble évidente. Après tout, les personnes les plus attirantes sexuellement sont en bonne santé, normales et actives : des modèles longilignes, des mordu-es d’athlétisme, des membres de salles de fitness débordant d'énergie. Les personnes handicapées sont rarement regardées comme des sujets désirants ou des objets de désir. Et quand sexe et handicap sont liés dans la culture américaine contemporaine, la conjonction est plus souvent l'occasion de marginalisation ou d'émerveillement : la sexualité des personnes handicapées est typiquement décrite soit en termes de manque tragique soit en termes d'excès bizarre. Pitié ou peur, en d'autres mots, sont les sensations les plus souvent associées au handicap ; les sensations sexuelles les plus agréables sont généralement dissociées des corps et des vies des personnes handicapées.
Mais si le handicap était sexy ? Et si les personnes handicapées étaient vues à la fois comme des sujets et des objets de multiples désirs et pratiques érotiques ? De plus, si en examinant les façons dont ces désirs et ces pratiques sont permis, articulés, et représentés dans différents contextes, contemporain et historique, local et global, public et privé, on rendait possible la reconceptualisation des catégories à la fois de sexe et de handicap ? Voici quelques questions parmi d'autres que pose Sexe and handicap. Les chapitres de ce livre, en partis focalisés sur l'accès, les histoires, les espaces, les vies et les désirs, développent des analyses montrant une myriade de façons par lesquelles sexe et handicap peuvent en fait aller ensemble, et ce malgré leur ségrégation dans les représentations culturelles dominantes.
Accès
Anne Finger écrit en 1992 « la sexualité est souvent la source de notre plus profonde oppression, c'est aussi souvent la source de notre plus grande souffrance. C'est plus facile pour nous de parler, et donc de formuler des stratégies de changement, au sujet de la discrimination à l'emploi, de l'éducation, du logement, que de parler de notre exclusion de la sexualité et de la reproduction ». En réfléchissant à ces observations dix-sept ans plus tard, Finger nous suggérait que la sexualité « nous montrait notre besoin d'avoir plus que des droits, notre besoin de changements culturels, à la façon du changement culturel que nous avons vu ces dernières années dans le travail (d'écriture, de peinture, de performance, de danse) d'Eli Clare, de Terry Galloway, de Riva Lehrer, de Sins Invalid, d'Axis Dance Company, etc ».
Le changement culturel que note Finger qui prend place dans la mémoire, la performance, l'art visuel et la danse a aussi été suivi par certains textes populaires et académiques qui réfléchissaient explicitement soit aux sens complexes de l'identité sexuelle pour les personnes handicapées, soit plus directement, comme dans Le guide ultime des liens entre sexe et handicap (Ultimate Guide to Sex and Disability), aux nombreuses façons différentes dont les personnes handicapées pouvaient avoir une sexualité ou en avaient déjà une (Kaufman et al.). Le journal Sexe et handicap (Sexuality and Disability) a été un travail important de publications de militant-es, de sociologues, d'anthropologues et d'autres pendant de nombreuses années (incluant le travail fondamental de Corbett Joan O'Toole, Barbara Faye Waxman-Fiduccia et Russell Shuttleworth). En 1996, Tom Shakespeare, Kath Gillespie-Sells et Dominic Davies publient Les politiques sociales du handicap (The Sexual Politics of Disability) qui, comme le suggère le sous-titre du livre, met en lumière beaucoup de désirs jusqu'ici non-dits de personnes handicapées. Quelques anthologies se sont particulièrement focalisées sur les expériences de personnes handicapées queer qui sont apparues durant ces deux dernières décennies, incluant le texte de Raymond Luczak, Les yeux du désir : des lecteur-rices gays et lesbiennes sourd-es (Eye of Desire : A Deaf Gay and Lesbian Reader), celui de Victoria A. Brownworth et Susan Raffo, Restricted Accessibilité : Lesbiennes en situation de handicap (Access : Lesbians on Disability), et celui de Bob Guter et John R. Killacky, Crips Queer : des hommes gays handicapés et leur histoire (Queer Crips : Disabled Gay Men and Their Stories). Des figures telle que celle de Bethany Stevens, « l’impétueuse universitaire et militante crip, mais aussi sexologue », ont commencé à utiliser Internet comme forum pour disséminer leurs idées au sujet du sexe et du handicap. Selon Stevens, « beaucoup se protègent » de ces sujets. Son blog, « Confessions crip » (Crip Confessions), centralise les questions autour de ce thème, mais nous sommes avides d'espaces pour permettre des « discours empathiques au sujet du handicap, des corps politiques, de la capacité à construire un mouvement social, de la représentation médiatique, des modifications corporelles, de la sexualité, de l'amour, etc ».
Tout de même, les textes majeurs des études sur le handicap, ceux devenus canoniques dans le domaine, ne discutent pas de sexe très en détails. Celui de Lennard Davis, La mise en application de la normalité : handicap, surdité et corps (Enforcing Normalcy : Disability, Deafness, and the Body), parle très brièvement de la dé-éroticisation des personnes handicapées. Celui de Rosemarie Garland-Thomson, Corps extraordinaires : représenter le handicap physique dans la culture américaine et la littérature (Extraordinary Bodies : Figuring Physical Disablitiy in American Culture and Literature) parle de la même chose, faisant une distinction entre le « regard fixe » érotique et « celui qui regarde fixement » les corps des personnes handicapées tel que cela se fait fréquemment. Des textes importants tels que celui de Simi Linton, Revendiquer le handicap : connaissance et identité (Claiming Disability : Knowledge and Identity), et celui de David T. Mitchell et Sharon L. Snyder, Prothèses narratives : handicap et dépendance aux discours (Narrative Prosthesis : Disability and the Dependencies of Discourses), posent d'abord des questions sur les cultures handicapées, les identités, les épistémologies et les discours, non les actes et les pratiques sexuel-les. Et beaucoup des anthologies majeures des études sur le handicap, Les études sur le handicap : se permettre de faire partie des humanités (Disability Studies : Enabling the Humanities), Le corps et la différence physique : les discours sur le handicap (The Body and Physical Difference : Discourses of Disability), La nouvelle histoire du handicap : des perspectives américaines (The New Disability History : American Perspectives), n'incluent pas un seul essai universitaire sur la conjonction entre sexe et handicap. La seule réelle conjonction qui est faite, c'est dans une section spéciale incluant la fiction et la poésie, comme dans Le/a lecteur-rice des études sur le handicap (The Disability Studies Reader).
De plus, les textes majeurs dans de nombreux champs tournant largement autour des études sur la sexualité, incluant ceux de la théorie queer, mentionnent rarement le handicap. Certains de ces écrits semblent être à l'aube d'un engagement dans les études sur le handicap, et beaucoup d'universitaires travaillant sur le handicap sont efficacement avancé-es sur le travail de Judith Butler, tel-les qu’Eve Kosofsky Sedgwick, Michael Warner, et d'autres. Mais le handicap comme catégorie d'analyse, où les études sur le handicap comme champ épistémologique, commencent seulement à avoir un impact sur les universitaires queer. Le seul espace dans lequel les études sur la sexualité de façon très générale ont considéré la convergence entre sexe et handicap est la théorie culturelle traitant du VIH et du sida. Dès le début de l'épidémie, les hommes gays et leurs allié-es savaient que théoriser la sexualité, le handicap physique, et la maladie était impératif, comme l'illustre l'intervention militante de Michael Callen et Richard Berkowitz, « Comment avoir une sexualité en période d’épidémie » (How to Have Sex in an Epidemic), et l'essai universitaire de Douglas Crimp, « Comment avoir de l’intimité en période d’épidémie » (How to Have Promiscuity in an Epidemic). Pourtant, malgré la dette que les militant-es contre le sida ont par rapport au mouvement des droits civiques des personnes handicapées, ces travaux tendent actuellement à rester à une distance gênée des universitaires travaillant sur le handicap.
Ce que nous pointons ici n'est pas que les théoricien-nes de la sexualité devraient penser sans cesse au handicap, ou que les théoricien-nes du handicap devraient penser tout le temps à la sexualité (bien que nous ne voulons pas que ces liens ne soient pas faits). Nous voulons plutôt demander : que se passe-t-il pour nos modèles, nos arguments principaux, nos réclamations centrales quand nous politisons la sexualité et le handicap ensemble ? Pour poser cette question, nous commençons par considérer la notion d'accès, un concept politique et théorique au cœur des études sur le handicap et du mouvement pour les droits civiques des personnes handicapées. Le terme d'accès est plus souvent invoqué en référence aux espaces publics : cinémas, restaurants, immeubles de bureaux. Qu'est-ce que cela voudrait dire d'appliquer ce concept à la sphère privée ? Est-ce que les personnes handicapées peuvent demander l'accès aux expériences sexuelles avec les autres ? A la masturbation ? La reproduction ? Les trois chapitres sur l'accès, qui forment la première partie de ce livre, posent ces questions. Dans le premier chapitre, « Une culture sexuelle pour les personnes handicapées » (A Sexual Culture for Disabled People), Tobin Siebers, porté par le travail de Waxman-Fiduccia, O'Toole, et autres, propose que les personnes handicapées soient considérées comme membres d'une minorité sexuelle. Siebers indique que, comme les autres minorités sexuelles, les personnes handicapées sont souvent regardées comme « perverties » et l'accès à des expériences sexuelles et au contrôle de leur propre corps leur est souvent refusé. Comme l'observe Siebers, « beaucoup de personnes handicapées sont confinées, sans leur volonté, dans des institutions » ou « les autorités médicales prennent des décisions en ce qui concerne l'accès à la littérature érotique, la masturbation, et les partenaires sexuel-les. »
L'accès des personnes handicapées à des partenaires sexuel-les est encore plus limité par une culture pénétrante de la désérotisation des personnes handicapées. Dans le second chapitre de Sexe et handicap, « Rapprocher la théorie de l’expérience : une ethnographie critique et interprétative de la sexualité des personnes handicapées » (Bridging Theory and Experience : A Critical-Interpretative Ethnographie of Sexuality and Disability), Russell Shuttleworth, qui a développé le concept de « accès sexuel » dans ses travaux précédents, montre ici que ce terme, en effaçant les distinctions entre activités publiques et activités ostensiblement privées, facilite la politisation de ces dernières. En expliquant la méthodologie qu'il a utilisée au milieu des années 1990 pour interviewer quatorze hommes dans la zone de la baie de San Francisco qui avaient des paralysies cérébrales, Shuttleworth met en lumière les barrières massives, parfois presque infranchissables, qu'ils rencontraient lorsqu'ils tentaient d'avoir accès à des expériences sexuelles. Comme le disait l'un des participants, les femmes semblaient être en train de lui dire : « tu peux venir chez moi, mais laisse ton pénis dehors ! »
Bien que moins tangible qu'un ensemble de marches à l'entrée d'un immeuble ou l'absence de sous-titrage d'un film à l'écran, des barrières telles que celles évoquées dans les chapitres de ce livre sont tout aussi envahissantes est également intimidantes. Le chapitre de Michel Desjardins, « Le corps sexualisé des enfants : les parents et les politiques de stérilisation ‘volontaire’ des personnes désignées comme handicapées mentales » (The Sexualized Body of the Child : Parents and the Politics of 'Voluntary' Sterilization of People Labeled Intellectually Disabled), examine les barrières insidieuses auxquelles sont confronté-es les jeunes adultes ayant des handicaps développementaux. Même si ces hommes et ces femmes ont accès à l'intimité sexuelle et à l'amour romantique, ils/elles subissent souvent une stérilisation « volontaire » qui assure que « leur intimité et leur amour » ne finira pas par une grossesse.
De façon différente, chacun de ces trois chapitres nous invite à nous demander : qu'est-ce que cela signifie d'utiliser le concept d'accès lorsque l'on parle de sujets apparemment privés comme la sexualité ou la parentalité ? C'est possible, bien sûr, d'argumenter que le terme d'accès s'applique mieux à seulement quelques formes d'oppressions liées au handicap. Après tout, on peut demander directement certains types d'accès aux institutions publiques tels qu'une rampe à l'entrée d'un restaurant ou un ascenseur dans un hôtel, ce qu'on ne ferait évidemment pas en ce qui concerne les corps et les choix des partenaires sexuel-les potentiel-les. En suivant cette ligne de pensée, il semble raisonnable de dire qu'un film sans sous-titrage est inaccessible aux spectateur-rices sourd-es, tandis qu'un film qui a des sous-titres mais qui dépeint des personnages sourd-es, ou Sourd-es, comme asexuel-les, sexuellement peu attrayant-es n'est pas inaccessible mais plutôt autre chose comme controversé, offensant, validiste, ou provocateur, cela dépend de notre point de vue. Le problème, cependant, avec cette distinction raisonnable c'est qu'elle crée presque inévitablement une hiérarchie : sur la base de cette réalité concrète, indiscutable, nous tendons à accorder plus d'importance à ces formes d'oppressions que nous appelons « barrières d'accès » qu'à celles plus subtiles qui gouvernent nos rencontres sociales et sexuelles. Les chapitres de ce livre interrogent sur ce que cela voudrait dire que de renverser cet ensemble de priorités. Qu'est-ce que cela ferait si les universitaires travaillant sur le handicap faisaient de la sexualité un sujet essentiel, lui accordant toute l'importance que la question de l'accès a eu devant la Cour Suprême ?
Histoires
En 1988, l'universitaire handicapé, historien et militant Paul Longmore brûle son livre sur l’avenue George Washington devant les bureaux de la sécurité sociale de Los Angeles. Il fit cela dans le but de protester contre « les obstacles mis au travail de la sécurité sociale ». Si Longmore gagnait des royalties sur son livre, ou un salaire de professeur d'université, il avait perdu son équipement et ses services financés par la sécurité sociale (incluant une aide respiratoire et des auxiliaires de vie) dont il dépendait totalement pour survivre. Sa protestation montrait de quelles façons cela allait bien au-delà de sa situation personnelle, malgré ce que certain-es ont pu comprendre et continue de croire. Longmore a démontré symboliquement que la question putative privée du handicap est en fait profondément politique, portée par des histoires longues et complexes d'oppressions, d'exploitation et de résistance.
Dans Pourquoi j’ai brulé mon livre et autres essais sur le handicap (Why I Burned My Book and Other Essays on Disability), Longmore situe ce moment particulier du militantisme handicapé dans l'histoire du mouvement pour les droits civiques des personnes handicapées. Tel que Longmore l'interprète, le militantisme handicapé depuis les années 1970 à quatre caractéristiques clés. La première, un tel militantisme « a redéfini les problèmes auxquels faisaient face les personnes handicapées. Il les a définis principalement comme sociaux, non médicaux. Il montra que l'obstacle le plus sérieux était les préjugés profondément ancrés et la discrimination. Il présenta comme solution appropriée la protection par des droits civiques ». La seconde, le militantisme handicapé à former des coalitions avec d'autres nouveaux mouvements sociaux progressistes. La troisième, il « a créé des liens au travers les différentes visions du handicap ». Finalement, et sans doute le plus important, le militantisme handicapé « a produit des politiques identitaires non envisagées », une « identité handicapée positive » qui « a montré à la société, et aux militant-es eux/elles-mêmes, que les personnes handicapées n'étaient pas faibles mais fortes, non incompétentes mais pleine d'habilités, non en détresse mais puissantes ». Selon une historiographie que les études sur le handicap et le mouvement pour les droits civiques des personnes handicapées ont rendu familière, l'identité handicapée, forgée dans le contexte d'autres nouveaux mouvements sociaux et émergent d'un mouvement handicapé explicitement focalisé sur les droits civiques, ouvre la voie à la loi pour les personnes handicapées américaines (ADA), qui fut signée par le président George H. W. Bush en 1990.
Depuis, des politiques identitaires particulières, tout aussi résolument « non envisagées », ont suivi l'ADA et la législation similaire aux droits civiques. Les personnes handicapées et leurs allié-es ont été inquiétées par le fait d'être témoins d'interprétations extrêmement étroites et rigides de l'ADA par les tribunaux, ce qui a drastiquement limité la portée et l'efficacité de la loi. En 1999, Ruth Colker analysait le corpus des cas couverts par l'ADA qui étaient venus devant les tribunaux. Ses données coïncidaient avec celles que l'association américaine du barreau avait recueillies moins d'un an auparavant : dans 94 % des cas des décisions fédérales sur l'ADA, les employeur-ses gagnaient. Les plaignant-es handicapé-es perdaient le plus souvent leur affaire non parce que les aménagements qu'ils/elles demandaient étaient qualifiés de « non raisonnables » ou imposaient une « privation excessive » aux employeur-ses, mais parce que les tribunaux décidaient que les plaignant-es ne pouvaient être qualifié-es « d'handicapé-es ». Par exemple, dans la décision de 2002 pour l'affaire qui opposait l'entreprise Toyota Motor aux Williams, la cour suprême des États-Unis jugea qu'une travailleuse à la chaîne de montage ayant le syndrome du nerf carpien et d'autres handicaps musculosquelettiques douloureux, qui limitaient ses habilités au travail, à faire les courses, s'occuper de sa maison, et jouer avec ses enfants, n'était pas une personne « handicapée ». Comme de nombreux-ses observateur-rices l'ont remarqué, la définition extrêmement étroite du handicap par les tribunaux a créé une double contrainte pour quiconque recherchant une protection par l'ADA : un-e plaignant-e qui n'arrive pas à convaincre le tribunal qu'il ou elle est une personne « handicapée » aura probablement de grandes difficultés à faire respecter le contenu de la loi et montrer qu'il ou elle est aussi un-e individu-e « autrement qualifié-e ».
Linda Hamilton Krieger observe que « le congrès a inscrit le modèle du groupe minoritaire basé sur le handicap dans le préambule de l'ADA ». Ce préambule statut que les personnes handicapées constituent « une minorité discrète et définie » historiquement sujette à « un traitement inégal constant ». Comme nous pouvons encore le voir dans l'affaire opposant les administrateur-rices de l'université d'Alabama aux Garrett, la Cour Suprême jugea que les personnes handicapées ne constituaient pas une classe protégée par le quatorzième amendement de la clause sur l'égalité de protection. Krieger conclut donc que l'affaire Garrett représente une « répercussion judiciaire contre le modèle du groupe minoritaire de l'ADA ».
L'argument de Krieger et les analyses historiques de Longmore sur l'émergence d'une identité handicapée posent certaines contraintes mais sont importants. Nous souhaitons, cependant, complexifier ici la grille d'analyses que Krieger nomme convenablement les « répercussions contre l'ADA. » En suivant Longmore, nous serons attentif-ves aux manières par lesquelles l'identité handicapée est toujours historique. L'identité handicapée, en d'autres mots, n'est jamais un simple fait naturel ; elle est plutôt construite et reconstruite par les circonstances historiques et les agents historiques. Ainsi, comme Krieger, nous localisons les exemples de jugements de la cour suprême contre les plaignant-es handicapé-es dans une histoire en cours de luttes autour de l'identité handicapée. Notre analyse diffère cependant de celle de Krieger dans le fait que nous voyons davantage les répercussions contre l'ADA comme le surgissement d'un soutien excessif, par une application extrême et même punitive, envers les constructions des personnes handicapées comme membres d'un groupe minoritaire « discret, défini », plutôt que comme le surgissement d'un rejet théorique d'un « modèle de groupe minoritaire ». Après tout, dans l'affaire Toyota contre Williams et dans beaucoup d'affaires similaires les tribunaux ont, en fait, définit les personnes handicapées comme appartenant à un groupe minoritaire discret, auquel les plaignant-es spécifiques n'appartiennent pas. En fait, les tribunaux n'admettent pas que les personnes handicapées soient des minorités politiques, comme les législateur-rices de l'ADA en avaient l'intention. Pourtant un modèle minoritaire du handicap est néanmoins clairement à l'œuvre dans les affaires judiciaires liées à l'ADA ; cela donne des fondations explicites à beaucoup de répercussions judiciaires contre l'ADA. Ce point est crucial : nous pensons qu'il doit nous presser à nous interroger sur les questions difficiles liées au modèle du groupe minoritaire et aux façons dont ce modèle bouge à travers l'histoire et à travers les institutions autoritaires.
En posant de telles questions, comme nous allons le faire à travers cette introduction, nous serons aux prises avec la relation souvent conflictuelle entre expérience personnelle et analyses politiques. Le moment où Longmore a brûlé son livre est un de ces nombreux moments où les universitaires handicapés et les militant-es, semblant s'inspirer de la seconde vague féministe qui insistait sur le fait que le personnel était politique, ont démontré que le blocage autour de certaines catégories d'expériences (telles que « la sexualité » et « le handicap ») comme « affaire privée » est en lui-même un acte profondément politique, avec des effets souvent insidieux.
Nous engageons cette idée cruciale ici, au même moment où nous engageons aussi des approches politiques et théoriques qui troublent le concept d'identité, et donc, peut-être aussi, de l'expérience personnelle. Dans beaucoup de contextes, la revendication que « le personnel est politique » a eu l'effet de placer « l'expérience des femmes » au centre des analyses politiques féministes ; mais dans d'autres, comme le féminisme des femmes racisées, la construction de la notion de « femmes » comme une identité primaire ou fondamentale a été remise en question de manière persuasive, bien avant le moment, en 1990, où Butler affirmait que « ce n'est plus aussi évident que la théorie féministe doive essayer d'installer la question de l'identité primaire dans le but d’asseoir son rôle politique ».
Cet héritage féministe complexe nous pousse à nous demander, comme nous avons commencé à le faire en écrivant l'introduction de ce volume à l'été 2007, si le matériel de nos propres « histoires » devait y avoir une place. Dans un mail à Anna, au regard de cette possibilité, Robert écrivait :
Je comprends ce que tu es entrain de dire au sujet de l'expérience personnelle, bien que cela me fasse aussi me sentir circonspect, étant donné la culture confessionnelle dans laquelle nous vivons et comment cette culture de la confession est liée à la vérité (spécialement en ce qui concerne la sexualité) et l'authenticité (spécialement en ce qui concerne le handicap). J'ai, cependant, trouvé cela intrigant que, comme éditeur-rices, nous occupions, d'une certaine façon, des positions miroirs (je laisse cela flou momentanément, mais pour l'instant soit indulgente avec moi) : dans les théories sur la sexualité, c'est difficile de nier que la théorie queer à une certaine place privilégiée, et c'est dur de nier, malgré les replis anti identitaires de la théorie queer, que les « véritables » lesbiennes et gays, qui revendiquent leurs identités lesbiennes et gays, on fait un énorme travail durant les dernières décennies passées. En théorisant le handicap (ou même le corps plus généralement), il est difficile de nier une certaine place privilégiée des études sur le handicap, et il est dur de nier, spécifiquement avec l'emphase sur l'identité et l'expérience qui est faite dans ce champ, que les « véritables » personnes handicapées, avec leurs expériences variées du handicap et des identités handicapées, on fait un énorme travail durant ces dernières décennies passées.
Donc, pour le dire de façon brute, le sens réductionniste, qui est plus important que notre vision des choses à tou-tes les deux, nous fait aboutir à deux aspects rivalisant dans notre titre, « sexe et handicap ». Dans une vision en deux dimensions, chacun-e de nous deux peut être considéré-e par celles et ceux qui ne nous connaissent pas bien comme la représentation principale d'un des côtés de la binarité. Mais je dirais, bien sûr, que cette évaluation suscite immédiatement de notre part un « oui, mais » en ce qui concerne les deux côtés de cette supposée binarité. Étant donné que tu es lesbienne et étant donné les aspects désintégratifs de l'identité sexuelle et queer de façon générale, c'est facile de te sortir de la représentativité de la « sexualité ». Mais je suis prudent en te concédant entièrement la représentation du « handicap », en même temps que je suis prudent de ne pas te la concéder, pour toutes sortes de raisons sédimentées de l'histoire du handicap.
Que peut revendiquer Robert qui fait qu'il s'autorise à déloger Anna de sa position apparente de représentante du « handicap » ? « Je ne suis pas handicapé, » écrit-il à Anna, « et je ne revendiquerais jamais de façon cavalière cela comme une identité, en partie à cause du respect pour les histoires d'oppressions qui ne sont pas les miennes ». Et encore, continua-t-il, « je veux être clair : je pourrais la revendiquer », Robert continua en « citant certaines preuves (« preuves » de « l'expérience ») qui soutiendraient que le ‘’je’’ revendique une relation au handicap que je ne comptais pas faire sur le moment ». Quelques points extraits de la liste de Robert qui en contient neuf :
1. Un professionnel de santé mentale m'a au moins une fois proposé des médicaments pour des troubles obsessionnels compulsifs, dans le cadre d'une relation thérapeutique longue de deux ans…
3. J'ai parfois réellement embarqué en avance à bord d'un avion pour cause de « handicap » dans le but de pouvoir voyager confortablement (et je vois cela comme une adaptation due probablement à mon travail dans les études sur le handicap).
