Introduction : Les futurs imaginés
Je n'ai jamais consulté de voyant-e ou de médium ; je n'ai jamais demandé à une diseuse de bonne aventure de me dévoiler ce qu'elle voyait dans sa boule de cristal. Personne n'a cherché de réponses dans les feuilles de mon thé ou de présages dans les étoiles, ni ne m'a lu les lignes de la main. Pourtant, les gens prédisent mon avenir depuis des années. Ils/elles n'ont pas besoin de ces petits mots que l'on trouve dans les gâteaux ou de cartes de tarot ; mon fauteuil roulant, mes cicatrices de brûlures, et mes mains noueuses leurs disent apparemment tout ce qu'ils/elles ont besoin de savoir. Mon avenir est écrit dans mon corps.
En 1995, six mois après l'incendie, mon médecin me dit que mon désir de faire des études supérieures est prématuré, pour ne pas dire insensé. Pour lui, je devais passer les trois ou quatre prochaines années chez moi, soignée par mes parents, et seulement après cela, il serait approprié de penser à reprendre l'école. Son ton était clair, il pensait que les études supérieures resteraient hors de ma portée ; cela ne faisait tout simplement pas partie de mon avenir. Ce à quoi mon avenir ressemblait, selon les psychologues, les médecins réadaptateurs et autres thérapeutes qui s'amusaient avec moi, c'était à une très longue thérapie psychologique. Mes ami-es allaient probablement m’abandonner, tandis que l'alcoolisme et l'addiction aux drogues me guettaient, et je devais me préparer à un avenir de douleur et de solitude du à mon handicap. Mais camarades de rééducation, la plupart d'entre eux/elles étaient des personnes plus âgées se remettant d'attaques ou de hanches cassées, voyaient le même horizon morne que celui qui apparaissait devant moi. Une personne m'arrêta dans le couloir pour me conseiller de me suicider, m'expliquant que la vie en fauteuil roulant n'était pas une vie qui méritait d'être vécue (son fils, précisa-t-elle avec désinvolture, lui avait demandé de « le laisser partir » si éventuellement il n'était pas capable de remarcher).
Mes perspectives d'avenir n'augmentèrent pas beaucoup après avoir quitté le centre de rééducation, au moins selon les personnes étrangères que je rencontrais, et que je continue de rencontrer sur ma route. Une réponse commune de ces gens, qui pensent savoir mieux que moi ce dont j'ai besoin, est de s'interroger sur mon jugement quand je refuse l'aide qu'ils/elles me proposent. Ils/elles sont apparemment capables de voir mon futur immédiat, prédisant mon incapacité à réaliser certaines tâches spécifiques, ainsi que les accidents et les blessures supplémentaires qui en résulteraient. Ou, grâce à un pouvoir visionnaire, ils/elles imaginent pour moi un avenir à la fois morose et pathétique : puisqu’ils/elles me prédisent des chutes dramatiques de mon fauteuil roulant, leur vision suppose que mon avenir est fait de souffrance implacable, de solitude, et d'amertume ; une représentation qui leur donne le droit de me bénir, d'avoir pitié de moi, ou de refuser de me voir comme une égale. Bien que je mène une vie engagée et satisfaisante, ils/elles peuvent clairement voir l'avenir sinistre qui m'attend : sans espoir de guérison en vue, mon avenir ne peut être autrement que morne. Même la tour d'ivoire qu'est l'université ne m'a protégée de ces projections mornes sur mon futur : une fois lors de mes études supérieures, alors que j'avais proposé un article sur une approche culturelle du handicap, ma professeure le rejeta jugeant le sujet inapproprié parce qu’insuffisamment académique. Tandis que je me préparais à quitter son bureau, elle me tapota sur la main et m'encouragea à « guérir » vite, suggérant que mon désir d'étudier le handicap ne résultait pas d'une curiosité intellectuelle mais d'un besoin thérapeutique déplacé et d'une envie de guérir. Elle pensait que je ne devais pas passer mon temps à vouloir faire des recherches sur le handicap mais plutôt à chercher à le dépasser.