4. Souvent quand je suis en vol, je peux te dire exactement le nombre de segments de cinq minutes qu'il nous reste avant que l'avion atterrisse, aussi bien que ce qui s'est passé dans le même nombre de segments de cinq minutes en arrière. Cela n'a probablement aucun sens, mais je le fais : à un certain moment, je peux te dire, « il nous reste 37 segments de cinq minutes » et je peux te dire de façon générale ce qui s'est passé dans les derniers 37 segments de cinq minutes. Bien sûr cela est en partie contingent de si nous étions dans une période, durant le vol, où je m'étais autorisé moi-même à regarder ma montre (les règles pour tout cela sont très compliquées).
Par l'ensemble de ces preuves, Robert s’est présenté comme support d'une revendication identitaire qu’il pourrait faire. Il a résisté néanmoins à la faire, non seulement parce que, comme il a pu le dire, « je respecte vraiment le fait de ne pas être handicapé et que j'ai toutes sortes de privilèges validistes », mais aussi « parce qu’avoir le sentiment d'une telle revendication est insuffisant (peut-être nécessaire mais insuffisant) pour avoir une certaine façon de penser le corps, l'esprit, et le comportement. Pour signifier de façon générale, mais aussi spécifiquement, mon corps, mon esprit, mon comportement ».
Du point de vue de « la sexualité, » Anna occupe une position qui reflète la relation de Robert au « handicap. » Elle a écrit :
Je dirais que je suis quelque part entre hétérosexuelle et bisexuelle, mais je ne me sens pas à l'aise avec ces termes. Dire « je suis bisexuelle » semble avoir quelque chose de lointain avec les personnes LGBT qui sont opprimées de manières dont je ne le suis pas. Ce n'est pas non plus exact de dire « je suis hétérosexuelle », et de faire ainsi passer le fait que je ne sois pas à l'aise avec ce mot, à la fois parce que cela confère un privilège hétérosexuel et parce qu'il risque de limiter de bien des façons ma propre signification de ce qui est possible, de ce que je peux désirer.
Malgré son inconfort à revendiquer une identité sexuelle minoritaire que certain-es pourraient voir comme effilée, Anna se retrouve néanmoins à se demander, après qu'elle ait lu la liste de « preuves » de Robert en soutien à sa revendication qu'il ne souhaite pas faire d'une identité minoritaire handicapée, « Robert, pourquoi tu ne te revendiques pas comme tel ? » Alors que la réduction de sa question était ironique (ayant été elle-même au bout de sa question, elle savait comment celle-ci serait embarrassante), Anna était sérieuse en demandant pourquoi il ne s'identifiait pas comme handicapé ?
Nous avons commencé à nous poser cette question ici : celle de l'agitation autour de la mise en doute des revendications des histoires d'oppressions, aussi bien qu'une répugnance à simplifier les façons complexes de penser, de ressentir, et de se comporter. À cela nous ajouterions un autre danger, qui commence à nous tirer en arrière en direction des discours et des institutions autoritaires ainsi qu'aux impasses à la fois législatives et judiciaires avec lesquelles nous avons ouvert cette partie : le risque de réifier les catégories identitaires pourrait être mieux contesté. Comme Robert l'a remarqué au sujet des expériences qu'il a listées pour justifier une hypothétique revendication identitaire : « revenons à cette liste que je viens juste de te donner : je désirais revendiquer quelque sorte d'authenticité (et si je me souviens bien, je ne le suis pas), le médecin (et même l’ancien amant dont je t'ai parlé qui est docteur) est le seul à donner du crédit à cette revendication ! Troublant, de quelques façons, non ? » Troublant parce que, à cet instant, une revendication identitaire telle que « je suis handicapé ; j'ai des troubles obsessionnels compulsifs » serait liée, inextricablement, aux discours médicaux (et aux diagnostics) et nous serions tou-tes deux perçu-es comme spécieux-se. Un effet probable d'un tel statut, à cet instant, serait de renforcer le pouvoir et l'autorité des institutions, la médecine et la psychiatrie modernes occidentales, qui ont généré et maintenu en ordre la binarité normale/anormale qui a été fondamentale dans l'oppression des personnes handicapées.
Anna revendique l'identité « handicapée », et cette revendication a été un processus conflictuel et compliqué. Elle est handicapée depuis 1994 et à divers handicaps interreliés, une maladie environnementale, des douleurs au dos qui montent et qui descendent, et des chutes de tension répétitives, dont les intensités ont varié au cours des années. En mars 2006, après avoir apparemment disparu pendant six ans, la maladie environnementale d'Anna est réapparue, la forçant à abandonner ses études universitaires à l'université de Berkeley en Californie. Cette maladie environnementale (qui est aussi appelée sensibilité chimique multiple, ou MCS) veut dire qu'une centaine de substances présentes dans la vie quotidienne d'Anna la rendent malade : les produits chimiques dans les savons, la lessive, les parfums, la fumée de cigarette, les échappements de voitures, le papier journal, les magazines, le papier, l'encre, la peinture, les tapis, les nouveaux vêtements, les gaz naturels utilisés dans les fours et fourneaux, les plastiques, les tissus d'ameublement, les produits pour pelouses, les produits d'entretien. En cherchant un air plus pur et un lieu sain pour vivre, elle emménagea à Santa Rosa, où elle continue de vivre avec sa compagne Jane, qu'elle a rencontrée sur une liste mails de personnes ayant des maladies environnementales. Comme beaucoup de gens ayant des maladies environnementales, Anna est aussi sensible aux champs électromagnétiques, ou EMFS, que les appareils électroniques émettent ; elle est donc incapable d'utiliser un ordinateur. Ce handicap, combiné à des chutes de tension répétitives, a rendu la poursuite de ses études universitaires impossibles.
Dans son chapitre « mon corps, ma prison : le handicap invisible et les limites du discours revendicatif », Ellen Samuels observe que les gens ayant des handicaps invisibles, bien que souvent critiqué-es pour « le cacher » ou refuser de « le revendiquer », sont en fait obligé-es de le revendiquer de façons répétitives. Parce que les autres présument qu'ils/elles ne sont pas handicapé-es, ils/elles doivent régulièrement identifier leurs handicaps non visibles et expliquer leurs effets. En le revendiquant dans le contexte de cette introduction, Anna espère, et attend, que sa revendication fonctionne différemment de celle de Robert qui revendique en s'abstenant de revendiquer. Si dire « j'ai un trouble obsessionnel compulsif » pourrait à cet instant faire appel à l'autorité des institutions médicales, dire « j'ai une maladie environnementale » à la potentialité de contester cette autorité. Cela parce que, pour la plus grande partie, la médecine occidentale générale ne reconnaît pas comme handicaps légitimes ce qui ne peut pas être diagnostiqué avec des tests médicaux conventionnels. Les gens qui ont une maladie environnementale (ou des handicaps similairement « controversés », tels que la fibromyalgie, des symptômes de fatigue chronique, ou de douleur chronique) sont donc souvent considéré-es comme des simulateur-rices ou des hypocondriaques. La retenue des diagnostics médicaux légitimes à des conséquences qui vont plus loin que le bureau du docteur qui dit, « tous vos tests sont normaux ; vous êtes en parfaite santé ». Pour beaucoup de personnes handicapées cela se manifeste par aucune différence corporelle visible ou résultats de tests anormaux, et s'en suit une lutte pour obtenir les allocations pour personnes handicapées, les aménagements d'accès à l'emploi, ou pour persuader les membres de leur famille et leurs ami-es qu'ils/elles sont réellement handicapé-es.
En « revendiquant » ici, Anna risque que toi, lecteur-rice, comme beaucoup de praticien-nes de santé et de soins, de cour de justice, et d'autres qui ont l'autorité de conférer ou de renier le statut d'handicapé-e, tu la considères comme n'étant pas une authentique « personne handicapée ».
Cette possibilité pointe un autre problème avec les revendications identitaires : les exclusions inévitables, malgré les intentions de celles et ceux qui forgent ces identités. Pris ensemble, beaucoup de textes influents dans le champ des études sur le handicap peuvent être considérés comme ayant codifié un modèle d'identité de personne handicapée qui a certaines caractéristiques cruciales : son corps manifeste une différence visible, la souffrance physique n'est pas un aspect primaire de son expérience, et il ou elle ne cherche pas de remède ou de rétablissement. De cette façon, ce qui peut être vu comme la construction d'une personne handicapée « paradigmatique » par les études sur le handicap diffère de la propre compréhension de beaucoup de personnes ayant des douleurs et des maladies chroniques. Ainsi, Samuels écrit que les études sur le handicap « se focalisent sur la visibilité et ce « regard fixe » me mène parfois à me questionner si mon état de santé extrêmement limité et changeant correspond vraiment à un handicap selon le modèle social ».
La marginalisation discursive des personnes ayant une maladie invisible peut avoir des effets matériels. Par exemple, tandis que le mouvement pour les droits civiques des personnes handicapées réussissait à faire les requêtes de rampes pour fauteuils roulants et d'interprétations en langue des signes américaines qui semblent, au moins dans certains contextes, « raisonnable », les aménagements qu'une personne ayant une maladie environnementale pouvait avoir besoin de demander sont la plupart du temps considérés comme non raisonnables, à la fois dans le sens de « tu demandes trop » mais aussi « je ne comprends pas pourquoi tu aurais besoin de cela ». Dans le but que les lieux de travail et autres espaces publics (incluant les organisations de personnes handicapées) soient accessibles à une personne ayant une maladie environnementale, il ou elle doit faire la requête apparemment impossible que ces environnements soient sans produit nettoyant toxique ; sans matériel, mobilier, tapis, et peinture dans les bâtiments neufs ; sans désodorisant ; sans parfum ; sans nettoyant à sec de vêtements ; sans lotion parfumée pour la peau, produits pour cheveux, et déodorants ; et beaucoup d'autres substances chimiques quotidiennes.
« Je dois dire, je ressens un peu d'amertume en ce qui concerne ma carrière », confesse Anna à Robert en 2007 alors qu'il et elle sont assi-es dans son arrière-cour, discutant de leur vie personnelle avant de se préparer à écrire cette introduction.
«Tu sais, c'est de la sexualité, aussi bien que du handicap, » remarqua Robert.
« Pourquoi est-ce de la sexualité ? »
« Parce que, ce qui te manque c'est une série de connexions érotiques. Elles ne sont peut-être pas des connexions sexuelles, mais il y a de la sexualité dans le mélange des esprits et des corps pendant une conférence (et je ne parle pas juste des conférences sur la sexualité !), Le frisson de l'énergie et du savoir généré ; il y a un investissement libidinal dans tout ça ».
Pour Robert, comme avec Anna, les lignes qui séparent les catégories de « handicap » et « sexualité » sont parfois floues. Au moment de l'édition de ce livre, il écrivit à Anna au sujet d'un homme qu'il avait récemment rencontré : « je le revois dans 15 jours. Je me lèverai demain et il ne restera plus que 14 jours, et jeudi il n'y aura plus que 13 jours, cela veut dire qu'à partir de jeudi, je n'aurais plus qu'un seul mercredi à dormir sans lui. Et puis vendredi… bien, tu as une idée ». Est-ce que cela est simplement un cas normatif de maladie d'amour ? Ou, au regard des autres excentricités mentales de Robert, cela ne peut pas être interprété comme un « handicap », une forme d'obsession sexuelle ou de troubles obsessionnels compulsifs ? Au lieu de choisir un aspect de la division binaire entre normalité et handicap, nous appuyons plutôt ici sur la valeur de garder ces termes fluides et contestables. Tout au long des politiques identitaires qui ont successivement façonné les communautés minoritaires et les stratégies des droits civiques, une politique post-identitaire du handicap, dans laquelle ce qui est interprété comme handicapé n'a pas besoin d'être rattaché à une identité handicapée, permet d'asseoir le handicap dans des lieux multiples, souvent inattendus, plutôt que seulement dans les corps et les esprits de quelques individus.
Embrasser une politique post-identitaire du handicap veut dire concevoir les maladies environnementales (pour prendre un exemple) comme étant davantage que la base de l'identité handicapée de quelques individus nord-américain-nes. Dans son essai « Animéités toxiques, affections inanimées » (Toxic Animacies, Inanimate Affections), Mel Chen entreprend ce travail. Chen parsème sa narration personnelle de ces négociations difficiles dans les espaces publics, ces essais pour éviter d'inhaler la fumée de cigarette et les pots d'échappement quand elle marche dans la rue ou de « faire un sourire » par-dessus le masque qu'elle doit porter parfois pour faire les courses, avec une analyse des façons dont circule la notion de « toxicité » dans les contextes globaux. Pour Chen, raconter sa propre histoire est nécessaire dans le but de contrer les présomptions probables des lecteur-rices que les corps qu'elle décrit jouissent d'un état de santé « mythique », inaltérés par les toxiques et clairs cognitivement. Elle veut montrer de quelles façons, écrit-elle, elle considère que « la toxicité a profondément affecté ma propre santé, ma propre vision queer, et ma propre habilité à forger des liens ». Encore même que son histoire personnelle du handicap autorise en partie les questions au sujet de la toxicité globale et le « nous » qu'elle interroge (« comment cela se fait-il que le monde soit si toxique… chargé de tous ces produits chimiques nuisibles… considérés par tant d'entre nous comme bénins et sources de plaisir ? Et pourquoi est-ce que nous faisons cela, tout cela, à nous même ? »), Chen note aussi immédiatement que « un tel ‘’nous’’ est une fausse unité ». Chen n'est pas, elle insiste, parmi « celles et ceux qui se trouvent dans des pays industriellement ‘’sous-développés’’, comme ces femmes qui vaporisent à la main de la peinture sur des jouets des centaines de fois par jour sans protection ; ces travailleur-ses agricoles avec peu d'accès aux soins de santé récoltant les fruits dans les vapeurs des pesticides, méthane, et fertilisants qui sont respirables seulement dans un sens strictement mécanique ; ces gens qui vivent à côté des usines vomissantes installées à distance des métropoles néo coloniales, ou qui bénéficient des vents venant de raffineries… qui vont dans les périphéries abjectes des ‘’centres’’ urbains gentrifiés ».
Les considérations nuancées de Chen sur la relation entre son propre handicap et le contexte social large dans lequel ce handicap prend place à plus en commun avec ce que Roderick A. Ferguson définit comme un mode « gestuel » de conception de l'identité. Ferguson argumente qu'une conception gestuelle de l'identité animait le féminisme des femmes racisées dans les années 1970, dans lequel la politique identitaire était de se positionner loin du tableau complexe des relations que constituait le social. La politique identitaire telle qu'elle a évoluée durant les quelques décennies suivantes est devenue plus « émulative », animée, en somme, par une position non extérieure au monde social dans lequel les identités sont sans cesse formées et reformées, plutôt qu’intérieures, tournées vers le soi ou, comme nous le suggérions au-dessus, vers les identités « représentatives ».
L'argument de Ferguson au sujet de la complexité des politiques identitaires maintenant très diffamées des années 1970 nous pousse à lier, plutôt que d'opposer, le travail d'universitaires comme Longmore ou Chen. Longmore approche l'identité handicapée historiquement ; puisqu'en écrivant et en brûlant son livre, il s’est engagé dans « un examen des valeurs culturelles liées au ‘’handicap’’ et à leurs relations aux aménagements sociaux, aux politiques publiques, et aux pratiques professionnelles ». De tels examens textuels, examens du mouvement du « handicap » à travers l'histoire, ont été parmi les premières conditions de possibilités pour des analyses post-identitaires telles que celles de Chen ou les nôtres.
Chacun des chapitres de « Histoires » engage donc à la fois le fait de faire est celui de défaire le handicap, la sexualité, et l'identité. Le chapitre de Michelle Jarman, « Démembrer les lyncheurs : narrations intersectionnelles du handicap, de la race et de la menace sexuelle » (Dismembering the Lynch Mob : Intersecting Narratives of Disability, Race, and Sexual Menace), investi (comme le fait le travail de Chen) les façons par lesquelles les identifications racialisées et handicapées se sont croisées et se sont changées l'une l'autre. En se focalisant sur les États-Unis du Sud dans la dernière partie du 19e et au début du 20e siècle, Jarman nous encourage à comprendre les façons par lesquelles ce qu'elle nomme « les masculinités menaçantes » étaient constitutives à la fois des récits de lynchages raciaux et des récits mettant en lumière le traitement eugénique des hommes « faibles d'esprit ». Bien que ces discours soient généralement présentés comme sans rapport, Jarman expose les façons par lesquelles ces récits qui utilisaient « la justification et la normalisation d'une torture brutale, du meurtre, et de la destruction corporelle qui venaient définir le lynchage des noir-es par les blanc-hes » sont historiquement entrelacés avec la construction eugénique des hommes handicapés cognitifs identifiés comme « des menaces sociales au sens large, mais encore plus menaçants comme prédateurs sexuels ».
En soulignant que ni « la sexualité » ni « le handicap » n'ont de significations statiques et trans-historiques, Rachel O'Connell, dans « Quel spectacle cruel : le corps extraordinaire érotissisé dans l’histoire de sir Richard Calmady de Lucas Malet » (That Cruel Spectacle' : The Extraordinary Body Eroticized in Lucas Malet's The History of Sir Richard Calmady), analyse un roman victorien détaillant scrupuleusement les expériences sexuelles de ses protagonistes ayant des handicaps visibles. En investissant les divergences entre compréhension historique et contemporaine de la sexualité et du handicap, O'Connell interroge sur comment les conceptions nouvelles portées par les termes de « corps extraordinaires » de Garland-Thomson ont contribué à faire décliner les fortunes du roman. Le roman de Malet, qui fut publié en 1901, fut un best-seller à son époque ; il est totalement oublié aujourd'hui.
Allant trente ans en avant, Michael Davidson, dans « Des hommes enceints : modernisme, handicap et biofutur » (Pregnant Men : Modernism, Disablity, and Biofuturity), se focalise sur un autre roman, un de ceux qui n'est pas du tout oublié mais qui n'a pas été jusqu'ici lu à travers la lentille des études sur le handicap. Examinant Nightwood, de Djuna Barne, Davidson se focalise sur la figure de « l'homme enceint », spécifiquement sur la figure excentrique du Docteur Matthew O'Connor. Davidson lie Nightwood « non pas comme une anomalie baroque dans le courant des narrations conscientes de Woolf, Stein, ou Faulkner, mais comme sans doute le roman moderne représentatif dans la mesure où il offre une narration intérieure d'individus interpellés par la science biologique et raciale. Les figures du mâle enceint ont un temps été lues comme simple relocalisations (ou, dans le cas des auteurs mâles, appropriation) de la gestation. En historicisant les logiques eugénistes en circulation à l'époque de la publication de Nightwood, Davidson, relie la grossesse moderne des hommes au handicap en la comprenant comme marquant pour Barnes ce qu'il nomme « une diaspora des possibilités sexuelles et genrées parmi les corps et les esprits ayant des habilités et des registres cognitifs variés ».
Dans la continuité du siècle, les orientations et les identités sexuelles, aussi bien que les identités liées à l'incapacité ou au « handicap », ont continué à se crisper, mais souvent de façon contradictoire. Dans « Des histoires touchantes : personnalité, handicap et sexualité dans les années trente » (Touching histories : Personality, Disability, and Sex in 1930's), David Serlin examine une « étude de personnalités » du début du XXe siècle, « La personnalité et la sexualité des femmes handicapées physiques » (The Personality and Sexuality of the Physically Handicapped Woman). En situant cette étude peu connue dans deux histoires qui peuvent être comprises comme opposées, l'histoire de l'obsession, à la moitié du siècle, d'identifier et de catégoriser les « types » de personnalités et l'histoire plus anti identitaire et affective du contact, Serlin fournit une preuve riche que les femmes handicapées étaient intimement familières de dimensions somatiques de désir et de plaisir. Les subjectivités discernées dans « La personnalité et la sexualité des femmes handicapées physiques » (The Personality and Sexuality of the Physically Handicapped Woman), « subjectivités consumées au travers d'actes inquantifiables de toucher », sont, dans l'analyse de Serlin, irrésistiblement « confondantes ».
Espaces
Les chapitres de la troisième partie de ce livre considèrent les espaces (géographiques et discursifs) dans lesquels le handicap et la sexualité se matérialisent, les frontières qui démarquent ces espaces, et les punitions qui s'en suivent quand ces frontières sont transgressées. Cette partie commence avec « Diriger avec sa tête : aux frontières du handicap, de la sexualité et de la nation » (Leading with Your Head : On the Borders of Disability, Sexuality, and the Nation), de Nicole Markotic et Robert McRuer, qui investissent les usages des discours nationalistes dans Murderball, un film réalisé en 2005 au sujet d'une rivalité en cours entre des équipes américaines et canadiennes de rugbymans quadraplégiques. Markotic et McRuer examinent les façons par lesquelles la discussion explicite sur la sexualité dans Murderball, la sexualité qui est en quelques sortes lisible comme non normative, perturbe potentiellement (mais seulement potentiellement) l’orientation la plus franche de la narration, qui se dirige vers une incorporation masculiniste (à l'intérieur de la narration) du sujet-citoyen handicapé approprié. Markotic et McRuer contrastent la représentation spectaculaire du sujet-citoyen dans l'espace ludique du film (particulièrement sa capacité flexible à traverser les frontières nationales) pour vivre des expériences de vie nomade, queer, de sujets handicapé-es confronté-es au maintien de l'ordre et à la surveillance tout autour des frontières nationales, en particulier en relation avec les ressources (incluant les soins de santé) perçues comme des propriétés nationales.
Dans « Les désillusions de la sexualité normative » (Normate Sex and Its Discontents), Abby L. Wilkerson considère les connexions parmi les identités et les mouvements politiques globaux de personnes transgenres, intersexes, et handicapées. En développant une notion de ce qu'elle nomme « sexualité normée », Wilkerson considère que la transidentité, le transsexualisme, et l'intersexualité partent à la fois d'une sexualité normée et de lieux où un sens plus critique des interdépendances de la sexualité peut être forgé. Dans son analyse des façons par lesquelles l'autorité médicale occidentale voyage (souvent de manières coercitives), Wilkerson argumente que les études de la médicalisation dans des contextes internationaux devraient reconnaître et favoriser le potentiel des agents dans les échanges culturels. En considérant, par exemple, la liminalité de genre des polynésiens qui s'identifient comme fa'afafine (« comme femme »), Wilkerson présente les façons par lesquelles nombre de groupes articulent leurs propres expériences et forgent des alternatives à la sexualité normée. Elle suggère que la notion de fa'afafine puisse permettre de « développer leurs propres alternatives à la fois aux normes médicales et politiques occidentales ainsi que leurs propres catégories traditionnelles de genre ». En effet, comme le démontre Wilkerson, un large rang d'activités « érotiques » trans et intersexes interdépendantes résistent aux formes variées d'oppressions générées par la sexualité normée.
Dans « Je ne suis plus l’homme que j’ai été : sexualité, séropositivité et ‘’responsabilité’’ culturelle » (I'm Not the Man I Used to Be : Sex, HIV, and Cultural 'Responsability'), le regretté Chris Bell considère les effets de deux cas judiciaires d'Atlanta qui lui ont permis de se comprendre comme un sujet sexuel étant séropositif. Dans le premier cas, en septembre 2003, Gary Cox, le député assistant la maire Shirley Franklin fut reconnu coupable d'avoir sollicité des actes sexuels tarifés à un mineur (Cox soutenu son innocence même quand il fut envoyé en prison). Cox était séropositif, mais son statut de séropositif ne jouera pas un rôle majeur dans l'arbitrage ou la représentation de son affaire. Dans le second cas judiciaire discuté par Bell, Gary Wayne Carriker, un étudiant en médecine d'Emory, fut reconnu coupable en mars 2005 pour crime involontaire en ayant eu des relations sexuelles avec un autre homme sans lui avoir dévoilé son statut séropositif. Bell analyse les raisons pour lesquelles le statut de séropositif fut central dans l'affaire Carriker mais insignifiant dans celle de Cox. Il conduit ainsi cette considération d'espaces à risques sexuels et de surveillance à Atlanta jusqu'à une réflexion sur son propre statut d'homme afro-américain séropositif négociant des espaces similaires.
En écrivant dans un livre universitaire au sujet des intersections entre sexualité et handicap dans sa propre vie, Bell a pris des risques considérables. Car bien que des termes comme « libidinal », « érotiques », « sexualité », « sexuel », et « désir » circulent largement dans des discours académiques, ces termes ne se réfèrent pas habituellement de façon directe à la propre expérience de quelques auteur-es académiques particulier-ères. En effet, une discussion personnelle ou explicite sur la sexualité, ou, dans une certaine mesure, sur le handicap, marque sans doute une écriture qui place ces sujets en dehors de la sphère académique. Les écrits graphiques et les performances de Bob Flanagan sur le sadomasochisme et la mucoviscidose, par exemple, on fait de lui une figure populaire pour les universitaires travaillant sur le handicap qui analysent mais écartent l'interprétation de son travail comme étant lui-même un exemple des travaux universitaires ou des théories sur le handicap. Et tandis que plusieurs universitaires important-es travaillant sur le handicap ont écrit (souvent sous forme de mémoires ou autres formats non reconnus comme universitaires ou académiques) au sujet des effets du handicap sur leur mariage ou leur vie de famille, la plupart de ces écrits personnels font souvent peu mention de la sexualité.
Quel espace pourrait, ou devrait, avoir les écrits personnels parlant de sexualité dans les études sur le handicap ? Comme nous l'avons ruminé ensemble au sujet de cette introduction, la question est venue nous préoccuper : qu'est-ce que cela voudrait dire d'ouvrir, dans cet espace, des informations personnelles au sujet de la sexualité et du handicap ? Plus tôt dans notre discussion l'un avec l'autre, nous avons commencé à échanger des e-mails au sujet de nos propres expériences du handicap et de la sexualité, en espérant qu'elles nous en donnent un aperçu et que nous pourrions les incorporer. Nous avons rapidement généré un gros volume de matériel qui était, du moins pour nous, provocateur et hautement stimulant. Mais nous avons immédiatement compris que beaucoup de ces écrits seraient inappropriés à inclure ici, ou dans tout autre livre ou essai universitaire. « Inapproprié » est précisément le terme que nous voulons utiliser : la notion d’appartenance à la sphère professionnelle eu beaucoup d'importance dans notre décision d'exclure de cette introduction la plupart de nos écrits personnels sur la sexualité, écrits que nous avons évalués en partie à cause de leur inconvenance, ce qui fut frustrant. Nous avons senti que cette inconvenance avait le potentiel de perturber la conception libérale du handicap vu comme étant propre et respectable ; le sujet handicapé devant être éligible au mariage et à la parentalité, et donc, on peut le présumer, à la sexualité, mais une sexualité discrète, privée, appropriée.
Comme nous avons considéré le statut du personnel dans les analyses universitaires de la sexualité et du handicap, nous avons divisé ces révélations potentielles en trois catégories heuristiques ou espaces : l'approprié, le permis, et le punissable. Le matériel personnel que nous avons inclus, à la fin, dans cette introduction correspond (nous l'espérons) à la rubrique du permis. Qu'est-ce qui sépare le permis du punissable ? Nous sommes, c'est sûr, dans une culture de la confession ; dans beaucoup d'espaces et de genres (des mémoires, un bout de performance, un journal, une rencontre thérapeutique), les révélations personnelles au sujet de la sexualité sont loin d'être punissables, elles semblent même presque obligatoires. Pourquoi donc les mêmes révélations seraient clairement « punissables » dans un contexte académique ? Comme nous l'avons dit, une partie de la réponse se trouve dans les notions bourgeoises de propriété qui se diffusent dans tous les espaces professionnels, incluant l'université. Une valeur bourgeoise connexe, ou un impératif, celui du travail, « commercialisant le corps comme un instrument de travail » plutôt que « un instrument de plaisir, » est aussi significatif. C'est pourquoi, tandis qu'une histoire au sujet de notre propre vie sexuelle aurait tout à fait sa place dans un essai personnel, il serait difficile d'identifier quelques fonctions ou buts d'un acte similaire de publication pour un écrit universitaire. « Ce que tu fais dans ta vie personnelle est ton affaire », pourrait dire le/la lecteur-rice d'un essai académique. « Pourquoi est-ce que tu nous dis cela ici ? » En effet, comme nous l'avons argumenté dans le reste de cette introduction, la ligne entre quelles révélations au sujet de la sexualité et du handicap sont permises et lesquelles sont punissables a beaucoup à voir avec leur utilisation : à quelles fonctions elles doivent servir, pour quels usages elles peuvent être utilisées.
Vies
Chacun des trois chapitres de « Vies » performe ou analyse l'écriture autobiographique autour de la sexualité et du handicap. Nous commençons notre discussion sur le handicap, la sexualité, et l'écriture autobiographique avec deux histoires tirées de nos propres vies. La première de celle de Robert, la seconde de celle d'Anna.
Je vais faire du jogging tous les autres jours, une activité de valide par quintessence, certain-es pourraient dire. Si certain-es voulaient « mettre en images » la validité, c'est l'instantané d'un-e coureur-se qu'ils/elles utiliseraient mieux que tout autre chose. Mais en général ma course se construit aussi avec des règles élaborées concernant la façon dont je tourne ou change de cap, de quand je regarde ma montre, comment les paysages prennent forme lorsque je fais des tours, etc. Cependant, j'ai fait une rencontre à caractère sexuel avec un homme qui me regardait faire du jogging. C'était il y a quelques étés, dans le parc Malcolm X (aussi connu comme le parc Meridian Hill, le nom que nous utilisons pour tenter d'être connecté-es à la politique !). Son nom était Mario, ou Marco, ou quelque chose comme ça. Et il me regardait courir. Et il était très mignon. Et tandis que je faisais un tour, il commença une sorte de gestuelle, « viens, allez ». Et je n'étais pas du tout opposé à cette idée. Mais je ne pouvais pas m'arrêter et lui parler tant que je n'avais pas rituellement fini ma course de la façon que cela a rituellement besoin de se passer. Il était parti le temps que je finisse, mais tandis que je marchais pour rentrer chez moi, il remonta à côté de moi. J'étais rentré, nous étions chez moi, et nous avons eu un super rapport sexuel occasionnel. Incidemment, c'est le même parc ou la nuit dernière j'ai reçu des coups de la part d'un groupe de jeunes garçons.
La deuxième fois que j'ai été confrontée à des réactions au fait de me garer sur une place réservée aux personnes handicapées était juste après avoir déménagé à Berkeley, dans un parking d'Andronico (un magasin d'alimentation voisin). Cette femme avait ses macarons trônant fièrement sur sa voiture : handicapée, juive, queer. Et elle était en train de me hurler dessus. « Personne », disait-elle en me regardant de haut en bas, « personne qui a aussi bonne mine que vous ne peux être handicapée ! » J'avais 29 ans, je portais une robe bain de soleil et des sandales à talons hauts. « Vous avez besoin de vous éduquer au sujet du handicap invisible ! » Lui dis-je. « Vous avez besoin de vous éduquer vous-même ! » M’assena-t-elle en retour. Je partis en marchant, tremblant et ayant mal à l'estomac. J'avais vraiment besoin de cette place de parking ; je souffrais même trop pour marcher dans tout le magasin d'alimentation. Mais ce que je déteste le plus quand je me souviens de ce moment c'était cette petite part de moi en quelque sorte liée à cette idée : d'une certaine façon, j'aimais l'idée d'être perçue comme étant en trop bonne santé pour être handicapée, j'ai même travaillé pour que l'on me regarde de cette façon.
Comme observateur-rices de ces scènes, on pourrait penser qu'il ne s'agit que de sexualité dans l’une ; dans l'autre que de handicap. Mais la rencontre sexuelle de Robert initiée dans le parc est aussi clairement en lien avec le handicap, comme sa narration le rend explicite. Dans l'histoire d'Anna, la sexualité et le handicap sont aussi en jeu. La confrontation pour savoir si elle avait le droit de se garer sur une place réservée aux personnes handicapées, et par extension, de s'appeler elle-même « handicapée », se joue en référence à la sexualité. Si Anna « semblait avoir trop bonne mine » pour être handicapée, et si elle était en effet dans la culture d'une telle apparence, c'était comme si sa propre présentation avait été comprise comme voulant dire, « je suis trop sexy pour être handicapée ».
Samuels pointe le fait que bien que « l'option de passer pour non handicapé-e » produit souvent un « sentiment profond de non reconnaissance », il offre aussi « un certain niveau de privilèges ». Le privilège de ne pas « avoir l'air handicapé-e » est exposé et analysé dans le texte de Riva Lehrer, « Les filles golem ont de la chance » (Golem Girl Gets Lucky), qui est le premier chapitre de « Vies ». Lehrer écrit : « toutes les femmes savent que le trottoir est un podium. Même avant le premier petit signe de puberté nous sommes jugées sur la qualité de notre apparence. Et mon entrée dans cette reconstitution historique se fait plutôt avec un corps en forme de Z qu'un corps courbé en S ». Lehrer observe de façon perspicace que l'exclusion visible des femmes handicapées de ce « podium » surgit de la peur « que nos formes non équilibrées fassent allusion à nos désirs officieux. Que les deux aspects se répondent ».
La menace que les corps handicapés puissent éprouver et susciter des désirs officieux est mobilisée à l'avantage du narrateur de Fingered. L'histoire de Lezlie Frye commence avec une interpellation, délivrée avec « un style rusé, encouragent et audacieux, venant de l’arrogance d’un gamin vieux de huit ans, dans l’allée de poubelles en vrac du magasin de PC de l'avenue Franklin ». « Ta main est si bizarre, tu es bizarre ! » Le narrateur de Frye affronte ce garçon de huit ans, tandis que sa mère se tient nerveusement dans le fond. Répondant en quelque sorte à son agressivité, Frye appelle courageusement à combattre la non reconnaissance de l'érotisme qui anime les expériences quotidiennes de beaucoup de personnes handicapées qui sont mises hors-jeu, faites pour répondre aux désirs envahissants des autres : « je les laisserai imaginer tous les lieux où ma main a été, entre ses échecs à convenir à la bonne forme, dans les crevasses ou elle seule peut aller… je laisse ma main s'accrocher, tendue et lourde avant que la regard ne la fixe, droite, pliée, imprévisible ». La main de Frye est queer : « née pour être dans les chattes », se souvient-elle tandis qu'elle fait face à l'enfant et sa mère. En faisant entrer les potentialités de cette main dans la conscience du garçon, Frye refuse de se soumettre aux impératifs de ce que Lee Edelman appelle « l'imaginaire disciplinaire de ‘’l’innocence’’ des enfants ». En effet, le combat verbal de la main avec ce garçon est évocateur de l'affirmation d'Edelman comme quoi « le queer met au jour celles et ceux qui ne « considèrent pas les enfants ».
La pensée queer et le handicap s'unissent à nouveau dans « La sexualité de ‘’Spock’’ : autisme, sexualité et narration autobiographique » (Sex as 'Spock' ; Autism, Sexuality, and Autobiographical Narrative). Dans sa lecture des écrits autobiographiques de personnes ayant un trouble de spectre autistique, ou ASD, Rachael Groner trouve beaucoup de parallèles et de convergences avec la théorie queer. Par exemple, les auteur-es d'autobiographies ayant un trouble de spectre autistique soulignent souvent les aspects instables et fragmentaires de la subjectivité. « J'ai mis du temps (jusqu'à l'âge de 10 ans) a réalisé que les enfants normaux se référaient eux-mêmes au ‘’je’’ », écrit Donna Williams, une des autobiographes dont Groner analyse le travail. Les auteur-es autobiographes ayant un trouble de spectre autistique mettent aussi en lumière la performativité de beaucoup de conventions genrées et hétérosexuelles (par exemple, ils/elles étudient et essayent soigneusement de maîtriser les « règles » aux apparences bizarres qui gouvernent les rendez-vous amoureux et la sexualité au sein des gens « neurotypiques »). Les points communs entre les autobiographies de personnes ayant un trouble de spectre autistique et la théorie queer peuvent se trouver dans les histoires interconnectées de surveillance et de discipline de l'homosexualité et de l'autisme. Par exemple, la méthode ABA, une pratique contemporaine autorisée qui utilise des « traitements » tels que des claques, des pincements, des chocs électriques pour contraindre les enfants ayant des troubles de spectre autistique à se comporter de façon « normale », fut aussi employée dans le projet Garçon Féminin de l'UCLA dans les années 1970, et le travail de ses partisan-nes continu à influencer le mouvement des « ex-gays ».
Un article du Washington Post de 2007 nous rappelle qu'à de multiples endroits aux États-Unis, les adultes sont aussi contraint-es de se comporter de façons « normales », cela veut dire ni queer ni handicapé-es. Au sujet de lieux « similaires » à celui des toilettes publiques dans lesquels l'ancien sénateur Larry Craig fut arrêté pour avoir prétendument sollicité du sexe en public, l'histoire du Post mentionne le même parc de Washington D.C. ou Robert avait rencontré Mario (ou Marco) et où il fut assailli « incidemment » l'hiver suivant. Les « expert-es » cité-es dans l'article décrivent « le sexe anonyme dans des lieux publics » comme un « comportement compulsif » (une forme de trouble obsessionnel compulsif peut-être ?). L'article rapporte que, lorsqu'on lui demandait quel était le travail de la police dans et autour du parc Malcolm X, « le porte-parole de la police américaine des parcs, Robert Lachance, ne voulait pas discuter de ces questions ici ».
Les histoires de nos vies que nous racontons dans cette introduction, comme chacune des parties de « Vies », abordent des dangers, à la fois physiques et psychiques. Malgré encore les risques qu'elles décrivent et peuvent performer, les narrations de la rencontre de Robert dans le parc et celle de la confrontation d'Anna dans le parking semblaient néanmoins assez douces pour être incluses ici. Nous nous sommes senti-es assez confiant-es pour dire que, des trois catégories heuristiques que nous avons ébauchées ci-dessus : « l'approprié », le « permis », et le « punissable », le « permis » serait la catégorie dans laquelle la plupart des lecteur-rices placeraient nos récits illustratifs. La raison pour laquelle nous avons pensé que nos histoires ne seraient probablement pas considérées « punissables » a plus à voir avec un genre particulier de travail que ces histoires pourraient être appelées à performer. Si nous devions diffuser n'importe laquelle de ces histoires, sans commentaires, aux participant-es d'un séminaire ou d'une conférence d'études sur le handicap, nous prévoirions trois catégories larges de réponses : l'une consoliderait l'identité à travers un processus d'exclusion (certaines personnes sont handicapées ; d'autres ne le sont pas, même si elles peuvent avoir des diminutions) ; une autre rechercherait à étendre les catégories identitaires dans l'intérêt de l'inclusion (nous avons besoin de parler des façons dont l'oppression du handicap légitime les expériences des personnes qui ont un handicap invisible et celles qui ont des diminutions cognitives et psychiques) ; et une troisième désirerait s'éloigner de l'identité comme principe fondateur ou organisationnel pour analyser le handicap (nous devrons centrer nos analyses du handicap moins sur les identités individuelles que sur les contextes sociaux, économiques, et discursifs dans lesquels ces identités et ces expériences se matérialisent).
Ce spectre largement schématisé de modes de compréhension du handicap en relation à l'identité a plus à voir avec les conceptions « minorisantes » et « universalisantes » de l'homosexualité qu'Ève Kosofsky Sedgwick analyse dans Épistémologie du placard (Epistemology of the Closet). Selon Sedgwick, un point de vue minorisant montre que les questions en jeu sont d'une « importance active principalement pour une petite, distincte, relativement fixe… minorité », tandis qu'un point de vue universalisant appuie sur les enjeux « d'une importance continue, déterminée dans la vie des gens tout au long du spectre ». Tandis que Sedgwick note qu'elle est plus proche des analyses universalisantes sur le désir homosexuel que de celles minorisantes, elle expose son but qui n'est pas de juger entre ces deux façons de penser l'homosexualité durant le siècle passé, mais plutôt de mettre en lumière les façons dont la navette entre les deux modèles aboutit invariablement à ce qu'elle appelle « l'impasse minorisante/universalisante ». Sedgwick note que les discours aussi bien homophobes que anti homophobes ont l'habitude, et parfois simultanément, de faire usage des revendications minorisantes et universalisantes. Plutôt que de privilégier l'un de ces modèles d'analyse sur l'autre, pour Sedgwick « le projet le plus prometteur semblerait être une étude en elle-même de la façon incohérente dont ils sont dispensés, des incongruités qui nous ceinturent sous lesquelles, dans un laps de temps déconcertant,… se sont déroulés les pans les plus générateurs et les plus meurtriers de notre culture ».
Une incohérence similaire peut être lue dans les discours contemporains sur le handicap et nous argumentons qu'une étude de « la distribution incohérente en elle-même » est un projet tout aussi prometteur pour les études sur le handicap. Le validisme prend souvent la forme de déclarations minorisantes : les personnes handicapées sont fondamentalement différentes des gens « normaux-les » et doivent donc être séparées du reste de la société dans des écoles et des institutions spéciales. Mais il évoque aussi fréquemment les modèles universalisants du handicap : tout le monde est un peu handicapé-e, vraiment ; nous faisons tou-tes face à des défis physiques et mentaux, mais ils peuvent et doivent être dépassés en travaillant dur. Des contradictions similaires sont lisibles dans le discours anti validiste. Les revendications minorisantes sont fondamentales dans les études sur le handicap qui, comme noté plus haut, ont souvent défini les personnes handicapées comme des membres d'un « groupe minoritaire ». Les revendications universalisantes sont aussi encore abondantes dans le champ, telle que la phrase souvent citée « nous serons tou-tes handicapé-es si nous vivons assez longtemps ». En suivant Sedgwick nous pouvons dire que bien que nous ayons aussi plus de sympathie pour les analyses universalisantes du handicap, nous sommes moins intéressé-es par un alignement monolithique de nous-mêmes avec n'importe laquelle des trois positions sur l'identité handicapée que nous avons schématisées ci-dessus en considérant les façons par lesquelles les deux histoires que nous avons incluses ici, parlant de « sexualité » et de « handicap » dans nos propres vies, se prêtent à être citées en support à n'importe lesquelles de ces positions aux apparences contradictoires.
Beaucoup des apports venant de l'histoire d'Anna dépendent de la notion d'une identité handicapée minorisée : son insistance sur le fait qu'elle soit « réellement » handicapée et ses réactions en voyant cette revendication rejetée. Et même si l'histoire de Robert sape la vision du handicap comme concernant une minorité « distincte, relativement fixe », la légitimité de son discours pourrait toujours dépendre d'une identité sexuelle minorisée, si cela est connecté au plaisir d'être reconnu en publique comme un homme homosexuel sexuellement disponible (et même, si, dans les deux parties, les « identités » sexuelles n'étaient pas nécessairement connues, un fait qui a probablement intensifié en lui-même les fantasmes en circulation, la rencontre prenant toujours place dans un quartier identifié comme « gay » de Washington). Ainsi, bien que nous mettions en lumière la porosité et l'instabilité des identités homosexuelles et handicapées, nous sommes incapables de les déplacer complètement ; en effet, même si nous avons échangé ces histoires « privées » l’un avec l'autre, nos narrations ne pourraient pas procéder sans référence à ces identités. Et nous nous trouvons donc à une « impasse minorisante/universalisante » : alors que nous savons l'importance, même la nécessité, du travail de revendication (ou de l'abstention de revendication) des identités, et d'analyser le privilège et l'oppression que de telles revendications et abstentions entraînent, nous trouvons aussi ce travail contraignant et insuffisant. Insuffisant en partie parce que la portée des analyses centrées sur l'identité est si limitée ; elles nous parlent principalement d'individu-es, ou d'un groupe d'individu-es représentatifs (personnes homosexuelles, personnes ayant un handicap invisible). Dans le reste de cette section, nous essayons de lire des écrits autobiographiques parlant de sexualité et de handicap dans des manières qui excèdent ces identifications.
Au-delà des deux histoires de Robert et Anna, le handicap et la sexualité se menacent de dissolution l'un l'autre. Dans la première histoire, le handicap rend la sexualité moins évidente (« viens, allez », la gestuelle du gars dans le parc, mais Robert finit rituellement sa course) et menace même de la raccourcir (il est parti le temps que Robert complète ses tours). Au contraire, la sexualité dans cette histoire menace le handicap, en le rendant illisible. Pour un témoin de l'échange dans le parc, le handicap serait presque impossible à voir, en partie parce que l'image sexuellement attractive d'un jogger sert si facilement à mettre en images la validité.
En d'autres mots, une polarisation, dans l'imagination culturelle, entre la sexualité et le handicap veut dire que chacun de ces termes invalide potentiellement la reconnaissance de l'autre. S’il y a du handicap, selon une logique validiste, il ne peut donc avoir de sexualité (d'où, la « tragédie » d'une « jolie femme en fauteuil ») ; et au contraire, s’il y a de la sexualité (une rencontre occasionnelle initiée dans un parc), on peut donc présumer qu'il n'y a pas de handicap. Cette construction dichotomique de la sexualité et du handicap à l'œuvre dans l'histoire de la confrontation d'Anna au parking, dans laquelle les marques conventionnelles d'une apparence sexy (robe bain de soleil, hauts talons) s'écartent d'une reconnaissance du handicap (« quelqu'un qui a une aussi bonne mine que vous ne pas être handicapée ! »)
Le handicap est la sexualité menacent donc souvent de se défaire l'un l'autre. Nous pouvons donc aussi lire ces deux histoires comme montrant, paradoxalement, que la sexualité et le handicap peuvent se permettre d'exister l'un l'autre. Pour illustrer cela, revenons à l'article du Washington Post qui mentionne le parc Malcolm X et cite des « expert-es » qui décrivent « toute personne ayant des rapports sexuels dans des lieux publics, comme ayant ‘’un comportement compulsif’’ ». En lisant l'histoire de Robert à travers la lentille de ce diagnostic « d'expert-es », nous pouvons dire que le handicap (« la compulsion ») est précisément ce qui fait que la sexualité se produit. Sans un handicap (compulsion, obsession, addiction), il n'y aurait pas de sexualité (au moins dans le parc Malcolm X, selon les expert-es). Dans l'histoire d'Anna, le handicap peut aussi être comme marquant la possibilité d'une sexualité. Cela se voit parce que le handicap (le besoin d'utiliser les places de parking pour handicapé-es) permet un échange qui, bien que cela n'apparaisse pas à Anna sur le moment, était en quelque sorte érotique. Après tout, une expérience qui, pour beaucoup de personnes ayant un handicap invisible, est parmi les plus douloureuses, celle de ne pas être crues, d'être considérées comme n'étant pas « vraiment » handicapées, à converger dans cet incident au parking avec une expérience qui, pour beaucoup de personnes (handicapées ou non) est parmi les plus plaisantes : être regardées de haut en bas et trouver que l'on a « bonne mine ».
Nous trouvons à la fois du plaisir et une promesse en lisant « la sexualité » et « le handicap » de ces façons expansives. L'avantage d'une compréhension fluide du handicap est que, en permettant de l'asseoir dans une multiplicité de lieux inattendus, et parfois plaisants, il subvertit la conception populaire du handicap comme individuel et tragique. Le fait de penser « la sexualité » comme davantage qu'un ensemble d'actes génitaux, et « l'identité sexuelle » comme davantage qu'un ensemble d'identités prédéfinies, apporte un bénéfice qui a le potentiel de contester les préjugés culturels selon lesquels les personnes handicapées ne sont pas sexualisées. Si nous comprenons la sexualité comme étant plus que la pénétration qui a lieu dans la chambre à coucher, nous pouvons donc percevoir la sexualité et le handicap comme allant ensemble dans beaucoup de lieux où nous les avons manqués en pensant autrement : dans un échange haineux sur un parking, une caresse à l'arrière de la nuque, une discussion en ligne médiatisée par un logiciel de reconnaissance vocale.
C'est précisément ce travail que beaucoup de textes de Sexe et handicap (Sex and Disability) performent. Les auteur-es de ces textes montrent que la sexualité est à l'œuvre dans une variété d'objets et de pratiques culturel-les non regardé-es habituellement comme érotiques : dans l'utilisation d'une « machine à pression » pour calmer l'anxiété associée à l'autisme, ou dans le jeu avec une couverture qui couvre et découvre les jambes d'un personnage visiblement handicapé dans un roman du XIXe siècle, dans le fait de mettre ou d'enlever des appareils auditifs, dans la présentation d'une main identifiée comme « étrange », dans le bonheur orgasmique qui peut être ressenti en glissant sur une rampe.
Désirs
« Les hommes et les femmes, les femmes et les hommes. Cela ne marchera jamais ». Erica Jong.
Selon la loi sur la Sécurité sociale, « le handicap » veut dire « l'incapacité à s'engager dans quelconque activité enrichissante de façon substantielle en raison de quelques diminutions physiques ou mentales médicalement déterminables et pour lesquelles on peut s'attendre à une issue fatale, ou qui soit durables, ou pour lesquelles on peut s'attendre à ce qu'elles durent plus qu'une période continue de douze mois ». Le réseau de la Sécurité sociale.
« [L'ADA) apporte quelque chose d'important pour l’économie des États-Unis, et rappelle cela : vous êtes appelé-s à être des nouvelles ressources des travailleur-ses. Bien, beaucoup de nos camarades citoyen-nes handicapé-es sont sans emploi, ils/elles veulent travailler et peuvent travailler. Et ils/elles sont une énorme réserve de gens ». Paroles du président George H. W. Bush lorsqu'il signa la loi en faveur des personnes handicapées états-unienne.
« Un homme est un travailleur. S’il ne peut pas travailler il n'est rien ». Joseph Conrad té sociale.
« [L'ADA) apporte quelque chose d'important pour l’économie des États-Unis, et rappelle cela : vous êtes appelé-s à être des nouvelles ressources des travailleur-ses. Bien, beaucoup de nos camarades citoyen-nes handicapé-es sont sans emploi, ils/elles veulent travailler et peuvent travailler. Et ils/elles sont une énorme réserve de gens ». Paroles du président George H. W. Bush lorsqu'il signa la loi en faveur des personnes handicapées états-unienne.