Cet avenir morne imaginé, ces suggestions qu'une meilleure vie nécessiterait de recourir à l'absence de handicap, je les ai dépassés. Mes ami-es, ma famille et mes collègues ont constamment fait apparaître d'autres futurs pour moi, refusant d'accepter les suggestions validistes selon lesquelles le handicap est un destin pire que la mort ou que le handicap empêche de vivre pleinement. Ceux/celles qui ont été les plus convaincant-es pour imaginer mon futur comme regorgeant d’opportunités sont les autres personnes handicapées qui avaient elles-mêmes résistées aux interprétations négatives de leur futur. Elles me racontaient des histoires de vie pleinement vécues, et mon avenir, selon elles, n'impliquait pas la solitude et le pathos mais la possibilité de faire partie d'une communauté. Je pourrais écrire des livres, enseigner, voyager, aimer et être aimée ; je pourrais élever des enfants, faire partie de communautés et les organiser, ou faire de l'art ; je pourrais m'engager dans les luttes militantes pour défendre les droits des personnes handicapées ou m'engager dans d'autres mouvements pour la justice sociale.
Au premier coup d'œil, ces futurs imaginés n'ont rien en commun avec ceux évoqués précédemment et entrent même en contradiction avec eux ; les premiers imaginent le handicap comme un malheur pitoyable, une tragédie qui empêche en effet certain-es de vivre leur vie, tandis que les seconds refusent une telle inévitabilité, définissent le validisme, et non le handicap, comme l'obstacle à une bonne vie. Ce que partagent ces deux représentations du futur, cependant, c'est un lien fort au présent. La façon dont on comprend le handicap dans le présent détermine comment on imagine le handicap dans le futur ; certaines suppositions sur ce qu’est l'expérience du handicap créent certaines conceptions d'un futur meilleur.
Si le handicap est conceptualisé comme une terrible tragédie sans fin, chaque futur qui inclut le handicap ne peut être qu'un futur à éviter. En d'autres mots, un meilleur futur est un futur qui exclut le handicap et les corps handicapés ; en effet, c'est la totale absence de handicap qui symbolise ce futur meilleur. La présence du handicap signale donc quelque chose d'autre : un futur qui porte trop les traces des maladies du présent pour être désirable. Dans cette grille de lecture, un futur incluant le handicap est un futur dont personne ne veut, et la figure de la personne handicapée, surtout celle des fœtus ou des enfants handicapés, devient le symbole de ce futur indésirable. Comme le dit James Watson, un généticien travaillant sur l'ADN et sur le développement du projet permettant de comprendre le génome humain, « nous acceptons déjà que beaucoup de couples ne veulent pas d'un enfant trisomique. Vous seriez fous de dire que vous en voulez un, parce que cet enfant n'a aucun avenir ». Bien que Watson soit tristement célèbre pour avoir revendiqué qui devait ou ne devait pas habiter ce monde, il n'est pas le seul à exprimer ce genre de sentiment. Les paroles de Watson permettent simplement de clarifier les principes qui sous-tendent ce genre de discours, certains de ces principes se recoupant au cœur de ce projet de vie. Le premier est que le handicap est vu comme le signe d'une absence de futur, ou au moins comme celui d'un mauvais futur. Le second principe, relatif, est que nous serions tou-tes d'accord ; non seulement nous acceptons que les couples ne veulent pas d'un enfant trisomique, mais nous pensons que quiconque ressentant les choses autrement est « fou/folle ». Pour vouloir un enfant handicapé, pour désirer, ou même accepter le handicap de cette façon, il faut être psychologiquement instable, non équilibré-e, malade. « Nous » tous savons cela, et il n'y a aucune place pour « vous » qui pensez différemment.