« Un homme est un travailleur. S’il ne peut pas travailler il n'est rien ». Joseph Conrad
Dans la partie finale de cette introduction, nous réfléchissons à la relation entre sexualité et handicap en rapport avec le travail : le travail dans son sens littéral d'emploi et de main-d'œuvre mais aussi dans certaines de ses significations les plus figuratives d'efficacité, de productivité, et de valeur d'usage. Nous argumentons que penser la sexualité et le handicap en termes de ce qui fonctionne ou ne fonctionne pas selon la notion de travail, et de qui fonctionne ou ne fonctionne pas selon la notion de travail, ouvre des boulevards pour continuer le dialogue entre la théorie queer et les études sur le handicap. Nous espérons qu'un tel dialogue rendra évident la potentialité queer de beaucoup de militantismes handicapés, aussi bien que le désir d'évaluer les façons d'êtres handicapé-es comme illégitimes (peut-être impossibles) ; des façons qui, en somme, ne fonctionnent pas, ne peuvent pas fonctionner, ou ne fonctionneront pas.
Les questions de la légitimité et de l'illégitimité sont maintenant partout dans la théorie queer. En effet, nous pouvons même aller jusqu'à diagnostiquer le champ comme obsédé par ce qui ne fonctionne pas avec le travail. Plus spécifiquement, beaucoup des auteur-es les plus influent-es de la théorie queer peuvent être présenté-es comme analysant, ou même comme argumentant de manière impossible, qu’une sexualité qui reste dans l’illégitime ne peut pas se réaliser : cela permet de défendre le capitalisme, le mariage, son hétéronormativité et son homonormativité, où la production d'identités sociales de gays et lesbiennes valides. Un passage du texte de Butler, Défaire le genre, vaut la peine d'être cité :
« Un couple stable pourrait se marier, même s’il était défini comme illégitime, seulement s’il pouvait être éligible à une future légitimité. Tandis que pour les agents sexuels qui fonctionnent en dehors d'une portée des liens du mariage et de sa reconnaissance, si leur forme est illégitime, alternative, elle constitue alors des possibilités sexuelles qui ne seront jamais éligibles pour une transition vers la légitimité… C'est une illégitimité dont la condition temporelle est close à toute transformation future possible. Ce n'est pas seulement non encore légitime, mais c'est ce que nous pouvons définir comme la part de légitimité irrévocable et irréversible : elle ne le sera jamais, elle ne l'a jamais été ».
Même si certains secteurs du capitalisme néolibéral acceptent, ou au moins « tolèrent », ce que Butler peut appeler des identités « reconnues, même si l'alternative qu'elles représentent est illégitime » telles que les identités « gays », « lesbiennes », et même « bisexuelles » ou « transgenres », les théoricien-nes queer ont argumenté pour d'autres façons d'êtres qui refusent où nient cette tolérance ou l'acceptent, cela ressemblant au désir de ce que Butler appelle « la part de légitimité irrévocable et irréversible : elle ne le sera jamais, elle ne l'a jamais été ».
Les suspicions sur la notion de travail comme nous pensons que nous la connaissons et sur celle de sexualité comme nous pensons qu'elle fonctionne, les critiques matérialistes de la théorie queer regardent de façon critique la ruée du mouvement gay et lesbien vers le marché, le mariage, et le militaire. En critiquant ce qu'elle nomme « une logique de classe moyenne de temporalité reproductive », Judith Halberstam observe que « les gens qui vivent des moments explosifs rapides (les toxicomanes, par exemple) sont caractérisés comme immatures et même dangereux ». Halberstam suggère que « les fêtard-es, les habitué-es des clubs, les personnes séropositives qui ne se protègent pas, les escort-boy, les travailleur-ses du sexe, les sans-abri, les dealer-uses de drogue, et les chômeur-ses… pourraient être appelé-es, de façon productive, ‘’des sujets queer’’ ». Pour nous, l'invocation d'Halberstam des toxicomanes et des séropositif-ves comme potentiellement constitutive de la subjectivité « queer » illustre un ensemble d'approches et d'évitements qui caractérisent beaucoup les relations de la théorie queer aux analyses sur le handicap. La toxicomanie est le statut séropositif sont, selon beaucoup de paradigmes, catégorisables comme des « handicaps ». Leurs apparitions encore fréquentes dans la théorie queer, aux côtés d'autres conditions pathologisées telles que « la schizophrénie », « la psychose », ou « l'alcoolisme », qui sont vues comme fermant les possibilités de légitimité sociale, sont rarement accompagnées d'analyses profondes de la part des études sur le handicap. Pour poser cela légèrement différemment, nous devons nous demander : qu'est-ce qui est gagné, ou perdu, lorsque l'on fait référence aux « personnes séropositives qui ne se protègent pas » et aux « toxicomanes » comme des « sujets queer » plutôt que de dire qu'ils/elles sont des « sujets handicapé-es », ou des sujets « crip » ou « queercrip » ?
Les références fréquentes de la théorie queer au handicap augmentent, depuis que les actes et les désirs que la théorie queer invoque pour décrire les existences en dehors de la visée de la légitimation sont souvent associés à des termes et des paradigmes médicaux. Dans les cultures contemporaines occidentales une personne n'est pas simplement « perverse » ; une personne qui peut être diagnostiquée comme ayant des compulsions sexuelles, un trouble de l'identité de genre, étant masochiste, étant sadique, ayant des troubles obsessionnels compulsifs, des perversions sexuelles, ou des addictions, est, en langage courant, quelqu'un-e qui n'est pas en bonne santé, instable, excité-e, malade. Étant donné cela, comme Halberstam le pose, nous « pathologisons » les vies et les désirs queer, et cela est surprenant que les auteur-es universitaires queer qui travaillent sur la légitimité ne se soient presque jamais engagé-es dans le champ des études sur le handicap.
Peut-être que ce fossé dans la théorie queer est en partie relié à une lacune dans les études sur le handicap : un-e théoricien-ne queer se tournant vers les études sur le handicap dans le but de soutenir, complexifier, ou étendre sa discussion sur la pathologisation de la pensée queer peut être déçu-e de découvrir que les figures illégitimes (les drogué-es, fous/folles, compulsif-ves, malades) sur lesquelles parlent les discours académiques queer populaires apparaissent peu fréquemment dans les études sur le handicap, et sont peu portées comme modèles de fierté d'une identité handicapée. Suzan Schweik, en argumentant que « une histoire du handicap de la rue qui ignore les traces d'abus de substances est une histoire appauvrie », remarque que « celles et ceux qui se battent contre leur alcoolisme ont du mal à se revendiquer comme des héros de la culture handicapées, même à la façon romantique du hors-la-loi ». Au contraire, nous pouvons noter que dans quelques lignes de la théorie queer c'est spécialement par « une façon romantique du hors-la-loi » que le handicap est marqué comme queer. Dans ces contextes, l'addiction ou la maladie mentale peuvent être lues comme queer, donc pourquoi pas les diminutions « paradigmatiques » du handicap que les universitaires telle Anita Silvers invoque : « la paraplégie, la non voyance, la surdité » ?
Les relations entre la pensée queer, le handicap, et l'illégitimité est ce sur quoi se focalise Anna Mollow dans « La sexualité est-elle un handicap ? La théorie queer et la vision du handicap » (Is Sex Disability ? Queer Theory and the Disability Drive), qui est le premier chapitre de « Désirs ». Mollow pose le principe que les arguments influents des théoriciens queer Léo Bersani et Lee Edelman au sujet des aspects antisociaux et désintégratifs de l'identité portés dans la sexualité ont des implications importantes pour les théories contemporaines du handicap. En mettant en lumière les références fréquentes handicap dans les discussions de Bersani et Edelman autour de la sexualité et des conduites meurtrières, Mollow introduit le terme de « conduite », lequel décrit une similarité structurelle qu'elle identifie entre le concept de « sexualité, » comme il était élaboré dans la théorie psycho analytique, et celui de « handicap », tel qu'il est représenté dans l'imaginaire culturel. En répondant à Bersani et Edelman qui flirtent avec la conduite meurtrière dans la pensée queer, Mollow propose une étreinte similaire avec la « conduite handicapée ». Une telle étreinte aurait probablement des effets délégitimisants pour la théorie du handicap ; elle réduirait les demandes d'identités handicapées positives et fières, insistant plutôt sur les façons par lesquelles le handicap et la sexualité, comme concepts imbriqués, entraînent une rupture du soi ou des mises hors service de la catégorie « d'humain ».
Dans le second chapitre de cette partie, « Un excès de sexe : l’addiction sexuelle comme handicap » (An Excess of Sex : Sex Addiction as Disability), Lennard Davis analyse l'émergence de la catégorie diagnostique d'addiction sexuelle à la fois dans les discours populaires et médicaux. En faisant cela, Davis montre que la critique faite par théorie queer du mariage impératif est un sujet tout aussi important pour les études sur le handicap. Davis met en lumière les façons par lesquelles les principes du mariage de la culture hétéronormative (ou d'autres formes de monogamie stable) sont les lieux privilégiés de la « santé » des fonctions sexuelles pour pathologiser, pour rendre incapable, la sexualité qui surgit, comme Butler peut le dire, « en dehors de la visée des liens du mariage et de sa reconnaissance, si la forme est illégitime, alternative ». Les constructions à la fois du queer et du handicap sont ainsi à l'œuvre dans la création de l'addiction sexuelle comme « maladie », même si celles et ceux qui sont défini-es, et se définissent eux/elles-mêmes, comme drogué-es du sexe ne se réclament pas le plus souvent comme d'une identité handicapée ou homosexuelle.
À travers une analyse du phénomène de « fétichisme pour les personnes amputées », le texte d'Alison Kafer, « Désir et dégout : mon aventure ambivalente dans le fétichisme » (Desire and Disgust : My Ambivalent Adventures in Devoteeism), lie aussi ensemble la théorie queer et les études sur le handicap. Les fétichistes pour les personnes amputées (qui s’appellent des dévots) sont des gens qui ont une préférence sexuelle forte pour les personnes amputées. Les dévots se définissent eux-mêmes comme membres d'une minorité sexuelle dont les désirs étaient pathologisés. Kafer écrit sur le conflit qu'elle ressent entre sa sympathie pour un groupe dont les désirs ont été jetés dans la catégorie illégitime et son inconfort simultané vis à vis de beaucoup de façons par lesquelles ce groupe (comprenant majoritairement des hommes hétérosexuels, et même, hétérosexistes) attend qu'on légitime ses désirs. « Les discours des dévots » autorisent souvent l'exploitation et le harcèlement des femmes handicapées, et bien que la participation aux communautés de fétichistes des personnes amputées peut être affirmée et être une récompense financière pour certaines femmes, que cela puisse sembler contrer la désexualisation culturelle profonde des corps des femmes handicapées, les discours de dévots ont néanmoins l'effet de renforcer finalement cette désexualisation. C'est pour cela que les écrits des dévots au sujet des personnes amputées se construisent et dépendent de ce que Kafer appelle une « binarité désir/dégout », selon que la présence de l'amputation rende la femme soit désirable (pour les dévots) soit dégoûtante (pour n'importe qui d'autre).
Le chapitre final de Sexe et handicap (Sex and Disability), « Ceux (et celles) qui aiment les appareils auditifs, les prétendant-es, et ceux (et celles) qui veulent devenir sourd-es : la fétichisation de la surdité » (Hearing Aid Lovers, Pretenders, and Deaf Wannabes : The Fetishizing of Hearing), par Kristen Harmon, pousse le concept de fétichisme pour le handicap encore plus loin. Au-delà d'une considération pour les gens qui ont des désirs sexuels pour les corps handicapés, Harmon étudie les discours d'une communauté où les membres trouvent un attrait érotique dans la possibilité de devenir eux/elles-mêmes handicapé-es. Le groupe en ligne ayant spécifiquement cet intérêt dont Harmon analyse les messages n'inclut pas seulement des fétichistes de la surdité (qui sont sexuellement attiré-es par des personnes sourdes ou malentendantes) mais aussi des « prétendant-es » à la surdité et des « prétendu-es connaisseur-ses » qui tirent leur excitation, souvent marquée comme érotiques, de l'idée ou de l'expérience de la surdité. Certain-es membres du groupe se définissent et s'intègrent eux/elles-mêmes dans la communauté sourde qui signe. Le livre fini donc, paradoxalement, avec un groupe contemplant, en s'engageant dans, le processus de revendication d'identités handicapées mais faisant cela de façons illégitimes ; des façons qui, en somme, devraient nécessairement être souvent lues comme (nous devrons le répéter nous-mêmes de façon aussi compulsive) malsaines, instables, excitées, malades.
Pour autant que le quatrième chapitre de « Désirs » souligne l'illégitimité (ou, nous devrions dire, le queer) du couple sexualité et handicap, nous les lisons, pris ensemble, comme livrant une critique implicite de l'élision fréquente par la théorie queer du queer contenu dans le handicap. Il semble que dans la plus grande partie de la théorie queer, les vies sexuelles et les représentations érotiques (ou leur absence) de personnes amputées, sourdes ou des Sourd-es, paralysées, non pas des connexions particulières au queer. Au contraire, nous pouvons aussi lire ces quatre parties ensemble comme contenant un défi pour certains écrits des universitaires et militant-es handicapé-es qui nous semblent ignorer la portée sexuelle de leurs propres projets. Selon Tom Shakespeare : « la sexualité, pour les personnes handicapées, a été un espace de détresse, d'exclusion, et de doutes sur soi-même pendant si longtemps que c'est parfois plus facile de ne pas la considérer… En finir avec la pauvreté et l'exclusion sociale vient en haut de la liste des besoins dans nos revendications à pouvoir baiser ». Les commentaires de Shakespeare étaient une partie du discours d'ouverture qu'il prononça en 2000 à la conférence de l'université de l'État de San Francisco, « Handicap, sexualité et culture » (Disability, Sexuality, and Culture). Dans son discours, Shakespeare réfléchit sur « le profil bas » que fait la sexualité « dans le mouvement britannique des personnes handicapées, et dans le développement du champ des études sur le handicap », ce qui l'a frappé, ainsi que Kath Gillespie-Sells et Dominic Davis, quand ils/elles écrivent Les politiques sexuelles du handicap (The Sexual Politics of Disability) dans le milieu des années 1990 (Sexualité handicapée, (Disabled Sexuality)).
De façon intéressante, dans le propre travail de Shakespeare, l'importance de la sexualité semble être sur le déclin. Dans Le vrai et le faux du handicap (Disability Rights and Wrongs), qui fut publié en 2006, dix ans après Les politiques sexuelles du handicap (The Sexual Politics of Disability), Shakespeare réévalue son livre précédent : « en faisant de la sexualité notre préoccupation première, nous avons échoué à comprendre que l'intimité est peut-être une priorité plus grande pour les personnes handicapées » ; en effet, « la sexualité peut être, comparativement à d’autres sujets, sans importance pour une large tranche de la population ». Cette partie de l'argument de Shakespeare semble avoir été en partie adaptée de son discours d'ouverture en 2000, ou il statuait de même que « peut-être parce que nous n'avons pas eu accès à la sexualité, nous avons pris le risque d'exagérer » son importance (Sexualité handicapée, (Disabled Sexuality )).
Shakespeare se décrit lui-même comme « plus qu'un peu queer, » et son discours fut par la suite publié dans Bent, un journal en ligne pour les hommes homosexuels handicapés. Il utilise aussi une des façons que la société a de discipliner la pensée queer quand il dit : « nous connaissons la fascination pour la culture homosexuelle masculine, qui est particulièrement une fascination pour une sexualité faite de disponibilités… les médias modernes, les contes de fées modernes, racontent la possibilité d'aventures sexuelles dans tous les lieux publics » (Sexualité handicapée, (Disabled Sexuality)).
Nous continuons de croire en certains contes « de fées », et nous argumentons que Shakespeare manque beaucoup de choses dans son renvoi facile des contre-cultures homosexuelles masculines. Nous notons deux points clés au sujet de ce renvoi, chacun d'eux a des ramifications importantes avec les contre-cultures handicapées (lesquelles, bien sûr, se chevauchent déjà, et devraient se chevaucher plus, avec les contre-cultures homosexuelles masculines). Premièrement, même si les médias modernes restent fascinés par les cultures homosexuelles masculines, les forces économiques et culturelles néolibérales de ces deux dernières décennies ont travaillé à contenir, à diluer, et à privatiser ces cultures. Cette « fascination » doit donc être comprise comme une fascination d'une sorte très particulière ; le capital néolibéral est fasciné en général par les façons dont les sous-groupes peuvent être rendus plus profitables et moins dangereux ou perturbateurs. En effet, comme Samuel R. Delany et beaucoup d'autres observateur-rices ont noté, les contre-cultures sexuelles homosexuelles masculines qui se sont forgées à travers la dernière moitié du siècle demandaient l'augmentation de l'accès à l'espace public. En conséquence, comme cet accès a été brusquement circonscrit par le « développement » et la privatisation, moins de corps (incluant les potentiels de mises hors la loi du crip que nous avons évoqués ci-dessus) ont été capables de se découvrir en public.
Deuxièmement, la prise de distance de Shakespeare de ces contre-cultures sexuelles le place de façon inconfortable proche d'une prise de distance similaire, et largement remarquée, dans le mouvement gay et lesbien, une prise de distance qui a généré un privilège emphatique des identités assainies : le « couple stable » et les autres formes que Butler imagine comme pouvant être légitimées. Ce second point a aussi des implications avec les études sur le handicap ; il doit nous inciter à penser prudemment comment une impulsion vers la légitimité peut fonctionner pour les théoricien-nes et les militant-es du handicap. Comme le mouvement principal des gays et des lesbiennes, et en contraste avec l'impulsion de la théorie queer vers l'illégitimité, beaucoup de textes importants étudiants le handicap semblent en ce moment être engagés dans un travail d'établissement de la légitimité, ou de la légitimité potentielle, des sujets handicapé-es, en particulier, parfois, comme membres de la force de travail où comme consommateur-rices des marchés. Garland-Thomson, par exemple, cite d'un air approbateur (mais de façon contradictoire) une publicité qui « commercialise un produit pour un public handicapé haut de gamme dont les membres, après vérification, apparaissent comme des cibles intéressantes détentrices d’une certaine autorité » pour exemplifier « la rhétorique d'égalité » (Voir, (Seeing)). De façon similaire, Paul Longmore, connu pour ses critiques sur le capitalisme, en particulier les Téléthons comme exemples de ce qu'il appelle « la contribution visible » (Le visible, (Conspicuous)), mais il insiste aussi, dans la conclusion de Pourquoi j’ai brulé mon livre (Why I Burned My Book) : « comme tou-tes les américain-es, nous avons du talent, et nos contributions au fonctionnement de nos communautés et de notre pays peuvent être utilisées, bien qu'il y ait du travail à faire. Nous voulons avoir la chance de travailler, et de nous marier sans mettre en danger nos vies. Nous voulons avoir accès aux opportunités. Nous voulons avoir accès au travail. Nous voulons avoir accès au Rêve Américain ».
En pointant ces passages qui sont de temps en temps en désaccords avec d'autres parties du propre travail de l'écrivain cité, nous ne voulons pas suggérer que l'ensemble des études sur le handicap ne s'intéressent pas aux analyses de classes ou ne critiquent pas le capitalisme. Au contraire, beaucoup d'auteur-es de ce champ (incluant Longmore et Garland-Thomson) ont imposé des critiques aiguisées du capitalisme, aussi bien que des analyses plus subtiles de l'exploitation salariale du libéralisme et du néolibéralisme. Néanmoins, les études sur le handicap soulignent souvent leur projet de créer des endroits sécurisants pour les personnes handicapées dans ce que Déborah A. Stone appelle le « système basé sur le travail », plutôt que de défier les structures du système en lui-même. À ce compte, l'histoire de la libération des personnes handicapées est racontée, ou est mise en avant, comme une transition vers ce que Garland-Thomson appelle « un modèle adaptatif d'interprétations du handicap, comme opposé au modèle plus ancien de la compensation » (Des corps extraordinaires (Extraordinary bodies)). Bien qu'il soit facile de lire un mouvement loin de la notion sociale d'assistance et tourné vers l'accès des lieux de travail comme une forme de progrès, la construction de cette narration particulière risque de rendre moins légitime les besoins des personnes handicapées qui ne peuvent pas travailler, indépendamment du fait que les aménagements soient faits, comme pour les personnes, par exemple, ayant des douleurs ou des maladies exacerbées par l'effort.
Dans les États-Unis d'aujourd'hui, beaucoup de personnes dont les handicaps les empêchent de travailler dépendent soit de l'assurance supplémentaire de sécurité (SSI) ou de l'assurance handicapée de la sécurité sociale (SSDI). Les allocataires de la SSDI vivent souvent proches du seuil de pauvreté ; leur revenu est en principe inférieur à la moitié de ce qu'ils/elles gagnaient quand ils/elles travaillaient. Celles et ceux dont les histoires d'employabilité ne les qualifient pas pour la SSDI reçoivent la SSI, un programme qui, en 2010, verse à un-e allocataire californien-ne 845 $ par mois ; au Mississippi, le montant est juste au-dessus de 600 $. Longmore observe que « une justice sociale non stigmatisante et adéquate » est parmi les demandes de beaucoup de militant-es handicapé-es à travers le XXe siècle. Beaucoup d'universitaires contemporain-es travaillant sur le handicap, tandis qu'ils/elles discutent fréquemment des environnements de travail inaccessibles et d'autres barrières à l'emploi, ne placent pas encore comme grande priorité des arguments qui demandent l'augmentation du montant des allocations handicapées ou leur accès.
En soulignant l'employabilité des personnes handicapées et leur normativité sexuelle de façon rhétorique cela confère au handicap le statut de ce que Butler appelle le « pas encore légitimé », comme opposé à ce qui « ne le sera jamais, ne l'a jamais été ». Et bien que les études sur le handicap ne peuvent en aucun cas être dites monolithiques dans l'approbation de ce projet de légitimation, il n'y a à présent aucune analogie, dans le champ de ce qui peut être appelé le « débat sur la légitimité », entre la théorie queer et le mouvement principal des gays et lesbiennes. Ce débat s'est centré un moment sur le mariage : défendant le fait que « un couple stable se marierait si seulement il le pouvait » versus celles et ceux qui disent « au diable le mariage ! » et ce que Halberstam appelle « la temporalité reproductive » (Le temps queer, (Queer Time)). Dans les études sur le handicap, si un débat comparable venait à émerger, il pourrait se centrer sur la question du travail, qui est bien sûr reliée au mariage, dans l'imagination culturelle (le sexe, les participant-es aux talk-shows et les psychologues nous le disent, peut-être pour rigoler, mais le mariage est un travail difficile) ou dans les structures économiques du capitalisme néolibéral, qui utilise le mariage comme une façon de privatiser les ressources associées au travail. En réponse à l'image de la personne handicapée employable qui travaillerait seulement si des aménagements raisonnables étaient garantis, d'autres peuvent protester, « au diable l'employabilité : je suis trop malade pour travailler ; et comment suis-je supposé-e vivre avec 845 $ par mois ? »
Les chapitres de Sexe et handicap (Sex and Disability), bien qu'ils ne posent pas directement la question suivante, peuvent, dans la mesure où ils présentent beaucoup de façons dont la sexualité, quand elle converge avec le handicap, fonctionne et ne fonctionne pas, être décrit comme des études rendant le handicap queer. Des hommes enceints, des masturbateurs compulsifs, des demandeurs de sexe en public contre de l'argent liquide, des androgynes, des garçons qui aiment les cunnilingus, et des filles qui aiment être au-dessus sont parmi les figures les plus évidemment délégitimisantes qui apparaissent dans ce livre. Dans des façons peut-être moins lisibles mais tout aussi importantes, les chapitres qui analysent les conjonctions entre sexualité et handicap comme lieux de violence (tels que les lynchages faits par les blanc-hes sur les noir-es ou la stérilisation forcée) ou d'exclusion (la peur et le dégoût envers les hommes ayant une paralysie cérébrale, les femmes amputées, ou les femmes dont les corps sont davantage « formés en Z que courbés en S ») sont, dans leur résistance à cette violence et cette exclusion, engagés dans des façons d'imaginer le handicap qui excèdent ou violentent les normes de propriété et respectabilité. Ces façons sont, en somme, queer.
En faisant attention aux fusions de la sexualité avec le handicap, ce livre s'engage dans un travail, et un jeu, pour imaginer comment de tels liens peuvent réorganiser les compréhensions culturelles de la sexualité et du handicap. Les chapitres de ce livre montrent que le handicap a la potentialité de transformer la sexualité, créant des confusions au sujet de ce qui est et de qui est sexy et sexualisable, ce qui compte comme de la sexualité, quel désir « est ». Au contraire, nous espérons que la sexualité peut transformer et rendre confus le handicap, tel qu'il est compris dans la culture dominante, les études sur le handicap, et le mouvement pour les droits des personnes handicapées. Nous n'espérons pas seulement que vous trouviez du plaisir à la lecture des pages suivantes sur « l'Accès » sexuel, les « Histoires », les « Espaces », les « Vies », et les « Désirs », mais aussi que vous lisiez, et nous l'espérons, re-lisiez, ces chapitres, qu'ils vous laissent toujours le sentiment d'en vouloir plus : de nouvelles positions, d'explorations plus profondes, davantage de demandes.
Mais si le handicap était sexy ? Et si les personnes handicapées étaient vues à la fois comme des sujets et des objets de multiples désirs et pratiques érotiques ? De plus, si en examinant les façons dont ces désirs et ces pratiques sont permis, articulés, et représentés dans différents contextes, contemporain et historique, local et global, public et privé, on rendait possible la reconceptualisation des catégories à la fois de sexe et de handicap ? Voici quelques questions parmi d'autres que pose Sexe and handicap. Les chapitres de ce livre, en partis focalisés sur l'accès, les histoires, les espaces, les vies et les désirs, développent des analyses montrant une myriade de façons par lesquelles sexe et handicap peuvent en fait aller ensemble, et ce malgré leur ségrégation dans les représentations culturelles dominantes.
Accès
Anne Finger écrit en 1992 « la sexualité est souvent la source de notre plus profonde oppression, c'est aussi souvent la source de notre plus grande souffrance. C'est plus facile pour nous de parler, et donc de formuler des stratégies de changement, au sujet de la discrimination à l'emploi, de l'éducation, du logement, que de parler de notre exclusion de la sexualité et de la reproduction ». En réfléchissant à ces observations dix-sept ans plus tard, Finger nous suggérait que la sexualité « nous montrait notre besoin d'avoir plus que des droits, notre besoin de changements culturels, à la façon du changement culturel que nous avons vu ces dernières années dans le travail (d'écriture, de peinture, de performance, de danse) d'Eli Clare, de Terry Galloway, de Riva Lehrer, de Sins Invalid, d'Axis Dance Company, etc ».
Le changement culturel que note Finger qui prend place dans la mémoire, la performance, l'art visuel et la danse a aussi été suivi par certains textes populaires et académiques qui réfléchissaient explicitement soit aux sens complexes de l'identité sexuelle pour les personnes handicapées, soit plus directement, comme dans Le guide ultime des liens entre sexe et handicap (Ultimate Guide to Sex and Disability), aux nombreuses façons différentes dont les personnes handicapées pouvaient avoir une sexualité ou en avaient déjà une (Kaufman et al.). Le journal Sexe et handicap (Sexuality and Disability) a été un travail important de publications de militant-es, de sociologues, d'anthropologues et d'autres pendant de nombreuses années (incluant le travail fondamental de Corbett Joan O'Toole, Barbara Faye Waxman-Fiduccia et Russell Shuttleworth). En 1996, Tom Shakespeare, Kath Gillespie-Sells et Dominic Davies publient Les politiques sociales du handicap (The Sexual Politics of Disability) qui, comme le suggère le sous-titre du livre, met en lumière beaucoup de désirs jusqu'ici non-dits de personnes handicapées. Quelques anthologies se sont particulièrement focalisées sur les expériences de personnes handicapées queer qui sont apparues durant ces deux dernières décennies, incluant le texte de Raymond Luczak, Les yeux du désir : des lecteur-rices gays et lesbiennes sourd-es (Eye of Desire : A Deaf Gay and Lesbian Reader), celui de Victoria A. Brownworth et Susan Raffo, Restricted Accessibilité : Lesbiennes en situation de handicap (Access : Lesbians on Disability), et celui de Bob Guter et John R. Killacky, Crips Queer : des hommes gays handicapés et leur histoire (Queer Crips : Disabled Gay Men and Their Stories). Des figures telle que celle de Bethany Stevens, « l’impétueuse universitaire et militante crip, mais aussi sexologue », ont commencé à utiliser Internet comme forum pour disséminer leurs idées au sujet du sexe et du handicap. Selon Stevens, « beaucoup se protègent » de ces sujets. Son blog, « Confessions crip » (Crip Confessions), centralise les questions autour de ce thème, mais nous sommes avides d'espaces pour permettre des « discours empathiques au sujet du handicap, des corps politiques, de la capacité à construire un mouvement social, de la représentation médiatique, des modifications corporelles, de la sexualité, de l'amour, etc ».
Tout de même, les textes majeurs des études sur le handicap, ceux devenus canoniques dans le domaine, ne discutent pas de sexe très en détails. Celui de Lennard Davis, La mise en application de la normalité : handicap, surdité et corps (Enforcing Normalcy : Disability, Deafness, and the Body), parle très brièvement de la dé-éroticisation des personnes handicapées. Celui de Rosemarie Garland-Thomson, Corps extraordinaires : représenter le handicap physique dans la culture américaine et la littérature (Extraordinary Bodies : Figuring Physical Disablitiy in American Culture and Literature) parle de la même chose, faisant une distinction entre le « regard fixe » érotique et « celui qui regarde fixement » les corps des personnes handicapées tel que cela se fait fréquemment. Des textes importants tels que celui de Simi Linton, Revendiquer le handicap : connaissance et identité (Claiming Disability : Knowledge and Identity), et celui de David T. Mitchell et Sharon L. Snyder, Prothèses narratives : handicap et dépendance aux discours (Narrative Prosthesis : Disability and the Dependencies of Discourses), posent d'abord des questions sur les cultures handicapées, les identités, les épistémologies et les discours, non les actes et les pratiques sexuel-les. Et beaucoup des anthologies majeures des études sur le handicap, Les études sur le handicap : se permettre de faire partie des humanités (Disability Studies : Enabling the Humanities), Le corps et la différence physique : les discours sur le handicap (The Body and Physical Difference : Discourses of Disability), La nouvelle histoire du handicap : des perspectives américaines (The New Disability History : American Perspectives), n'incluent pas un seul essai universitaire sur la conjonction entre sexe et handicap. La seule réelle conjonction qui est faite, c'est dans une section spéciale incluant la fiction et la poésie, comme dans Le/a lecteur-rice des études sur le handicap (The Disability Studies Reader).
De plus, les textes majeurs dans de nombreux champs tournant largement autour des études sur la sexualité, incluant ceux de la théorie queer, mentionnent rarement le handicap. Certains de ces écrits semblent être à l'aube d'un engagement dans les études sur le handicap, et beaucoup d'universitaires travaillant sur le handicap sont efficacement avancé-es sur le travail de Judith Butler, tel-les qu’Eve Kosofsky Sedgwick, Michael Warner, et d'autres. Mais le handicap comme catégorie d'analyse, où les études sur le handicap comme champ épistémologique, commencent seulement à avoir un impact sur les universitaires queer. Le seul espace dans lequel les études sur la sexualité de façon très générale ont considéré la convergence entre sexe et handicap est la théorie culturelle traitant du VIH et du sida. Dès le début de l'épidémie, les hommes gays et leurs allié-es savaient que théoriser la sexualité, le handicap physique, et la maladie était impératif, comme l'illustre l'intervention militante de Michael Callen et Richard Berkowitz, « Comment avoir une sexualité en période d’épidémie » (How to Have Sex in an Epidemic), et l'essai universitaire de Douglas Crimp, « Comment avoir de l’intimité en période d’épidémie » (How to Have Promiscuity in an Epidemic). Pourtant, malgré la dette que les militant-es contre le sida ont par rapport au mouvement des droits civiques des personnes handicapées, ces travaux tendent actuellement à rester à une distance gênée des universitaires travaillant sur le handicap.
Ce que nous pointons ici n'est pas que les théoricien-nes de la sexualité devraient penser sans cesse au handicap, ou que les théoricien-nes du handicap devraient penser tout le temps à la sexualité (bien que nous ne voulons pas que ces liens ne soient pas faits). Nous voulons plutôt demander : que se passe-t-il pour nos modèles, nos arguments principaux, nos réclamations centrales quand nous politisons la sexualité et le handicap ensemble ? Pour poser cette question, nous commençons par considérer la notion d'accès, un concept politique et théorique au cœur des études sur le handicap et du mouvement pour les droits civiques des personnes handicapées. Le terme d'accès est plus souvent invoqué en référence aux espaces publics : cinémas, restaurants, immeubles de bureaux. Qu'est-ce que cela voudrait dire d'appliquer ce concept à la sphère privée ? Est-ce que les personnes handicapées peuvent demander l'accès aux expériences sexuelles avec les autres ? A la masturbation ? La reproduction ? Les trois chapitres sur l'accès, qui forment la première partie de ce livre, posent ces questions. Dans le premier chapitre, « Une culture sexuelle pour les personnes handicapées » (A Sexual Culture for Disabled People), Tobin Siebers, porté par le travail de Waxman-Fiduccia, O'Toole, et autres, propose que les personnes handicapées soient considérées comme membres d'une minorité sexuelle. Siebers indique que, comme les autres minorités sexuelles, les personnes handicapées sont souvent regardées comme « perverties » et l'accès à des expériences sexuelles et au contrôle de leur propre corps leur est souvent refusé. Comme l'observe Siebers, « beaucoup de personnes handicapées sont confinées, sans leur volonté, dans des institutions » ou « les autorités médicales prennent des décisions en ce qui concerne l'accès à la littérature érotique, la masturbation, et les partenaires sexuel-les. »
L'accès des personnes handicapées à des partenaires sexuel-les est encore plus limité par une culture pénétrante de la désérotisation des personnes handicapées. Dans le second chapitre de Sexe et handicap, « Rapprocher la théorie de l’expérience : une ethnographie critique et interprétative de la sexualité des personnes handicapées » (Bridging Theory and Experience : A Critical-Interpretative Ethnographie of Sexuality and Disability), Russell Shuttleworth, qui a développé le concept de « accès sexuel » dans ses travaux précédents, montre ici que ce terme, en effaçant les distinctions entre activités publiques et activités ostensiblement privées, facilite la politisation de ces dernières. En expliquant la méthodologie qu'il a utilisée au milieu des années 1990 pour interviewer quatorze hommes dans la zone de la baie de San Francisco qui avaient des paralysies cérébrales, Shuttleworth met en lumière les barrières massives, parfois presque infranchissables, qu'ils rencontraient lorsqu'ils tentaient d'avoir accès à des expériences sexuelles. Comme le disait l'un des participants, les femmes semblaient être en train de lui dire : « tu peux venir chez moi, mais laisse ton pénis dehors ! »
Bien que moins tangible qu'un ensemble de marches à l'entrée d'un immeuble ou l'absence de sous-titrage d'un film à l'écran, des barrières telles que celles évoquées dans les chapitres de ce livre sont tout aussi envahissantes est également intimidantes. Le chapitre de Michel Desjardins, « Le corps sexualisé des enfants : les parents et les politiques de stérilisation ‘volontaire’ des personnes désignées comme handicapées mentales » (The Sexualized Body of the Child : Parents and the Politics of 'Voluntary' Sterilization of People Labeled Intellectually Disabled), examine les barrières insidieuses auxquelles sont confronté-es les jeunes adultes ayant des handicaps développementaux. Même si ces hommes et ces femmes ont accès à l'intimité sexuelle et à l'amour romantique, ils/elles subissent souvent une stérilisation « volontaire » qui assure que « leur intimité et leur amour » ne finira pas par une grossesse.
De façon différente, chacun de ces trois chapitres nous invite à nous demander : qu'est-ce que cela signifie d'utiliser le concept d'accès lorsque l'on parle de sujets apparemment privés comme la sexualité ou la parentalité ? C'est possible, bien sûr, d'argumenter que le terme d'accès s'applique mieux à seulement quelques formes d'oppressions liées au handicap. Après tout, on peut demander directement certains types d'accès aux institutions publiques tels qu'une rampe à l'entrée d'un restaurant ou un ascenseur dans un hôtel, ce qu'on ne ferait évidemment pas en ce qui concerne les corps et les choix des partenaires sexuel-les potentiel-les. En suivant cette ligne de pensée, il semble raisonnable de dire qu'un film sans sous-titrage est inaccessible aux spectateur-rices sourd-es, tandis qu'un film qui a des sous-titres mais qui dépeint des personnages sourd-es, ou Sourd-es, comme asexuel-les, sexuellement peu attrayant-es n'est pas inaccessible mais plutôt autre chose comme controversé, offensant, validiste, ou provocateur, cela dépend de notre point de vue. Le problème, cependant, avec cette distinction raisonnable c'est qu'elle crée presque inévitablement une hiérarchie : sur la base de cette réalité concrète, indiscutable, nous tendons à accorder plus d'importance à ces formes d'oppressions que nous appelons « barrières d'accès » qu'à celles plus subtiles qui gouvernent nos rencontres sociales et sexuelles. Les chapitres de ce livre interrogent sur ce que cela voudrait dire que de renverser cet ensemble de priorités. Qu'est-ce que cela ferait si les universitaires travaillant sur le handicap faisaient de la sexualité un sujet essentiel, lui accordant toute l'importance que la question de l'accès a eu devant la Cour Suprême ?
Histoires
En 1988, l'universitaire handicapé, historien et militant Paul Longmore brûle son livre sur l’avenue George Washington devant les bureaux de la sécurité sociale de Los Angeles. Il fit cela dans le but de protester contre « les obstacles mis au travail de la sécurité sociale ». Si Longmore gagnait des royalties sur son livre, ou un salaire de professeur d'université, il avait perdu son équipement et ses services financés par la sécurité sociale (incluant une aide respiratoire et des auxiliaires de vie) dont il dépendait totalement pour survivre. Sa protestation montrait de quelles façons cela allait bien au-delà de sa situation personnelle, malgré ce que certain-es ont pu comprendre et continue de croire. Longmore a démontré symboliquement que la question putative privée du handicap est en fait profondément politique, portée par des histoires longues et complexes d'oppressions, d'exploitation et de résistance.
Dans Pourquoi j’ai brulé mon livre et autres essais sur le handicap (Why I Burned My Book and Other Essays on Disability), Longmore situe ce moment particulier du militantisme handicapé dans l'histoire du mouvement pour les droits civiques des personnes handicapées. Tel que Longmore l'interprète, le militantisme handicapé depuis les années 1970 à quatre caractéristiques clés. La première, un tel militantisme « a redéfini les problèmes auxquels faisaient face les personnes handicapées. Il les a définis principalement comme sociaux, non médicaux. Il montra que l'obstacle le plus sérieux était les préjugés profondément ancrés et la discrimination. Il présenta comme solution appropriée la protection par des droits civiques ». La seconde, le militantisme handicapé à former des coalitions avec d'autres nouveaux mouvements sociaux progressistes. La troisième, il « a créé des liens au travers les différentes visions du handicap ». Finalement, et sans doute le plus important, le militantisme handicapé « a produit des politiques identitaires non envisagées », une « identité handicapée positive » qui « a montré à la société, et aux militant-es eux/elles-mêmes, que les personnes handicapées n'étaient pas faibles mais fortes, non incompétentes mais pleine d'habilités, non en détresse mais puissantes ». Selon une historiographie que les études sur le handicap et le mouvement pour les droits civiques des personnes handicapées ont rendu familière, l'identité handicapée, forgée dans le contexte d'autres nouveaux mouvements sociaux et émergent d'un mouvement handicapé explicitement focalisé sur les droits civiques, ouvre la voie à la loi pour les personnes handicapées américaines (ADA), qui fut signée par le président George H. W. Bush en 1990.
Depuis, des politiques identitaires particulières, tout aussi résolument « non envisagées », ont suivi l'ADA et la législation similaire aux droits civiques. Les personnes handicapées et leurs allié-es ont été inquiétées par le fait d'être témoins d'interprétations extrêmement étroites et rigides de l'ADA par les tribunaux, ce qui a drastiquement limité la portée et l'efficacité de la loi. En 1999, Ruth Colker analysait le corpus des cas couverts par l'ADA qui étaient venus devant les tribunaux. Ses données coïncidaient avec celles que l'association américaine du barreau avait recueillies moins d'un an auparavant : dans 94 % des cas des décisions fédérales sur l'ADA, les employeur-ses gagnaient. Les plaignant-es handicapé-es perdaient le plus souvent leur affaire non parce que les aménagements qu'ils/elles demandaient étaient qualifiés de « non raisonnables » ou imposaient une « privation excessive » aux employeur-ses, mais parce que les tribunaux décidaient que les plaignant-es ne pouvaient être qualifié-es « d'handicapé-es ». Par exemple, dans la décision de 2002 pour l'affaire qui opposait l'entreprise Toyota Motor aux Williams, la cour suprême des États-Unis jugea qu'une travailleuse à la chaîne de montage ayant le syndrome du nerf carpien et d'autres handicaps musculosquelettiques douloureux, qui limitaient ses habilités au travail, à faire les courses, s'occuper de sa maison, et jouer avec ses enfants, n'était pas une personne « handicapée ». Comme de nombreux-ses observateur-rices l'ont remarqué, la définition extrêmement étroite du handicap par les tribunaux a créé une double contrainte pour quiconque recherchant une protection par l'ADA : un-e plaignant-e qui n'arrive pas à convaincre le tribunal qu'il ou elle est une personne « handicapée » aura probablement de grandes difficultés à faire respecter le contenu de la loi et montrer qu'il ou elle est aussi un-e individu-e « autrement qualifié-e ».
Linda Hamilton Krieger observe que « le congrès a inscrit le modèle du groupe minoritaire basé sur le handicap dans le préambule de l'ADA ». Ce préambule statut que les personnes handicapées constituent « une minorité discrète et définie » historiquement sujette à « un traitement inégal constant ». Comme nous pouvons encore le voir dans l'affaire opposant les administrateur-rices de l'université d'Alabama aux Garrett, la Cour Suprême jugea que les personnes handicapées ne constituaient pas une classe protégée par le quatorzième amendement de la clause sur l'égalité de protection. Krieger conclut donc que l'affaire Garrett représente une « répercussion judiciaire contre le modèle du groupe minoritaire de l'ADA ».
L'argument de Krieger et les analyses historiques de Longmore sur l'émergence d'une identité handicapée posent certaines contraintes mais sont importants. Nous souhaitons, cependant, complexifier ici la grille d'analyses que Krieger nomme convenablement les « répercussions contre l'ADA. » En suivant Longmore, nous serons attentif-ves aux manières par lesquelles l'identité handicapée est toujours historique. L'identité handicapée, en d'autres mots, n'est jamais un simple fait naturel ; elle est plutôt construite et reconstruite par les circonstances historiques et les agents historiques. Ainsi, comme Krieger, nous localisons les exemples de jugements de la cour suprême contre les plaignant-es handicapé-es dans une histoire en cours de luttes autour de l'identité handicapée. Notre analyse diffère cependant de celle de Krieger dans le fait que nous voyons davantage les répercussions contre l'ADA comme le surgissement d'un soutien excessif, par une application extrême et même punitive, envers les constructions des personnes handicapées comme membres d'un groupe minoritaire « discret, défini », plutôt que comme le surgissement d'un rejet théorique d'un « modèle de groupe minoritaire ». Après tout, dans l'affaire Toyota contre Williams et dans beaucoup d'affaires similaires les tribunaux ont, en fait, définit les personnes handicapées comme appartenant à un groupe minoritaire discret, auquel les plaignant-es spécifiques n'appartiennent pas. En fait, les tribunaux n'admettent pas que les personnes handicapées soient des minorités politiques, comme les législateur-rices de l'ADA en avaient l'intention. Pourtant un modèle minoritaire du handicap est néanmoins clairement à l'œuvre dans les affaires judiciaires liées à l'ADA ; cela donne des fondations explicites à beaucoup de répercussions judiciaires contre l'ADA. Ce point est crucial : nous pensons qu'il doit nous presser à nous interroger sur les questions difficiles liées au modèle du groupe minoritaire et aux façons dont ce modèle bouge à travers l'histoire et à travers les institutions autoritaires.
En posant de telles questions, comme nous allons le faire à travers cette introduction, nous serons aux prises avec la relation souvent conflictuelle entre expérience personnelle et analyses politiques. Le moment où Longmore a brûlé son livre est un de ces nombreux moments où les universitaires handicapés et les militant-es, semblant s'inspirer de la seconde vague féministe qui insistait sur le fait que le personnel était politique, ont démontré que le blocage autour de certaines catégories d'expériences (telles que « la sexualité » et « le handicap ») comme « affaire privée » est en lui-même un acte profondément politique, avec des effets souvent insidieux.
Nous engageons cette idée cruciale ici, au même moment où nous engageons aussi des approches politiques et théoriques qui troublent le concept d'identité, et donc, peut-être aussi, de l'expérience personnelle. Dans beaucoup de contextes, la revendication que « le personnel est politique » a eu l'effet de placer « l'expérience des femmes » au centre des analyses politiques féministes ; mais dans d'autres, comme le féminisme des femmes racisées, la construction de la notion de « femmes » comme une identité primaire ou fondamentale a été remise en question de manière persuasive, bien avant le moment, en 1990, où Butler affirmait que « ce n'est plus aussi évident que la théorie féministe doive essayer d'installer la question de l'identité primaire dans le but d’asseoir son rôle politique ».
Cet héritage féministe complexe nous pousse à nous demander, comme nous avons commencé à le faire en écrivant l'introduction de ce volume à l'été 2007, si le matériel de nos propres « histoires » devait y avoir une place. Dans un mail à Anna, au regard de cette possibilité, Robert écrivait :
Je comprends ce que tu es entrain de dire au sujet de l'expérience personnelle, bien que cela me fasse aussi me sentir circonspect, étant donné la culture confessionnelle dans laquelle nous vivons et comment cette culture de la confession est liée à la vérité (spécialement en ce qui concerne la sexualité) et l'authenticité (spécialement en ce qui concerne le handicap). J'ai, cependant, trouvé cela intrigant que, comme éditeur-rices, nous occupions, d'une certaine façon, des positions miroirs (je laisse cela flou momentanément, mais pour l'instant soit indulgente avec moi) : dans les théories sur la sexualité, c'est difficile de nier que la théorie queer à une certaine place privilégiée, et c'est dur de nier, malgré les replis anti identitaires de la théorie queer, que les « véritables » lesbiennes et gays, qui revendiquent leurs identités lesbiennes et gays, on fait un énorme travail durant les dernières décennies passées. En théorisant le handicap (ou même le corps plus généralement), il est difficile de nier une certaine place privilégiée des études sur le handicap, et il est dur de nier, spécifiquement avec l'emphase sur l'identité et l'expérience qui est faite dans ce champ, que les « véritables » personnes handicapées, avec leurs expériences variées du handicap et des identités handicapées, on fait un énorme travail durant ces dernières décennies passées.
Donc, pour le dire de façon brute, le sens réductionniste, qui est plus important que notre vision des choses à tou-tes les deux, nous fait aboutir à deux aspects rivalisant dans notre titre, « sexe et handicap ». Dans une vision en deux dimensions, chacun-e de nous deux peut être considéré-e par celles et ceux qui ne nous connaissent pas bien comme la représentation principale d'un des côtés de la binarité. Mais je dirais, bien sûr, que cette évaluation suscite immédiatement de notre part un « oui, mais » en ce qui concerne les deux côtés de cette supposée binarité. Étant donné que tu es lesbienne et étant donné les aspects désintégratifs de l'identité sexuelle et queer de façon générale, c'est facile de te sortir de la représentativité de la « sexualité ». Mais je suis prudent en te concédant entièrement la représentation du « handicap », en même temps que je suis prudent de ne pas te la concéder, pour toutes sortes de raisons sédimentées de l'histoire du handicap.
Que peut revendiquer Robert qui fait qu'il s'autorise à déloger Anna de sa position apparente de représentante du « handicap » ? « Je ne suis pas handicapé, » écrit-il à Anna, « et je ne revendiquerais jamais de façon cavalière cela comme une identité, en partie à cause du respect pour les histoires d'oppressions qui ne sont pas les miennes ». Et encore, continua-t-il, « je veux être clair : je pourrais la revendiquer », Robert continua en « citant certaines preuves (« preuves » de « l'expérience ») qui soutiendraient que le ‘’je’’ revendique une relation au handicap que je ne comptais pas faire sur le moment ». Quelques points extraits de la liste de Robert qui en contient neuf :
1. Un professionnel de santé mentale m'a au moins une fois proposé des médicaments pour des troubles obsessionnels compulsifs, dans le cadre d'une relation thérapeutique longue de deux ans…
3. J'ai parfois réellement embarqué en avance à bord d'un avion pour cause de « handicap » dans le but de pouvoir voyager confortablement (et je vois cela comme une adaptation due probablement à mon travail dans les études sur le handicap).
4. Souvent quand je suis en vol, je peux te dire exactement le nombre de segments de cinq minutes qu'il nous reste avant que l'avion atterrisse, aussi bien que ce qui s'est passé dans le même nombre de segments de cinq minutes en arrière. Cela n'a probablement aucun sens, mais je le fais : à un certain moment, je peux te dire, « il nous reste 37 segments de cinq minutes » et je peux te dire de façon générale ce qui s'est passé dans les derniers 37 segments de cinq minutes. Bien sûr cela est en partie contingent de si nous étions dans une période, durant le vol, où je m'étais autorisé moi-même à regarder ma montre (les règles pour tout cela sont très compliquées).