C'est ce supposé accord, cette croyance que nous désirons tous les même futurs, que j'étudie dans ce livre. Je me suis particulièrement attachée à découvrir les façons dont le corps handicapé est utilisé dans ces visions du futur, présenté à la fois comme une présence/absence métaphorique et corporelle. J'explique que le handicap est renié de deux façons dans ces futurs. Premièrement, la valeur d'un futur tiers incluant les personnes handicapées n'est pas reconnue, tandis que la valeur d'un futur libre de tout handicap est vue comme allant de soi. Deuxièmement, la nature politique du handicap, à savoir sa position comme catégorie contestable et sujet à débat, n'est pas reconnue. Ce manque de reconnaissance de la nature politique du handicap rend possible l’exclusion des personnes handicapées du futur, et particulièrement d’une amélioration du futur ; voir le handicap comme un fait monolithique du corps, comme appartenant à un au-delà par rapport au royaume du politique, ainsi que par rapport à celui du débat et du désaccord, rend impossible le fait d'imaginer le handicap et les futurs comportant des handicaps différemment. En mettant à l'épreuve la rhétorique de la naturalité et de l'inévitabilité qui sous-tend ces discussions, j'argumente le fait que les décisions sur le futur du handicap et des personnes handicapées sont des décisions politiques et devraient être reconnues et traitées comme telles. Plutôt que de supposer qu'un « bon » futur dépendrait naturellement et objectivement de l'éradication du handicap, nous devrions reconnaître cette perspective comme teintée par l'histoire du validisme et de l'oppression des personnes handicapées. En mettant donc au jour ces deux échecs de reconnaissance, et le fait de renier le handicap comme appartenant à « nos » futur, j'imagine les futurs autrement, argumentant pour des politiques crip d'accès et d'engagement basées sur le travail de militant-es et théoricien-nes handicapé-es.
Ce qu'offre Féminist, queer, crip, ce sont des politiques crip du futur, une insistance sur le fait qu'il faut penser différemment ces futurs imaginés, tirés de ces présents vécus. À travers ce livre, je maintiens l'idée du politique comme grille de lecture pour penser la manière dont nous pouvons arriver à un « ailleurs », pour imaginer d'autres façons d'êtres qui peuvent être plus justes et plus soutenantes. En imaginant des futurs plus accessibles, je me languis de cet ailleurs, et peut-être de cette « autre » temporalité, dans lesquels le handicap est compris autrement : comme politique, comme valable, comme intégrale.
Avant d'aller plus loin, j'admets marcher sur des œufs. « Un futur avec un handicap est un futur que personne ne veut » : tandis que je trouve absolument essentiel de démanteler la prétendue évidence de cette revendication, je ne peux pas dénier qu'il y a du vrai en elle. Non seulement il y a une réalité abstraite en elle, mais il y a une réalité personnelle incarnée : c'est un sentiment que j'ai moi-même ressentie. Pour autant de joies que j'ai trouvées dans les communautés de personnes handicapées, et pour autant que j'évalue positivement mon expérience en tant que personne handicapée, je ne suis pas intéressée à devenir plus handicapée que je ne suis déjà. Je réalise que cette position est elle-même marquée par du validisme dans l'échec à m'imaginer ainsi, mais je ne peux la renier. Je ne suis ni opposée aux soins prénataux ni aux initiatives de santé publique ayant pour but la prévention des maladies et des handicaps, tout comme des futurs dans lesquels la majorité de la population n'a toujours pas accès aux besoins premiers ne sont pas des futurs que je souhaite. Mais il y a une différence entre dénier apporter les soins de santé nécessaires, fermer les yeux sur des conditions de travail difficiles, ou ignorer des préoccupations de santé publique (causant ainsi des maladies et des handicaps) et reconnaître la maladie et le handicap comme une part de ce qui fait de nous des humains. Tandis que je dresse la carte de cette différence, elle apparaît définitivement au-delà de la portée de ce livre. Elle n’est pour moi ni pleinement possible ni désirable, mais faire l’ébauche de certaines de ces potentielles différences est exactement le travail que nous avons besoin de faire.