Par l'ensemble de ces preuves, Robert s’est présenté comme support d'une revendication identitaire qu’il pourrait faire. Il a résisté néanmoins à la faire, non seulement parce que, comme il a pu le dire, « je respecte vraiment le fait de ne pas être handicapé et que j'ai toutes sortes de privilèges validistes », mais aussi « parce qu’avoir le sentiment d'une telle revendication est insuffisant (peut-être nécessaire mais insuffisant) pour avoir une certaine façon de penser le corps, l'esprit, et le comportement. Pour signifier de façon générale, mais aussi spécifiquement, mon corps, mon esprit, mon comportement ».
Du point de vue de « la sexualité, » Anna occupe une position qui reflète la relation de Robert au « handicap. » Elle a écrit :
Je dirais que je suis quelque part entre hétérosexuelle et bisexuelle, mais je ne me sens pas à l'aise avec ces termes. Dire « je suis bisexuelle » semble avoir quelque chose de lointain avec les personnes LGBT qui sont opprimées de manières dont je ne le suis pas. Ce n'est pas non plus exact de dire « je suis hétérosexuelle », et de faire ainsi passer le fait que je ne sois pas à l'aise avec ce mot, à la fois parce que cela confère un privilège hétérosexuel et parce qu'il risque de limiter de bien des façons ma propre signification de ce qui est possible, de ce que je peux désirer.
Malgré son inconfort à revendiquer une identité sexuelle minoritaire que certain-es pourraient voir comme effilée, Anna se retrouve néanmoins à se demander, après qu'elle ait lu la liste de « preuves » de Robert en soutien à sa revendication qu'il ne souhaite pas faire d'une identité minoritaire handicapée, « Robert, pourquoi tu ne te revendiques pas comme tel ? » Alors que la réduction de sa question était ironique (ayant été elle-même au bout de sa question, elle savait comment celle-ci serait embarrassante), Anna était sérieuse en demandant pourquoi il ne s'identifiait pas comme handicapé ?
Nous avons commencé à nous poser cette question ici : celle de l'agitation autour de la mise en doute des revendications des histoires d'oppressions, aussi bien qu'une répugnance à simplifier les façons complexes de penser, de ressentir, et de se comporter. À cela nous ajouterions un autre danger, qui commence à nous tirer en arrière en direction des discours et des institutions autoritaires ainsi qu'aux impasses à la fois législatives et judiciaires avec lesquelles nous avons ouvert cette partie : le risque de réifier les catégories identitaires pourrait être mieux contesté. Comme Robert l'a remarqué au sujet des expériences qu'il a listées pour justifier une hypothétique revendication identitaire : « revenons à cette liste que je viens juste de te donner : je désirais revendiquer quelque sorte d'authenticité (et si je me souviens bien, je ne le suis pas), le médecin (et même l’ancien amant dont je t'ai parlé qui est docteur) est le seul à donner du crédit à cette revendication ! Troublant, de quelques façons, non ? » Troublant parce que, à cet instant, une revendication identitaire telle que « je suis handicapé ; j'ai des troubles obsessionnels compulsifs » serait liée, inextricablement, aux discours médicaux (et aux diagnostics) et nous serions tou-tes deux perçu-es comme spécieux-se. Un effet probable d'un tel statut, à cet instant, serait de renforcer le pouvoir et l'autorité des institutions, la médecine et la psychiatrie modernes occidentales, qui ont généré et maintenu en ordre la binarité normale/anormale qui a été fondamentale dans l'oppression des personnes handicapées.
Anna revendique l'identité « handicapée », et cette revendication a été un processus conflictuel et compliqué. Elle est handicapée depuis 1994 et à divers handicaps interreliés, une maladie environnementale, des douleurs au dos qui montent et qui descendent, et des chutes de tension répétitives, dont les intensités ont varié au cours des années. En mars 2006, après avoir apparemment disparu pendant six ans, la maladie environnementale d'Anna est réapparue, la forçant à abandonner ses études universitaires à l'université de Berkeley en Californie. Cette maladie environnementale (qui est aussi appelée sensibilité chimique multiple, ou MCS) veut dire qu'une centaine de substances présentes dans la vie quotidienne d'Anna la rendent malade : les produits chimiques dans les savons, la lessive, les parfums, la fumée de cigarette, les échappements de voitures, le papier journal, les magazines, le papier, l'encre, la peinture, les tapis, les nouveaux vêtements, les gaz naturels utilisés dans les fours et fourneaux, les plastiques, les tissus d'ameublement, les produits pour pelouses, les produits d'entretien. En cherchant un air plus pur et un lieu sain pour vivre, elle emménagea à Santa Rosa, où elle continue de vivre avec sa compagne Jane, qu'elle a rencontrée sur une liste mails de personnes ayant des maladies environnementales. Comme beaucoup de gens ayant des maladies environnementales, Anna est aussi sensible aux champs électromagnétiques, ou EMFS, que les appareils électroniques émettent ; elle est donc incapable d'utiliser un ordinateur. Ce handicap, combiné à des chutes de tension répétitives, a rendu la poursuite de ses études universitaires impossibles.
Dans son chapitre « mon corps, ma prison : le handicap invisible et les limites du discours revendicatif », Ellen Samuels observe que les gens ayant des handicaps invisibles, bien que souvent critiqué-es pour « le cacher » ou refuser de « le revendiquer », sont en fait obligé-es de le revendiquer de façons répétitives. Parce que les autres présument qu'ils/elles ne sont pas handicapé-es, ils/elles doivent régulièrement identifier leurs handicaps non visibles et expliquer leurs effets. En le revendiquant dans le contexte de cette introduction, Anna espère, et attend, que sa revendication fonctionne différemment de celle de Robert qui revendique en s'abstenant de revendiquer. Si dire « j'ai un trouble obsessionnel compulsif » pourrait à cet instant faire appel à l'autorité des institutions médicales, dire « j'ai une maladie environnementale » à la potentialité de contester cette autorité. Cela parce que, pour la plus grande partie, la médecine occidentale générale ne reconnaît pas comme handicaps légitimes ce qui ne peut pas être diagnostiqué avec des tests médicaux conventionnels. Les gens qui ont une maladie environnementale (ou des handicaps similairement « controversés », tels que la fibromyalgie, des symptômes de fatigue chronique, ou de douleur chronique) sont donc souvent considéré-es comme des simulateur-rices ou des hypocondriaques. La retenue des diagnostics médicaux légitimes à des conséquences qui vont plus loin que le bureau du docteur qui dit, « tous vos tests sont normaux ; vous êtes en parfaite santé ». Pour beaucoup de personnes handicapées cela se manifeste par aucune différence corporelle visible ou résultats de tests anormaux, et s'en suit une lutte pour obtenir les allocations pour personnes handicapées, les aménagements d'accès à l'emploi, ou pour persuader les membres de leur famille et leurs ami-es qu'ils/elles sont réellement handicapé-es.
En « revendiquant » ici, Anna risque que toi, lecteur-rice, comme beaucoup de praticien-nes de santé et de soins, de cour de justice, et d'autres qui ont l'autorité de conférer ou de renier le statut d'handicapé-e, tu la considères comme n'étant pas une authentique « personne handicapée ».
Cette possibilité pointe un autre problème avec les revendications identitaires : les exclusions inévitables, malgré les intentions de celles et ceux qui forgent ces identités. Pris ensemble, beaucoup de textes influents dans le champ des études sur le handicap peuvent être considérés comme ayant codifié un modèle d'identité de personne handicapée qui a certaines caractéristiques cruciales : son corps manifeste une différence visible, la souffrance physique n'est pas un aspect primaire de son expérience, et il ou elle ne cherche pas de remède ou de rétablissement. De cette façon, ce qui peut être vu comme la construction d'une personne handicapée « paradigmatique » par les études sur le handicap diffère de la propre compréhension de beaucoup de personnes ayant des douleurs et des maladies chroniques. Ainsi, Samuels écrit que les études sur le handicap « se focalisent sur la visibilité et ce « regard fixe » me mène parfois à me questionner si mon état de santé extrêmement limité et changeant correspond vraiment à un handicap selon le modèle social ».
La marginalisation discursive des personnes ayant une maladie invisible peut avoir des effets matériels. Par exemple, tandis que le mouvement pour les droits civiques des personnes handicapées réussissait à faire les requêtes de rampes pour fauteuils roulants et d'interprétations en langue des signes américaines qui semblent, au moins dans certains contextes, « raisonnable », les aménagements qu'une personne ayant une maladie environnementale pouvait avoir besoin de demander sont la plupart du temps considérés comme non raisonnables, à la fois dans le sens de « tu demandes trop » mais aussi « je ne comprends pas pourquoi tu aurais besoin de cela ». Dans le but que les lieux de travail et autres espaces publics (incluant les organisations de personnes handicapées) soient accessibles à une personne ayant une maladie environnementale, il ou elle doit faire la requête apparemment impossible que ces environnements soient sans produit nettoyant toxique ; sans matériel, mobilier, tapis, et peinture dans les bâtiments neufs ; sans désodorisant ; sans parfum ; sans nettoyant à sec de vêtements ; sans lotion parfumée pour la peau, produits pour cheveux, et déodorants ; et beaucoup d'autres substances chimiques quotidiennes.
« Je dois dire, je ressens un peu d'amertume en ce qui concerne ma carrière », confesse Anna à Robert en 2007 alors qu'il et elle sont assi-es dans son arrière-cour, discutant de leur vie personnelle avant de se préparer à écrire cette introduction.
«Tu sais, c'est de la sexualité, aussi bien que du handicap, » remarqua Robert.
« Pourquoi est-ce de la sexualité ? »
« Parce que, ce qui te manque c'est une série de connexions érotiques. Elles ne sont peut-être pas des connexions sexuelles, mais il y a de la sexualité dans le mélange des esprits et des corps pendant une conférence (et je ne parle pas juste des conférences sur la sexualité !), Le frisson de l'énergie et du savoir généré ; il y a un investissement libidinal dans tout ça ».
Pour Robert, comme avec Anna, les lignes qui séparent les catégories de « handicap » et « sexualité » sont parfois floues. Au moment de l'édition de ce livre, il écrivit à Anna au sujet d'un homme qu'il avait récemment rencontré : « je le revois dans 15 jours. Je me lèverai demain et il ne restera plus que 14 jours, et jeudi il n'y aura plus que 13 jours, cela veut dire qu'à partir de jeudi, je n'aurais plus qu'un seul mercredi à dormir sans lui. Et puis vendredi… bien, tu as une idée ». Est-ce que cela est simplement un cas normatif de maladie d'amour ? Ou, au regard des autres excentricités mentales de Robert, cela ne peut pas être interprété comme un « handicap », une forme d'obsession sexuelle ou de troubles obsessionnels compulsifs ? Au lieu de choisir un aspect de la division binaire entre normalité et handicap, nous appuyons plutôt ici sur la valeur de garder ces termes fluides et contestables. Tout au long des politiques identitaires qui ont successivement façonné les communautés minoritaires et les stratégies des droits civiques, une politique post-identitaire du handicap, dans laquelle ce qui est interprété comme handicapé n'a pas besoin d'être rattaché à une identité handicapée, permet d'asseoir le handicap dans des lieux multiples, souvent inattendus, plutôt que seulement dans les corps et les esprits de quelques individus.
Embrasser une politique post-identitaire du handicap veut dire concevoir les maladies environnementales (pour prendre un exemple) comme étant davantage que la base de l'identité handicapée de quelques individus nord-américain-nes. Dans son essai « Animéités toxiques, affections inanimées » (Toxic Animacies, Inanimate Affections), Mel Chen entreprend ce travail. Chen parsème sa narration personnelle de ces négociations difficiles dans les espaces publics, ces essais pour éviter d'inhaler la fumée de cigarette et les pots d'échappement quand elle marche dans la rue ou de « faire un sourire » par-dessus le masque qu'elle doit porter parfois pour faire les courses, avec une analyse des façons dont circule la notion de « toxicité » dans les contextes globaux. Pour Chen, raconter sa propre histoire est nécessaire dans le but de contrer les présomptions probables des lecteur-rices que les corps qu'elle décrit jouissent d'un état de santé « mythique », inaltérés par les toxiques et clairs cognitivement. Elle veut montrer de quelles façons, écrit-elle, elle considère que « la toxicité a profondément affecté ma propre santé, ma propre vision queer, et ma propre habilité à forger des liens ». Encore même que son histoire personnelle du handicap autorise en partie les questions au sujet de la toxicité globale et le « nous » qu'elle interroge (« comment cela se fait-il que le monde soit si toxique… chargé de tous ces produits chimiques nuisibles… considérés par tant d'entre nous comme bénins et sources de plaisir ? Et pourquoi est-ce que nous faisons cela, tout cela, à nous même ? »), Chen note aussi immédiatement que « un tel ‘’nous’’ est une fausse unité ». Chen n'est pas, elle insiste, parmi « celles et ceux qui se trouvent dans des pays industriellement ‘’sous-développés’’, comme ces femmes qui vaporisent à la main de la peinture sur des jouets des centaines de fois par jour sans protection ; ces travailleur-ses agricoles avec peu d'accès aux soins de santé récoltant les fruits dans les vapeurs des pesticides, méthane, et fertilisants qui sont respirables seulement dans un sens strictement mécanique ; ces gens qui vivent à côté des usines vomissantes installées à distance des métropoles néo coloniales, ou qui bénéficient des vents venant de raffineries… qui vont dans les périphéries abjectes des ‘’centres’’ urbains gentrifiés ».
Les considérations nuancées de Chen sur la relation entre son propre handicap et le contexte social large dans lequel ce handicap prend place à plus en commun avec ce que Roderick A. Ferguson définit comme un mode « gestuel » de conception de l'identité. Ferguson argumente qu'une conception gestuelle de l'identité animait le féminisme des femmes racisées dans les années 1970, dans lequel la politique identitaire était de se positionner loin du tableau complexe des relations que constituait le social. La politique identitaire telle qu'elle a évoluée durant les quelques décennies suivantes est devenue plus « émulative », animée, en somme, par une position non extérieure au monde social dans lequel les identités sont sans cesse formées et reformées, plutôt qu’intérieures, tournées vers le soi ou, comme nous le suggérions au-dessus, vers les identités « représentatives ».
L'argument de Ferguson au sujet de la complexité des politiques identitaires maintenant très diffamées des années 1970 nous pousse à lier, plutôt que d'opposer, le travail d'universitaires comme Longmore ou Chen. Longmore approche l'identité handicapée historiquement ; puisqu'en écrivant et en brûlant son livre, il s’est engagé dans « un examen des valeurs culturelles liées au ‘’handicap’’ et à leurs relations aux aménagements sociaux, aux politiques publiques, et aux pratiques professionnelles ». De tels examens textuels, examens du mouvement du « handicap » à travers l'histoire, ont été parmi les premières conditions de possibilités pour des analyses post-identitaires telles que celles de Chen ou les nôtres.
Chacun des chapitres de « Histoires » engage donc à la fois le fait de faire est celui de défaire le handicap, la sexualité, et l'identité. Le chapitre de Michelle Jarman, « Démembrer les lyncheurs : narrations intersectionnelles du handicap, de la race et de la menace sexuelle » (Dismembering the Lynch Mob : Intersecting Narratives of Disability, Race, and Sexual Menace), investi (comme le fait le travail de Chen) les façons par lesquelles les identifications racialisées et handicapées se sont croisées et se sont changées l'une l'autre. En se focalisant sur les États-Unis du Sud dans la dernière partie du 19e et au début du 20e siècle, Jarman nous encourage à comprendre les façons par lesquelles ce qu'elle nomme « les masculinités menaçantes » étaient constitutives à la fois des récits de lynchages raciaux et des récits mettant en lumière le traitement eugénique des hommes « faibles d'esprit ». Bien que ces discours soient généralement présentés comme sans rapport, Jarman expose les façons par lesquelles ces récits qui utilisaient « la justification et la normalisation d'une torture brutale, du meurtre, et de la destruction corporelle qui venaient définir le lynchage des noir-es par les blanc-hes » sont historiquement entrelacés avec la construction eugénique des hommes handicapés cognitifs identifiés comme « des menaces sociales au sens large, mais encore plus menaçants comme prédateurs sexuels ».
En soulignant que ni « la sexualité » ni « le handicap » n'ont de significations statiques et trans-historiques, Rachel O'Connell, dans « Quel spectacle cruel : le corps extraordinaire érotissisé dans l’histoire de sir Richard Calmady de Lucas Malet » (That Cruel Spectacle' : The Extraordinary Body Eroticized in Lucas Malet's The History of Sir Richard Calmady), analyse un roman victorien détaillant scrupuleusement les expériences sexuelles de ses protagonistes ayant des handicaps visibles. En investissant les divergences entre compréhension historique et contemporaine de la sexualité et du handicap, O'Connell interroge sur comment les conceptions nouvelles portées par les termes de « corps extraordinaires » de Garland-Thomson ont contribué à faire décliner les fortunes du roman. Le roman de Malet, qui fut publié en 1901, fut un best-seller à son époque ; il est totalement oublié aujourd'hui.
Allant trente ans en avant, Michael Davidson, dans « Des hommes enceints : modernisme, handicap et biofutur » (Pregnant Men : Modernism, Disablity, and Biofuturity), se focalise sur un autre roman, un de ceux qui n'est pas du tout oublié mais qui n'a pas été jusqu'ici lu à travers la lentille des études sur le handicap. Examinant Nightwood, de Djuna Barne, Davidson se focalise sur la figure de « l'homme enceint », spécifiquement sur la figure excentrique du Docteur Matthew O'Connor. Davidson lie Nightwood « non pas comme une anomalie baroque dans le courant des narrations conscientes de Woolf, Stein, ou Faulkner, mais comme sans doute le roman moderne représentatif dans la mesure où il offre une narration intérieure d'individus interpellés par la science biologique et raciale. Les figures du mâle enceint ont un temps été lues comme simple relocalisations (ou, dans le cas des auteurs mâles, appropriation) de la gestation. En historicisant les logiques eugénistes en circulation à l'époque de la publication de Nightwood, Davidson, relie la grossesse moderne des hommes au handicap en la comprenant comme marquant pour Barnes ce qu'il nomme « une diaspora des possibilités sexuelles et genrées parmi les corps et les esprits ayant des habilités et des registres cognitifs variés ».
Dans la continuité du siècle, les orientations et les identités sexuelles, aussi bien que les identités liées à l'incapacité ou au « handicap », ont continué à se crisper, mais souvent de façon contradictoire. Dans « Des histoires touchantes : personnalité, handicap et sexualité dans les années trente » (Touching histories : Personality, Disability, and Sex in 1930's), David Serlin examine une « étude de personnalités » du début du XXe siècle, « La personnalité et la sexualité des femmes handicapées physiques » (The Personality and Sexuality of the Physically Handicapped Woman). En situant cette étude peu connue dans deux histoires qui peuvent être comprises comme opposées, l'histoire de l'obsession, à la moitié du siècle, d'identifier et de catégoriser les « types » de personnalités et l'histoire plus anti identitaire et affective du contact, Serlin fournit une preuve riche que les femmes handicapées étaient intimement familières de dimensions somatiques de désir et de plaisir. Les subjectivités discernées dans « La personnalité et la sexualité des femmes handicapées physiques » (The Personality and Sexuality of the Physically Handicapped Woman), « subjectivités consumées au travers d'actes inquantifiables de toucher », sont, dans l'analyse de Serlin, irrésistiblement « confondantes ».
Espaces
Les chapitres de la troisième partie de ce livre considèrent les espaces (géographiques et discursifs) dans lesquels le handicap et la sexualité se matérialisent, les frontières qui démarquent ces espaces, et les punitions qui s'en suivent quand ces frontières sont transgressées. Cette partie commence avec « Diriger avec sa tête : aux frontières du handicap, de la sexualité et de la nation » (Leading with Your Head : On the Borders of Disability, Sexuality, and the Nation), de Nicole Markotic et Robert McRuer, qui investissent les usages des discours nationalistes dans Murderball, un film réalisé en 2005 au sujet d'une rivalité en cours entre des équipes américaines et canadiennes de rugbymans quadraplégiques. Markotic et McRuer examinent les façons par lesquelles la discussion explicite sur la sexualité dans Murderball, la sexualité qui est en quelques sortes lisible comme non normative, perturbe potentiellement (mais seulement potentiellement) l’orientation la plus franche de la narration, qui se dirige vers une incorporation masculiniste (à l'intérieur de la narration) du sujet-citoyen handicapé approprié. Markotic et McRuer contrastent la représentation spectaculaire du sujet-citoyen dans l'espace ludique du film (particulièrement sa capacité flexible à traverser les frontières nationales) pour vivre des expériences de vie nomade, queer, de sujets handicapé-es confronté-es au maintien de l'ordre et à la surveillance tout autour des frontières nationales, en particulier en relation avec les ressources (incluant les soins de santé) perçues comme des propriétés nationales.
Dans « Les désillusions de la sexualité normative » (Normate Sex and Its Discontents), Abby L. Wilkerson considère les connexions parmi les identités et les mouvements politiques globaux de personnes transgenres, intersexes, et handicapées. En développant une notion de ce qu'elle nomme « sexualité normée », Wilkerson considère que la transidentité, le transsexualisme, et l'intersexualité partent à la fois d'une sexualité normée et de lieux où un sens plus critique des interdépendances de la sexualité peut être forgé. Dans son analyse des façons par lesquelles l'autorité médicale occidentale voyage (souvent de manières coercitives), Wilkerson argumente que les études de la médicalisation dans des contextes internationaux devraient reconnaître et favoriser le potentiel des agents dans les échanges culturels. En considérant, par exemple, la liminalité de genre des polynésiens qui s'identifient comme fa'afafine (« comme femme »), Wilkerson présente les façons par lesquelles nombre de groupes articulent leurs propres expériences et forgent des alternatives à la sexualité normée. Elle suggère que la notion de fa'afafine puisse permettre de « développer leurs propres alternatives à la fois aux normes médicales et politiques occidentales ainsi que leurs propres catégories traditionnelles de genre ». En effet, comme le démontre Wilkerson, un large rang d'activités « érotiques » trans et intersexes interdépendantes résistent aux formes variées d'oppressions générées par la sexualité normée.
Dans « Je ne suis plus l’homme que j’ai été : sexualité, séropositivité et ‘’responsabilité’’ culturelle » (I'm Not the Man I Used to Be : Sex, HIV, and Cultural 'Responsability'), le regretté Chris Bell considère les effets de deux cas judiciaires d'Atlanta qui lui ont permis de se comprendre comme un sujet sexuel étant séropositif. Dans le premier cas, en septembre 2003, Gary Cox, le député assistant la maire Shirley Franklin fut reconnu coupable d'avoir sollicité des actes sexuels tarifés à un mineur (Cox soutenu son innocence même quand il fut envoyé en prison). Cox était séropositif, mais son statut de séropositif ne jouera pas un rôle majeur dans l'arbitrage ou la représentation de son affaire. Dans le second cas judiciaire discuté par Bell, Gary Wayne Carriker, un étudiant en médecine d'Emory, fut reconnu coupable en mars 2005 pour crime involontaire en ayant eu des relations sexuelles avec un autre homme sans lui avoir dévoilé son statut séropositif. Bell analyse les raisons pour lesquelles le statut de séropositif fut central dans l'affaire Carriker mais insignifiant dans celle de Cox. Il conduit ainsi cette considération d'espaces à risques sexuels et de surveillance à Atlanta jusqu'à une réflexion sur son propre statut d'homme afro-américain séropositif négociant des espaces similaires.
En écrivant dans un livre universitaire au sujet des intersections entre sexualité et handicap dans sa propre vie, Bell a pris des risques considérables. Car bien que des termes comme « libidinal », « érotiques », « sexualité », « sexuel », et « désir » circulent largement dans des discours académiques, ces termes ne se réfèrent pas habituellement de façon directe à la propre expérience de quelques auteur-es académiques particulier-ères. En effet, une discussion personnelle ou explicite sur la sexualité, ou, dans une certaine mesure, sur le handicap, marque sans doute une écriture qui place ces sujets en dehors de la sphère académique. Les écrits graphiques et les performances de Bob Flanagan sur le sadomasochisme et la mucoviscidose, par exemple, on fait de lui une figure populaire pour les universitaires travaillant sur le handicap qui analysent mais écartent l'interprétation de son travail comme étant lui-même un exemple des travaux universitaires ou des théories sur le handicap. Et tandis que plusieurs universitaires important-es travaillant sur le handicap ont écrit (souvent sous forme de mémoires ou autres formats non reconnus comme universitaires ou académiques) au sujet des effets du handicap sur leur mariage ou leur vie de famille, la plupart de ces écrits personnels font souvent peu mention de la sexualité.
Quel espace pourrait, ou devrait, avoir les écrits personnels parlant de sexualité dans les études sur le handicap ? Comme nous l'avons ruminé ensemble au sujet de cette introduction, la question est venue nous préoccuper : qu'est-ce que cela voudrait dire d'ouvrir, dans cet espace, des informations personnelles au sujet de la sexualité et du handicap ? Plus tôt dans notre discussion l'un avec l'autre, nous avons commencé à échanger des e-mails au sujet de nos propres expériences du handicap et de la sexualité, en espérant qu'elles nous en donnent un aperçu et que nous pourrions les incorporer. Nous avons rapidement généré un gros volume de matériel qui était, du moins pour nous, provocateur et hautement stimulant. Mais nous avons immédiatement compris que beaucoup de ces écrits seraient inappropriés à inclure ici, ou dans tout autre livre ou essai universitaire. « Inapproprié » est précisément le terme que nous voulons utiliser : la notion d’appartenance à la sphère professionnelle eu beaucoup d'importance dans notre décision d'exclure de cette introduction la plupart de nos écrits personnels sur la sexualité, écrits que nous avons évalués en partie à cause de leur inconvenance, ce qui fut frustrant. Nous avons senti que cette inconvenance avait le potentiel de perturber la conception libérale du handicap vu comme étant propre et respectable ; le sujet handicapé devant être éligible au mariage et à la parentalité, et donc, on peut le présumer, à la sexualité, mais une sexualité discrète, privée, appropriée.
Comme nous avons considéré le statut du personnel dans les analyses universitaires de la sexualité et du handicap, nous avons divisé ces révélations potentielles en trois catégories heuristiques ou espaces : l'approprié, le permis, et le punissable. Le matériel personnel que nous avons inclus, à la fin, dans cette introduction correspond (nous l'espérons) à la rubrique du permis. Qu'est-ce qui sépare le permis du punissable ? Nous sommes, c'est sûr, dans une culture de la confession ; dans beaucoup d'espaces et de genres (des mémoires, un bout de performance, un journal, une rencontre thérapeutique), les révélations personnelles au sujet de la sexualité sont loin d'être punissables, elles semblent même presque obligatoires. Pourquoi donc les mêmes révélations seraient clairement « punissables » dans un contexte académique ? Comme nous l'avons dit, une partie de la réponse se trouve dans les notions bourgeoises de propriété qui se diffusent dans tous les espaces professionnels, incluant l'université. Une valeur bourgeoise connexe, ou un impératif, celui du travail, « commercialisant le corps comme un instrument de travail » plutôt que « un instrument de plaisir, » est aussi significatif. C'est pourquoi, tandis qu'une histoire au sujet de notre propre vie sexuelle aurait tout à fait sa place dans un essai personnel, il serait difficile d'identifier quelques fonctions ou buts d'un acte similaire de publication pour un écrit universitaire. « Ce que tu fais dans ta vie personnelle est ton affaire », pourrait dire le/la lecteur-rice d'un essai académique. « Pourquoi est-ce que tu nous dis cela ici ? » En effet, comme nous l'avons argumenté dans le reste de cette introduction, la ligne entre quelles révélations au sujet de la sexualité et du handicap sont permises et lesquelles sont punissables a beaucoup à voir avec leur utilisation : à quelles fonctions elles doivent servir, pour quels usages elles peuvent être utilisées.
Vies
Chacun des trois chapitres de « Vies » performe ou analyse l'écriture autobiographique autour de la sexualité et du handicap. Nous commençons notre discussion sur le handicap, la sexualité, et l'écriture autobiographique avec deux histoires tirées de nos propres vies. La première de celle de Robert, la seconde de celle d'Anna.
Je vais faire du jogging tous les autres jours, une activité de valide par quintessence, certain-es pourraient dire. Si certain-es voulaient « mettre en images » la validité, c'est l'instantané d'un-e coureur-se qu'ils/elles utiliseraient mieux que tout autre chose. Mais en général ma course se construit aussi avec des règles élaborées concernant la façon dont je tourne ou change de cap, de quand je regarde ma montre, comment les paysages prennent forme lorsque je fais des tours, etc. Cependant, j'ai fait une rencontre à caractère sexuel avec un homme qui me regardait faire du jogging. C'était il y a quelques étés, dans le parc Malcolm X (aussi connu comme le parc Meridian Hill, le nom que nous utilisons pour tenter d'être connecté-es à la politique !). Son nom était Mario, ou Marco, ou quelque chose comme ça. Et il me regardait courir. Et il était très mignon. Et tandis que je faisais un tour, il commença une sorte de gestuelle, « viens, allez ». Et je n'étais pas du tout opposé à cette idée. Mais je ne pouvais pas m'arrêter et lui parler tant que je n'avais pas rituellement fini ma course de la façon que cela a rituellement besoin de se passer. Il était parti le temps que je finisse, mais tandis que je marchais pour rentrer chez moi, il remonta à côté de moi. J'étais rentré, nous étions chez moi, et nous avons eu un super rapport sexuel occasionnel. Incidemment, c'est le même parc ou la nuit dernière j'ai reçu des coups de la part d'un groupe de jeunes garçons.
La deuxième fois que j'ai été confrontée à des réactions au fait de me garer sur une place réservée aux personnes handicapées était juste après avoir déménagé à Berkeley, dans un parking d'Andronico (un magasin d'alimentation voisin). Cette femme avait ses macarons trônant fièrement sur sa voiture : handicapée, juive, queer. Et elle était en train de me hurler dessus. « Personne », disait-elle en me regardant de haut en bas, « personne qui a aussi bonne mine que vous ne peux être handicapée ! » J'avais 29 ans, je portais une robe bain de soleil et des sandales à talons hauts. « Vous avez besoin de vous éduquer au sujet du handicap invisible ! » Lui dis-je. « Vous avez besoin de vous éduquer vous-même ! » M’assena-t-elle en retour. Je partis en marchant, tremblant et ayant mal à l'estomac. J'avais vraiment besoin de cette place de parking ; je souffrais même trop pour marcher dans tout le magasin d'alimentation. Mais ce que je déteste le plus quand je me souviens de ce moment c'était cette petite part de moi en quelque sorte liée à cette idée : d'une certaine façon, j'aimais l'idée d'être perçue comme étant en trop bonne santé pour être handicapée, j'ai même travaillé pour que l'on me regarde de cette façon.
Comme observateur-rices de ces scènes, on pourrait penser qu'il ne s'agit que de sexualité dans l’une ; dans l'autre que de handicap. Mais la rencontre sexuelle de Robert initiée dans le parc est aussi clairement en lien avec le handicap, comme sa narration le rend explicite. Dans l'histoire d'Anna, la sexualité et le handicap sont aussi en jeu. La confrontation pour savoir si elle avait le droit de se garer sur une place réservée aux personnes handicapées, et par extension, de s'appeler elle-même « handicapée », se joue en référence à la sexualité. Si Anna « semblait avoir trop bonne mine » pour être handicapée, et si elle était en effet dans la culture d'une telle apparence, c'était comme si sa propre présentation avait été comprise comme voulant dire, « je suis trop sexy pour être handicapée ».
Samuels pointe le fait que bien que « l'option de passer pour non handicapé-e » produit souvent un « sentiment profond de non reconnaissance », il offre aussi « un certain niveau de privilèges ». Le privilège de ne pas « avoir l'air handicapé-e » est exposé et analysé dans le texte de Riva Lehrer, « Les filles golem ont de la chance » (Golem Girl Gets Lucky), qui est le premier chapitre de « Vies ». Lehrer écrit : « toutes les femmes savent que le trottoir est un podium. Même avant le premier petit signe de puberté nous sommes jugées sur la qualité de notre apparence. Et mon entrée dans cette reconstitution historique se fait plutôt avec un corps en forme de Z qu'un corps courbé en S ». Lehrer observe de façon perspicace que l'exclusion visible des femmes handicapées de ce « podium » surgit de la peur « que nos formes non équilibrées fassent allusion à nos désirs officieux. Que les deux aspects se répondent ».
La menace que les corps handicapés puissent éprouver et susciter des désirs officieux est mobilisée à l'avantage du narrateur de Fingered. L'histoire de Lezlie Frye commence avec une interpellation, délivrée avec « un style rusé, encouragent et audacieux, venant de l’arrogance d’un gamin vieux de huit ans, dans l’allée de poubelles en vrac du magasin de PC de l'avenue Franklin ». « Ta main est si bizarre, tu es bizarre ! » Le narrateur de Frye affronte ce garçon de huit ans, tandis que sa mère se tient nerveusement dans le fond. Répondant en quelque sorte à son agressivité, Frye appelle courageusement à combattre la non reconnaissance de l'érotisme qui anime les expériences quotidiennes de beaucoup de personnes handicapées qui sont mises hors-jeu, faites pour répondre aux désirs envahissants des autres : « je les laisserai imaginer tous les lieux où ma main a été, entre ses échecs à convenir à la bonne forme, dans les crevasses ou elle seule peut aller… je laisse ma main s'accrocher, tendue et lourde avant que la regard ne la fixe, droite, pliée, imprévisible ». La main de Frye est queer : « née pour être dans les chattes », se souvient-elle tandis qu'elle fait face à l'enfant et sa mère. En faisant entrer les potentialités de cette main dans la conscience du garçon, Frye refuse de se soumettre aux impératifs de ce que Lee Edelman appelle « l'imaginaire disciplinaire de ‘’l’innocence’’ des enfants ». En effet, le combat verbal de la main avec ce garçon est évocateur de l'affirmation d'Edelman comme quoi « le queer met au jour celles et ceux qui ne « considèrent pas les enfants ».
La pensée queer et le handicap s'unissent à nouveau dans « La sexualité de ‘’Spock’’ : autisme, sexualité et narration autobiographique » (Sex as 'Spock' ; Autism, Sexuality, and Autobiographical Narrative). Dans sa lecture des écrits autobiographiques de personnes ayant un trouble de spectre autistique, ou ASD, Rachael Groner trouve beaucoup de parallèles et de convergences avec la théorie queer. Par exemple, les auteur-es d'autobiographies ayant un trouble de spectre autistique soulignent souvent les aspects instables et fragmentaires de la subjectivité. « J'ai mis du temps (jusqu'à l'âge de 10 ans) a réalisé que les enfants normaux se référaient eux-mêmes au ‘’je’’ », écrit Donna Williams, une des autobiographes dont Groner analyse le travail. Les auteur-es autobiographes ayant un trouble de spectre autistique mettent aussi en lumière la performativité de beaucoup de conventions genrées et hétérosexuelles (par exemple, ils/elles étudient et essayent soigneusement de maîtriser les « règles » aux apparences bizarres qui gouvernent les rendez-vous amoureux et la sexualité au sein des gens « neurotypiques »). Les points communs entre les autobiographies de personnes ayant un trouble de spectre autistique et la théorie queer peuvent se trouver dans les histoires interconnectées de surveillance et de discipline de l'homosexualité et de l'autisme. Par exemple, la méthode ABA, une pratique contemporaine autorisée qui utilise des « traitements » tels que des claques, des pincements, des chocs électriques pour contraindre les enfants ayant des troubles de spectre autistique à se comporter de façon « normale », fut aussi employée dans le projet Garçon Féminin de l'UCLA dans les années 1970, et le travail de ses partisan-nes continu à influencer le mouvement des « ex-gays ».
Un article du Washington Post de 2007 nous rappelle qu'à de multiples endroits aux États-Unis, les adultes sont aussi contraint-es de se comporter de façons « normales », cela veut dire ni queer ni handicapé-es. Au sujet de lieux « similaires » à celui des toilettes publiques dans lesquels l'ancien sénateur Larry Craig fut arrêté pour avoir prétendument sollicité du sexe en public, l'histoire du Post mentionne le même parc de Washington D.C. ou Robert avait rencontré Mario (ou Marco) et où il fut assailli « incidemment » l'hiver suivant. Les « expert-es » cité-es dans l'article décrivent « le sexe anonyme dans des lieux publics » comme un « comportement compulsif » (une forme de trouble obsessionnel compulsif peut-être ?). L'article rapporte que, lorsqu'on lui demandait quel était le travail de la police dans et autour du parc Malcolm X, « le porte-parole de la police américaine des parcs, Robert Lachance, ne voulait pas discuter de ces questions ici ».
Les histoires de nos vies que nous racontons dans cette introduction, comme chacune des parties de « Vies », abordent des dangers, à la fois physiques et psychiques. Malgré encore les risques qu'elles décrivent et peuvent performer, les narrations de la rencontre de Robert dans le parc et celle de la confrontation d'Anna dans le parking semblaient néanmoins assez douces pour être incluses ici. Nous nous sommes senti-es assez confiant-es pour dire que, des trois catégories heuristiques que nous avons ébauchées ci-dessus : « l'approprié », le « permis », et le « punissable », le « permis » serait la catégorie dans laquelle la plupart des lecteur-rices placeraient nos récits illustratifs. La raison pour laquelle nous avons pensé que nos histoires ne seraient probablement pas considérées « punissables » a plus à voir avec un genre particulier de travail que ces histoires pourraient être appelées à performer. Si nous devions diffuser n'importe laquelle de ces histoires, sans commentaires, aux participant-es d'un séminaire ou d'une conférence d'études sur le handicap, nous prévoirions trois catégories larges de réponses : l'une consoliderait l'identité à travers un processus d'exclusion (certaines personnes sont handicapées ; d'autres ne le sont pas, même si elles peuvent avoir des diminutions) ; une autre rechercherait à étendre les catégories identitaires dans l'intérêt de l'inclusion (nous avons besoin de parler des façons dont l'oppression du handicap légitime les expériences des personnes qui ont un handicap invisible et celles qui ont des diminutions cognitives et psychiques) ; et une troisième désirerait s'éloigner de l'identité comme principe fondateur ou organisationnel pour analyser le handicap (nous devrons centrer nos analyses du handicap moins sur les identités individuelles que sur les contextes sociaux, économiques, et discursifs dans lesquels ces identités et ces expériences se matérialisent).
Ce spectre largement schématisé de modes de compréhension du handicap en relation à l'identité a plus à voir avec les conceptions « minorisantes » et « universalisantes » de l'homosexualité qu'Ève Kosofsky Sedgwick analyse dans Épistémologie du placard (Epistemology of the Closet). Selon Sedgwick, un point de vue minorisant montre que les questions en jeu sont d'une « importance active principalement pour une petite, distincte, relativement fixe… minorité », tandis qu'un point de vue universalisant appuie sur les enjeux « d'une importance continue, déterminée dans la vie des gens tout au long du spectre ». Tandis que Sedgwick note qu'elle est plus proche des analyses universalisantes sur le désir homosexuel que de celles minorisantes, elle expose son but qui n'est pas de juger entre ces deux façons de penser l'homosexualité durant le siècle passé, mais plutôt de mettre en lumière les façons dont la navette entre les deux modèles aboutit invariablement à ce qu'elle appelle « l'impasse minorisante/universalisante ». Sedgwick note que les discours aussi bien homophobes que anti homophobes ont l'habitude, et parfois simultanément, de faire usage des revendications minorisantes et universalisantes. Plutôt que de privilégier l'un de ces modèles d'analyse sur l'autre, pour Sedgwick « le projet le plus prometteur semblerait être une étude en elle-même de la façon incohérente dont ils sont dispensés, des incongruités qui nous ceinturent sous lesquelles, dans un laps de temps déconcertant,… se sont déroulés les pans les plus générateurs et les plus meurtriers de notre culture ».
Une incohérence similaire peut être lue dans les discours contemporains sur le handicap et nous argumentons qu'une étude de « la distribution incohérente en elle-même » est un projet tout aussi prometteur pour les études sur le handicap. Le validisme prend souvent la forme de déclarations minorisantes : les personnes handicapées sont fondamentalement différentes des gens « normaux-les » et doivent donc être séparées du reste de la société dans des écoles et des institutions spéciales. Mais il évoque aussi fréquemment les modèles universalisants du handicap : tout le monde est un peu handicapé-e, vraiment ; nous faisons tou-tes face à des défis physiques et mentaux, mais ils peuvent et doivent être dépassés en travaillant dur. Des contradictions similaires sont lisibles dans le discours anti validiste. Les revendications minorisantes sont fondamentales dans les études sur le handicap qui, comme noté plus haut, ont souvent défini les personnes handicapées comme des membres d'un « groupe minoritaire ». Les revendications universalisantes sont aussi encore abondantes dans le champ, telle que la phrase souvent citée « nous serons tou-tes handicapé-es si nous vivons assez longtemps ». En suivant Sedgwick nous pouvons dire que bien que nous ayons aussi plus de sympathie pour les analyses universalisantes du handicap, nous sommes moins intéressé-es par un alignement monolithique de nous-mêmes avec n'importe laquelle des trois positions sur l'identité handicapée que nous avons schématisées ci-dessus en considérant les façons par lesquelles les deux histoires que nous avons incluses ici, parlant de « sexualité » et de « handicap » dans nos propres vies, se prêtent à être citées en support à n'importe lesquelles de ces positions aux apparences contradictoires.
Beaucoup des apports venant de l'histoire d'Anna dépendent de la notion d'une identité handicapée minorisée : son insistance sur le fait qu'elle soit « réellement » handicapée et ses réactions en voyant cette revendication rejetée. Et même si l'histoire de Robert sape la vision du handicap comme concernant une minorité « distincte, relativement fixe », la légitimité de son discours pourrait toujours dépendre d'une identité sexuelle minorisée, si cela est connecté au plaisir d'être reconnu en publique comme un homme homosexuel sexuellement disponible (et même, si, dans les deux parties, les « identités » sexuelles n'étaient pas nécessairement connues, un fait qui a probablement intensifié en lui-même les fantasmes en circulation, la rencontre prenant toujours place dans un quartier identifié comme « gay » de Washington). Ainsi, bien que nous mettions en lumière la porosité et l'instabilité des identités homosexuelles et handicapées, nous sommes incapables de les déplacer complètement ; en effet, même si nous avons échangé ces histoires « privées » l’un avec l'autre, nos narrations ne pourraient pas procéder sans référence à ces identités. Et nous nous trouvons donc à une « impasse minorisante/universalisante » : alors que nous savons l'importance, même la nécessité, du travail de revendication (ou de l'abstention de revendication) des identités, et d'analyser le privilège et l'oppression que de telles revendications et abstentions entraînent, nous trouvons aussi ce travail contraignant et insuffisant. Insuffisant en partie parce que la portée des analyses centrées sur l'identité est si limitée ; elles nous parlent principalement d'individu-es, ou d'un groupe d'individu-es représentatifs (personnes homosexuelles, personnes ayant un handicap invisible). Dans le reste de cette section, nous essayons de lire des écrits autobiographiques parlant de sexualité et de handicap dans des manières qui excèdent ces identifications.
Au-delà des deux histoires de Robert et Anna, le handicap et la sexualité se menacent de dissolution l'un l'autre. Dans la première histoire, le handicap rend la sexualité moins évidente (« viens, allez », la gestuelle du gars dans le parc, mais Robert finit rituellement sa course) et menace même de la raccourcir (il est parti le temps que Robert complète ses tours). Au contraire, la sexualité dans cette histoire menace le handicap, en le rendant illisible. Pour un témoin de l'échange dans le parc, le handicap serait presque impossible à voir, en partie parce que l'image sexuellement attractive d'un jogger sert si facilement à mettre en images la validité.
En d'autres mots, une polarisation, dans l'imagination culturelle, entre la sexualité et le handicap veut dire que chacun de ces termes invalide potentiellement la reconnaissance de l'autre. S’il y a du handicap, selon une logique validiste, il ne peut donc avoir de sexualité (d'où, la « tragédie » d'une « jolie femme en fauteuil ») ; et au contraire, s’il y a de la sexualité (une rencontre occasionnelle initiée dans un parc), on peut donc présumer qu'il n'y a pas de handicap. Cette construction dichotomique de la sexualité et du handicap à l'œuvre dans l'histoire de la confrontation d'Anna au parking, dans laquelle les marques conventionnelles d'une apparence sexy (robe bain de soleil, hauts talons) s'écartent d'une reconnaissance du handicap (« quelqu'un qui a une aussi bonne mine que vous ne pas être handicapée ! »)
Le handicap est la sexualité menacent donc souvent de se défaire l'un l'autre. Nous pouvons donc aussi lire ces deux histoires comme montrant, paradoxalement, que la sexualité et le handicap peuvent se permettre d'exister l'un l'autre. Pour illustrer cela, revenons à l'article du Washington Post qui mentionne le parc Malcolm X et cite des « expert-es » qui décrivent « toute personne ayant des rapports sexuels dans des lieux publics, comme ayant ‘’un comportement compulsif’’ ». En lisant l'histoire de Robert à travers la lentille de ce diagnostic « d'expert-es », nous pouvons dire que le handicap (« la compulsion ») est précisément ce qui fait que la sexualité se produit. Sans un handicap (compulsion, obsession, addiction), il n'y aurait pas de sexualité (au moins dans le parc Malcolm X, selon les expert-es). Dans l'histoire d'Anna, le handicap peut aussi être comme marquant la possibilité d'une sexualité. Cela se voit parce que le handicap (le besoin d'utiliser les places de parking pour handicapé-es) permet un échange qui, bien que cela n'apparaisse pas à Anna sur le moment, était en quelque sorte érotique. Après tout, une expérience qui, pour beaucoup de personnes ayant un handicap invisible, est parmi les plus douloureuses, celle de ne pas être crues, d'être considérées comme n'étant pas « vraiment » handicapées, à converger dans cet incident au parking avec une expérience qui, pour beaucoup de personnes (handicapées ou non) est parmi les plus plaisantes : être regardées de haut en bas et trouver que l'on a « bonne mine ».
Nous trouvons à la fois du plaisir et une promesse en lisant « la sexualité » et « le handicap » de ces façons expansives. L'avantage d'une compréhension fluide du handicap est que, en permettant de l'asseoir dans une multiplicité de lieux inattendus, et parfois plaisants, il subvertit la conception populaire du handicap comme individuel et tragique. Le fait de penser « la sexualité » comme davantage qu'un ensemble d'actes génitaux, et « l'identité sexuelle » comme davantage qu'un ensemble d'identités prédéfinies, apporte un bénéfice qui a le potentiel de contester les préjugés culturels selon lesquels les personnes handicapées ne sont pas sexualisées. Si nous comprenons la sexualité comme étant plus que la pénétration qui a lieu dans la chambre à coucher, nous pouvons donc percevoir la sexualité et le handicap comme allant ensemble dans beaucoup de lieux où nous les avons manqués en pensant autrement : dans un échange haineux sur un parking, une caresse à l'arrière de la nuque, une discussion en ligne médiatisée par un logiciel de reconnaissance vocale.
C'est précisément ce travail que beaucoup de textes de Sexe et handicap (Sex and Disability) performent. Les auteur-es de ces textes montrent que la sexualité est à l'œuvre dans une variété d'objets et de pratiques culturel-les non regardé-es habituellement comme érotiques : dans l'utilisation d'une « machine à pression » pour calmer l'anxiété associée à l'autisme, ou dans le jeu avec une couverture qui couvre et découvre les jambes d'un personnage visiblement handicapé dans un roman du XIXe siècle, dans le fait de mettre ou d'enlever des appareils auditifs, dans la présentation d'une main identifiée comme « étrange », dans le bonheur orgasmique qui peut être ressenti en glissant sur une rampe.
Désirs
« Les hommes et les femmes, les femmes et les hommes. Cela ne marchera jamais ». Erica Jong.
Selon la loi sur la Sécurité sociale, « le handicap » veut dire « l'incapacité à s'engager dans quelconque activité enrichissante de façon substantielle en raison de quelques diminutions physiques ou mentales médicalement déterminables et pour lesquelles on peut s'attendre à une issue fatale, ou qui soit durables, ou pour lesquelles on peut s'attendre à ce qu'elles durent plus qu'une période continue de douze mois ». Le réseau de la Sécurité sociale.
« [L'ADA) apporte quelque chose d'important pour l’économie des États-Unis, et rappelle cela : vous êtes appelé-s à être des nouvelles ressources des travailleur-ses. Bien, beaucoup de nos camarades citoyen-nes handicapé-es sont sans emploi, ils/elles veulent travailler et peuvent travailler. Et ils/elles sont une énorme réserve de gens ». Paroles du président George H. W. Bush lorsqu'il signa la loi en faveur des personnes handicapées états-unienne.
« Un homme est un travailleur. S’il ne peut pas travailler il n'est rien ». Joseph Conrad té sociale.
« [L'ADA) apporte quelque chose d'important pour l’économie des États-Unis, et rappelle cela : vous êtes appelé-s à être des nouvelles ressources des travailleur-ses. Bien, beaucoup de nos camarades citoyen-nes handicapé-es sont sans emploi, ils/elles veulent travailler et peuvent travailler. Et ils/elles sont une énorme réserve de gens ». Paroles du président George H. W. Bush lorsqu'il signa la loi en faveur des personnes handicapées états-unienne.
« Un homme est un travailleur. S’il ne peut pas travailler il n'est rien ». Joseph Conrad
Dans la partie finale de cette introduction, nous réfléchissons à la relation entre sexualité et handicap en rapport avec le travail : le travail dans son sens littéral d'emploi et de main-d'œuvre mais aussi dans certaines de ses significations les plus figuratives d'efficacité, de productivité, et de valeur d'usage. Nous argumentons que penser la sexualité et le handicap en termes de ce qui fonctionne ou ne fonctionne pas selon la notion de travail, et de qui fonctionne ou ne fonctionne pas selon la notion de travail, ouvre des boulevards pour continuer le dialogue entre la théorie queer et les études sur le handicap. Nous espérons qu'un tel dialogue rendra évident la potentialité queer de beaucoup de militantismes handicapés, aussi bien que le désir d'évaluer les façons d'êtres handicapé-es comme illégitimes (peut-être impossibles) ; des façons qui, en somme, ne fonctionnent pas, ne peuvent pas fonctionner, ou ne fonctionneront pas.
Les questions de la légitimité et de l'illégitimité sont maintenant partout dans la théorie queer. En effet, nous pouvons même aller jusqu'à diagnostiquer le champ comme obsédé par ce qui ne fonctionne pas avec le travail. Plus spécifiquement, beaucoup des auteur-es les plus influent-es de la théorie queer peuvent être présenté-es comme analysant, ou même comme argumentant de manière impossible, qu’une sexualité qui reste dans l’illégitime ne peut pas se réaliser : cela permet de défendre le capitalisme, le mariage, son hétéronormativité et son homonormativité, où la production d'identités sociales de gays et lesbiennes valides. Un passage du texte de Butler, Défaire le genre, vaut la peine d'être cité :
« Un couple stable pourrait se marier, même s’il était défini comme illégitime, seulement s’il pouvait être éligible à une future légitimité. Tandis que pour les agents sexuels qui fonctionnent en dehors d'une portée des liens du mariage et de sa reconnaissance, si leur forme est illégitime, alternative, elle constitue alors des possibilités sexuelles qui ne seront jamais éligibles pour une transition vers la légitimité… C'est une illégitimité dont la condition temporelle est close à toute transformation future possible. Ce n'est pas seulement non encore légitime, mais c'est ce que nous pouvons définir comme la part de légitimité irrévocable et irréversible : elle ne le sera jamais, elle ne l'a jamais été ».
Même si certains secteurs du capitalisme néolibéral acceptent, ou au moins « tolèrent », ce que Butler peut appeler des identités « reconnues, même si l'alternative qu'elles représentent est illégitime » telles que les identités « gays », « lesbiennes », et même « bisexuelles » ou « transgenres », les théoricien-nes queer ont argumenté pour d'autres façons d'êtres qui refusent où nient cette tolérance ou l'acceptent, cela ressemblant au désir de ce que Butler appelle « la part de légitimité irrévocable et irréversible : elle ne le sera jamais, elle ne l'a jamais été ».
Les suspicions sur la notion de travail comme nous pensons que nous la connaissons et sur celle de sexualité comme nous pensons qu'elle fonctionne, les critiques matérialistes de la théorie queer regardent de façon critique la ruée du mouvement gay et lesbien vers le marché, le mariage, et le militaire. En critiquant ce qu'elle nomme « une logique de classe moyenne de temporalité reproductive », Judith Halberstam observe que « les gens qui vivent des moments explosifs rapides (les toxicomanes, par exemple) sont caractérisés comme immatures et même dangereux ». Halberstam suggère que « les fêtard-es, les habitué-es des clubs, les personnes séropositives qui ne se protègent pas, les escort-boy, les travailleur-ses du sexe, les sans-abri, les dealer-uses de drogue, et les chômeur-ses… pourraient être appelé-es, de façon productive, ‘’des sujets queer’’ ». Pour nous, l'invocation d'Halberstam des toxicomanes et des séropositif-ves comme potentiellement constitutive de la subjectivité « queer » illustre un ensemble d'approches et d'évitements qui caractérisent beaucoup les relations de la théorie queer aux analyses sur le handicap. La toxicomanie est le statut séropositif sont, selon beaucoup de paradigmes, catégorisables comme des « handicaps ». Leurs apparitions encore fréquentes dans la théorie queer, aux côtés d'autres conditions pathologisées telles que « la schizophrénie », « la psychose », ou « l'alcoolisme », qui sont vues comme fermant les possibilités de légitimité sociale, sont rarement accompagnées d'analyses profondes de la part des études sur le handicap. Pour poser cela légèrement différemment, nous devons nous demander : qu'est-ce qui est gagné, ou perdu, lorsque l'on fait référence aux « personnes séropositives qui ne se protègent pas » et aux « toxicomanes » comme des « sujets queer » plutôt que de dire qu'ils/elles sont des « sujets handicapé-es », ou des sujets « crip » ou « queercrip » ?
Les références fréquentes de la théorie queer au handicap augmentent, depuis que les actes et les désirs que la théorie queer invoque pour décrire les existences en dehors de la visée de la légitimation sont souvent associés à des termes et des paradigmes médicaux. Dans les cultures contemporaines occidentales une personne n'est pas simplement « perverse » ; une personne qui peut être diagnostiquée comme ayant des compulsions sexuelles, un trouble de l'identité de genre, étant masochiste, étant sadique, ayant des troubles obsessionnels compulsifs, des perversions sexuelles, ou des addictions, est, en langage courant, quelqu'un-e qui n'est pas en bonne santé, instable, excité-e, malade. Étant donné cela, comme Halberstam le pose, nous « pathologisons » les vies et les désirs queer, et cela est surprenant que les auteur-es universitaires queer qui travaillent sur la légitimité ne se soient presque jamais engagé-es dans le champ des études sur le handicap.
Peut-être que ce fossé dans la théorie queer est en partie relié à une lacune dans les études sur le handicap : un-e théoricien-ne queer se tournant vers les études sur le handicap dans le but de soutenir, complexifier, ou étendre sa discussion sur la pathologisation de la pensée queer peut être déçu-e de découvrir que les figures illégitimes (les drogué-es, fous/folles, compulsif-ves, malades) sur lesquelles parlent les discours académiques queer populaires apparaissent peu fréquemment dans les études sur le handicap, et sont peu portées comme modèles de fierté d'une identité handicapée. Suzan Schweik, en argumentant que « une histoire du handicap de la rue qui ignore les traces d'abus de substances est une histoire appauvrie », remarque que « celles et ceux qui se battent contre leur alcoolisme ont du mal à se revendiquer comme des héros de la culture handicapées, même à la façon romantique du hors-la-loi ». Au contraire, nous pouvons noter que dans quelques lignes de la théorie queer c'est spécialement par « une façon romantique du hors-la-loi » que le handicap est marqué comme queer. Dans ces contextes, l'addiction ou la maladie mentale peuvent être lues comme queer, donc pourquoi pas les diminutions « paradigmatiques » du handicap que les universitaires telle Anita Silvers invoque : « la paraplégie, la non voyance, la surdité » ?
Les relations entre la pensée queer, le handicap, et l'illégitimité est ce sur quoi se focalise Anna Mollow dans « La sexualité est-elle un handicap ? La théorie queer et la vision du handicap » (Is Sex Disability ? Queer Theory and the Disability Drive), qui est le premier chapitre de « Désirs ». Mollow pose le principe que les arguments influents des théoriciens queer Léo Bersani et Lee Edelman au sujet des aspects antisociaux et désintégratifs de l'identité portés dans la sexualité ont des implications importantes pour les théories contemporaines du handicap. En mettant en lumière les références fréquentes handicap dans les discussions de Bersani et Edelman autour de la sexualité et des conduites meurtrières, Mollow introduit le terme de « conduite », lequel décrit une similarité structurelle qu'elle identifie entre le concept de « sexualité, » comme il était élaboré dans la théorie psycho analytique, et celui de « handicap », tel qu'il est représenté dans l'imaginaire culturel. En répondant à Bersani et Edelman qui flirtent avec la conduite meurtrière dans la pensée queer, Mollow propose une étreinte similaire avec la « conduite handicapée ». Une telle étreinte aurait probablement des effets délégitimisants pour la théorie du handicap ; elle réduirait les demandes d'identités handicapées positives et fières, insistant plutôt sur les façons par lesquelles le handicap et la sexualité, comme concepts imbriqués, entraînent une rupture du soi ou des mises hors service de la catégorie « d'humain ».
Dans le second chapitre de cette partie, « Un excès de sexe : l’addiction sexuelle comme handicap » (An Excess of Sex : Sex Addiction as Disability), Lennard Davis analyse l'émergence de la catégorie diagnostique d'addiction sexuelle à la fois dans les discours populaires et médicaux. En faisant cela, Davis montre que la critique faite par théorie queer du mariage impératif est un sujet tout aussi important pour les études sur le handicap. Davis met en lumière les façons par lesquelles les principes du mariage de la culture hétéronormative (ou d'autres formes de monogamie stable) sont les lieux privilégiés de la « santé » des fonctions sexuelles pour pathologiser, pour rendre incapable, la sexualité qui surgit, comme Butler peut le dire, « en dehors de la visée des liens du mariage et de sa reconnaissance, si la forme est illégitime, alternative ». Les constructions à la fois du queer et du handicap sont ainsi à l'œuvre dans la création de l'addiction sexuelle comme « maladie », même si celles et ceux qui sont défini-es, et se définissent eux/elles-mêmes, comme drogué-es du sexe ne se réclament pas le plus souvent comme d'une identité handicapée ou homosexuelle.
À travers une analyse du phénomène de « fétichisme pour les personnes amputées », le texte d'Alison Kafer, « Désir et dégout : mon aventure ambivalente dans le fétichisme » (Desire and Disgust : My Ambivalent Adventures in Devoteeism), lie aussi ensemble la théorie queer et les études sur le handicap. Les fétichistes pour les personnes amputées (qui s’appellent des dévots) sont des gens qui ont une préférence sexuelle forte pour les personnes amputées. Les dévots se définissent eux-mêmes comme membres d'une minorité sexuelle dont les désirs étaient pathologisés. Kafer écrit sur le conflit qu'elle ressent entre sa sympathie pour un groupe dont les désirs ont été jetés dans la catégorie illégitime et son inconfort simultané vis à vis de beaucoup de façons par lesquelles ce groupe (comprenant majoritairement des hommes hétérosexuels, et même, hétérosexistes) attend qu'on légitime ses désirs. « Les discours des dévots » autorisent souvent l'exploitation et le harcèlement des femmes handicapées, et bien que la participation aux communautés de fétichistes des personnes amputées peut être affirmée et être une récompense financière pour certaines femmes, que cela puisse sembler contrer la désexualisation culturelle profonde des corps des femmes handicapées, les discours de dévots ont néanmoins l'effet de renforcer finalement cette désexualisation. C'est pour cela que les écrits des dévots au sujet des personnes amputées se construisent et dépendent de ce que Kafer appelle une « binarité désir/dégout », selon que la présence de l'amputation rende la femme soit désirable (pour les dévots) soit dégoûtante (pour n'importe qui d'autre).
Le chapitre final de Sexe et handicap (Sex and Disability), « Ceux (et celles) qui aiment les appareils auditifs, les prétendant-es, et ceux (et celles) qui veulent devenir sourd-es : la fétichisation de la surdité » (Hearing Aid Lovers, Pretenders, and Deaf Wannabes : The Fetishizing of Hearing), par Kristen Harmon, pousse le concept de fétichisme pour le handicap encore plus loin. Au-delà d'une considération pour les gens qui ont des désirs sexuels pour les corps handicapés, Harmon étudie les discours d'une communauté où les membres trouvent un attrait érotique dans la possibilité de devenir eux/elles-mêmes handicapé-es. Le groupe en ligne ayant spécifiquement cet intérêt dont Harmon analyse les messages n'inclut pas seulement des fétichistes de la surdité (qui sont sexuellement attiré-es par des personnes sourdes ou malentendantes) mais aussi des « prétendant-es » à la surdité et des « prétendu-es connaisseur-ses » qui tirent leur excitation, souvent marquée comme érotiques, de l'idée ou de l'expérience de la surdité. Certain-es membres du groupe se définissent et s'intègrent eux/elles-mêmes dans la communauté sourde qui signe. Le livre fini donc, paradoxalement, avec un groupe contemplant, en s'engageant dans, le processus de revendication d'identités handicapées mais faisant cela de façons illégitimes ; des façons qui, en somme, devraient nécessairement être souvent lues comme (nous devrons le répéter nous-mêmes de façon aussi compulsive) malsaines, instables, excitées, malades.
Pour autant que le quatrième chapitre de « Désirs » souligne l'illégitimité (ou, nous devrions dire, le queer) du couple sexualité et handicap, nous les lisons, pris ensemble, comme livrant une critique implicite de l'élision fréquente par la théorie queer du queer contenu dans le handicap. Il semble que dans la plus grande partie de la théorie queer, les vies sexuelles et les représentations érotiques (ou leur absence) de personnes amputées, sourdes ou des Sourd-es, paralysées, non pas des connexions particulières au queer. Au contraire, nous pouvons aussi lire ces quatre parties ensemble comme contenant un défi pour certains écrits des universitaires et militant-es handicapé-es qui nous semblent ignorer la portée sexuelle de leurs propres projets. Selon Tom Shakespeare : « la sexualité, pour les personnes handicapées, a été un espace de détresse, d'exclusion, et de doutes sur soi-même pendant si longtemps que c'est parfois plus facile de ne pas la considérer… En finir avec la pauvreté et l'exclusion sociale vient en haut de la liste des besoins dans nos revendications à pouvoir baiser ». Les commentaires de Shakespeare étaient une partie du discours d'ouverture qu'il prononça en 2000 à la conférence de l'université de l'État de San Francisco, « Handicap, sexualité et culture » (Disability, Sexuality, and Culture). Dans son discours, Shakespeare réfléchit sur « le profil bas » que fait la sexualité « dans le mouvement britannique des personnes handicapées, et dans le développement du champ des études sur le handicap », ce qui l'a frappé, ainsi que Kath Gillespie-Sells et Dominic Davis, quand ils/elles écrivent Les politiques sexuelles du handicap (The Sexual Politics of Disability) dans le milieu des années 1990 (Sexualité handicapée, (Disabled Sexuality)).
De façon intéressante, dans le propre travail de Shakespeare, l'importance de la sexualité semble être sur le déclin. Dans Le vrai et le faux du handicap (Disability Rights and Wrongs), qui fut publié en 2006, dix ans après Les politiques sexuelles du handicap (The Sexual Politics of Disability), Shakespeare réévalue son livre précédent : « en faisant de la sexualité notre préoccupation première, nous avons échoué à comprendre que l'intimité est peut-être une priorité plus grande pour les personnes handicapées » ; en effet, « la sexualité peut être, comparativement à d’autres sujets, sans importance pour une large tranche de la population ». Cette partie de l'argument de Shakespeare semble avoir été en partie adaptée de son discours d'ouverture en 2000, ou il statuait de même que « peut-être parce que nous n'avons pas eu accès à la sexualité, nous avons pris le risque d'exagérer » son importance (Sexualité handicapée, (Disabled Sexuality )).
Shakespeare se décrit lui-même comme « plus qu'un peu queer, » et son discours fut par la suite publié dans Bent, un journal en ligne pour les hommes homosexuels handicapés. Il utilise aussi une des façons que la société a de discipliner la pensée queer quand il dit : « nous connaissons la fascination pour la culture homosexuelle masculine, qui est particulièrement une fascination pour une sexualité faite de disponibilités… les médias modernes, les contes de fées modernes, racontent la possibilité d'aventures sexuelles dans tous les lieux publics » (Sexualité handicapée, (Disabled Sexuality)).
Nous continuons de croire en certains contes « de fées », et nous argumentons que Shakespeare manque beaucoup de choses dans son renvoi facile des contre-cultures homosexuelles masculines. Nous notons deux points clés au sujet de ce renvoi, chacun d'eux a des ramifications importantes avec les contre-cultures handicapées (lesquelles, bien sûr, se chevauchent déjà, et devraient se chevaucher plus, avec les contre-cultures homosexuelles masculines). Premièrement, même si les médias modernes restent fascinés par les cultures homosexuelles masculines, les forces économiques et culturelles néolibérales de ces deux dernières décennies ont travaillé à contenir, à diluer, et à privatiser ces cultures. Cette « fascination » doit donc être comprise comme une fascination d'une sorte très particulière ; le capital néolibéral est fasciné en général par les façons dont les sous-groupes peuvent être rendus plus profitables et moins dangereux ou perturbateurs. En effet, comme Samuel R. Delany et beaucoup d'autres observateur-rices ont noté, les contre-cultures sexuelles homosexuelles masculines qui se sont forgées à travers la dernière moitié du siècle demandaient l'augmentation de l'accès à l'espace public. En conséquence, comme cet accès a été brusquement circonscrit par le « développement » et la privatisation, moins de corps (incluant les potentiels de mises hors la loi du crip que nous avons évoqués ci-dessus) ont été capables de se découvrir en public.
Deuxièmement, la prise de distance de Shakespeare de ces contre-cultures sexuelles le place de façon inconfortable proche d'une prise de distance similaire, et largement remarquée, dans le mouvement gay et lesbien, une prise de distance qui a généré un privilège emphatique des identités assainies : le « couple stable » et les autres formes que Butler imagine comme pouvant être légitimées. Ce second point a aussi des implications avec les études sur le handicap ; il doit nous inciter à penser prudemment comment une impulsion vers la légitimité peut fonctionner pour les théoricien-nes et les militant-es du handicap. Comme le mouvement principal des gays et des lesbiennes, et en contraste avec l'impulsion de la théorie queer vers l'illégitimité, beaucoup de textes importants étudiants le handicap semblent en ce moment être engagés dans un travail d'établissement de la légitimité, ou de la légitimité potentielle, des sujets handicapé-es, en particulier, parfois, comme membres de la force de travail où comme consommateur-rices des marchés. Garland-Thomson, par exemple, cite d'un air approbateur (mais de façon contradictoire) une publicité qui « commercialise un produit pour un public handicapé haut de gamme dont les membres, après vérification, apparaissent comme des cibles intéressantes détentrices d’une certaine autorité » pour exemplifier « la rhétorique d'égalité » (Voir, (Seeing)). De façon similaire, Paul Longmore, connu pour ses critiques sur le capitalisme, en particulier les Téléthons comme exemples de ce qu'il appelle « la contribution visible » (Le visible, (Conspicuous)), mais il insiste aussi, dans la conclusion de Pourquoi j’ai brulé mon livre (Why I Burned My Book) : « comme tou-tes les américain-es, nous avons du talent, et nos contributions au fonctionnement de nos communautés et de notre pays peuvent être utilisées, bien qu'il y ait du travail à faire. Nous voulons avoir la chance de travailler, et de nous marier sans mettre en danger nos vies. Nous voulons avoir accès aux opportunités. Nous voulons avoir accès au travail. Nous voulons avoir accès au Rêve Américain ».
En pointant ces passages qui sont de temps en temps en désaccords avec d'autres parties du propre travail de l'écrivain cité, nous ne voulons pas suggérer que l'ensemble des études sur le handicap ne s'intéressent pas aux analyses de classes ou ne critiquent pas le capitalisme. Au contraire, beaucoup d'auteur-es de ce champ (incluant Longmore et Garland-Thomson) ont imposé des critiques aiguisées du capitalisme, aussi bien que des analyses plus subtiles de l'exploitation salariale du libéralisme et du néolibéralisme. Néanmoins, les études sur le handicap soulignent souvent leur projet de créer des endroits sécurisants pour les personnes handicapées dans ce que Déborah A. Stone appelle le « système basé sur le travail », plutôt que de défier les structures du système en lui-même. À ce compte, l'histoire de la libération des personnes handicapées est racontée, ou est mise en avant, comme une transition vers ce que Garland-Thomson appelle « un modèle adaptatif d'interprétations du handicap, comme opposé au modèle plus ancien de la compensation » (Des corps extraordinaires (Extraordinary bodies)). Bien qu'il soit facile de lire un mouvement loin de la notion sociale d'assistance et tourné vers l'accès des lieux de travail comme une forme de progrès, la construction de cette narration particulière risque de rendre moins légitime les besoins des personnes handicapées qui ne peuvent pas travailler, indépendamment du fait que les aménagements soient faits, comme pour les personnes, par exemple, ayant des douleurs ou des maladies exacerbées par l'effort.
Dans les États-Unis d'aujourd'hui, beaucoup de personnes dont les handicaps les empêchent de travailler dépendent soit de l'assurance supplémentaire de sécurité (SSI) ou de l'assurance handicapée de la sécurité sociale (SSDI). Les allocataires de la SSDI vivent souvent proches du seuil de pauvreté ; leur revenu est en principe inférieur à la moitié de ce qu'ils/elles gagnaient quand ils/elles travaillaient. Celles et ceux dont les histoires d'employabilité ne les qualifient pas pour la SSDI reçoivent la SSI, un programme qui, en 2010, verse à un-e allocataire californien-ne 845 $ par mois ; au Mississippi, le montant est juste au-dessus de 600 $. Longmore observe que « une justice sociale non stigmatisante et adéquate » est parmi les demandes de beaucoup de militant-es handicapé-es à travers le XXe siècle. Beaucoup d'universitaires contemporain-es travaillant sur le handicap, tandis qu'ils/elles discutent fréquemment des environnements de travail inaccessibles et d'autres barrières à l'emploi, ne placent pas encore comme grande priorité des arguments qui demandent l'augmentation du montant des allocations handicapées ou leur accès.
En soulignant l'employabilité des personnes handicapées et leur normativité sexuelle de façon rhétorique cela confère au handicap le statut de ce que Butler appelle le « pas encore légitimé », comme opposé à ce qui « ne le sera jamais, ne l'a jamais été ». Et bien que les études sur le handicap ne peuvent en aucun cas être dites monolithiques dans l'approbation de ce projet de légitimation, il n'y a à présent aucune analogie, dans le champ de ce qui peut être appelé le « débat sur la légitimité », entre la théorie queer et le mouvement principal des gays et lesbiennes. Ce débat s'est centré un moment sur le mariage : défendant le fait que « un couple stable se marierait si seulement il le pouvait » versus celles et ceux qui disent « au diable le mariage ! » et ce que Halberstam appelle « la temporalité reproductive » (Le temps queer, (Queer Time)). Dans les études sur le handicap, si un débat comparable venait à émerger, il pourrait se centrer sur la question du travail, qui est bien sûr reliée au mariage, dans l'imagination culturelle (le sexe, les participant-es aux talk-shows et les psychologues nous le disent, peut-être pour rigoler, mais le mariage est un travail difficile) ou dans les structures économiques du capitalisme néolibéral, qui utilise le mariage comme une façon de privatiser les ressources associées au travail. En réponse à l'image de la personne handicapée employable qui travaillerait seulement si des aménagements raisonnables étaient garantis, d'autres peuvent protester, « au diable l'employabilité : je suis trop malade pour travailler ; et comment suis-je supposé-e vivre avec 845 $ par mois ? »
Les chapitres de Sexe et handicap (Sex and Disability), bien qu'ils ne posent pas directement la question suivante, peuvent, dans la mesure où ils présentent beaucoup de façons dont la sexualité, quand elle converge avec le handicap, fonctionne et ne fonctionne pas, être décrit comme des études rendant le handicap queer. Des hommes enceints, des masturbateurs compulsifs, des demandeurs de sexe en public contre de l'argent liquide, des androgynes, des garçons qui aiment les cunnilingus, et des filles qui aiment être au-dessus sont parmi les figures les plus évidemment délégitimisantes qui apparaissent dans ce livre. Dans des façons peut-être moins lisibles mais tout aussi importantes, les chapitres qui analysent les conjonctions entre sexualité et handicap comme lieux de violence (tels que les lynchages faits par les blanc-hes sur les noir-es ou la stérilisation forcée) ou d'exclusion (la peur et le dégoût envers les hommes ayant une paralysie cérébrale, les femmes amputées, ou les femmes dont les corps sont davantage « formés en Z que courbés en S ») sont, dans leur résistance à cette violence et cette exclusion, engagés dans des façons d'imaginer le handicap qui excèdent ou violentent les normes de propriété et respectabilité. Ces façons sont, en somme, queer.
En faisant attention aux fusions de la sexualité avec le handicap, ce livre s'engage dans un travail, et un jeu, pour imaginer comment de tels liens peuvent réorganiser les compréhensions culturelles de la sexualité et du handicap. Les chapitres de ce livre montrent que le handicap a la potentialité de transformer la sexualité, créant des confusions au sujet de ce qui est et de qui est sexy et sexualisable, ce qui compte comme de la sexualité, quel désir « est ». Au contraire, nous espérons que la sexualité peut transformer et rendre confus le handicap, tel qu'il est compris dans la culture dominante, les études sur le handicap, et le mouvement pour les droits des personnes handicapées. Nous n'espérons pas seulement que vous trouviez du plaisir à la lecture des pages suivantes sur « l'Accès » sexuel, les « Histoires », les « Espaces », les « Vies », et les « Désirs », mais aussi que vous lisiez, et nous l'espérons, re-lisiez, ces chapitres, qu'ils vous laissent toujours le sentiment d'en vouloir plus : de nouvelles positions, d'explorations plus profondes, davantage de demandes.