Définir le handicap : le modèle politique/relationnel
Le sens du handicap, comme le sens de la maladie, est présumé évident ; nous le savons tous quand nous le voyons. Mais les sens de la maladie et du handicap ne sont pas si figés ou monolithiques ; de multiples compréhensions du handicap existent. Comme d'autres universitaires étudiant le handicap, je suis critique du modèle médical du handicap, mais je suis également circonspecte par un rejet total d'intervention médicale. Dans les pages qui suivent, je propose un modèle politique/relationnel hybride du handicap, un modèle qui se construit sur la grille de lecture d'un modèle social et minoritaire mais qui les lie à travers les critiques féministe et queer de l'identité. Ma préoccupation à imaginer différemment les futurs comportant des handicaps cadre ma vue d'ensemble de chaque modèle : réfléchir aux différents futurs imaginés ou implicites dans chaque définition donne un biais utile pour examiner les suppositions et les implications de ces grilles de lecture.
Malgré l'augmentation des études sur le handicap aux États-Unis, et des décennies de militantisme pour les droits des personnes handicapées, le handicap continu d'être vu d'abord comme un problème personnel affligeant la personne de façon individuelle, un problème mieux résolu quand cette personne fait preuve de force de caractère et d’une volonté de guérir. Ce modèle individuel du handicap est incarné par ces exercices où on simule le handicap, et qui sont une des activités favorites des campus universitaires, comme les journées « handivalides » (incluant, les années passées, ma propre université). Pour ce, il est demandé aux étudiant-es de passer quelques heures dans un fauteuil roulant ou de se bander les yeux pour qu'ils/elles puissent « comprendre » ce que veut dire être aveugle ou à mobilité réduite. Non seulement ce genre d'exercices se focalise sur les failles présumées et les privations des corps handicapés (une incapacité à voir, une incapacité à marcher), il présente aussi le handicap comme un fait connaissable du corps. Il n'y a aucune prise en compte des réponses des personnes handicapées aux formes d'incapacité à travers le temps et les contextes, ou de comment la nature de ces incapacités change, ou encore de comment l'expérience du handicap est particulièrement affectée par la culture et l'environnement. Se bander les yeux, par exemple, pour « expérimenter la cécité » est un peu comme enseigner à quelqu'un le validisme, et suggérer que la seule chose qu'il a à apprendre au sujet de la cécité est ce que l'on ressent lorsque l'on se déplace dans le noir. En d'autres mots, la compréhension de la cécité se résume complètement à l'expérience de se bander les yeux ; il n'y a simplement rien d'autre à discuter. Bien que ces genres d'exercices aient l'intention de réduire les peurs et les mauvaises représentations que les gens se font des personnes handicapées, les voix et les expériences des personnes handicapées sont absentes. Les discussions au sujet des droits des personnes handicapées et de la justice sociale sont aussi absentes ; le handicap est dépolitisé, présenté davantage du côté de la nature que de la culture. Comme le note Tobin Siebers, ces exercices sont dans « ‘’l'imagination personnelle’’ plutôt que dans ‘’l'imagination culturelle’’, et une imagination plutôt limitée du handicap ».
Ce modèle individuel du handicap est très étroitement lié avec ce qui est appelé communément le modèle médical du handicap ; les deux forment la grille de lecture qui domine la façon de percevoir le handicap et les personnes handicapées. Le modèle médical du handicap analyse les corps et les esprits atypiques comme déviants, pathologiques, défectueux ; corps et esprits qui peuvent être mieux compris et analysés en termes médicaux. Dans cette grille de lecture, l'approche appropriée du handicap est de « traiter » la condition, et la personne victime de cette condition, plutôt que de « traiter » les processus sociaux et les politiques qui limitent les vies des personnes handicapées. Bien que cette façon de construire le handicap soit appelée le modèle « médical », il est important de noter que ses utilisations ne sont pas limitées aux médecins et autres pourvoyeurs de services médico-sociaux ; ce qui caractérise le modèle médical n'est pas la position de la personne (ou de l'institution) l'utilisant, mais c'est la position du handicap comme un problème exclusivement médical, et particulièrement la conception d'une telle position comme étant à la fois un fait objectif et un sens commun.
En effet, certains des défenseurs les plus passionnés du modèle médical du handicap pratiquent en dehors des hôpitaux et des cliniques. Le critique littéraire Denis Dutton est l'exemple de cette façon de penser, condamnant l'écriture d'un manuel qui selon lui décrit le handicap en termes sociaux plutôt que médicaux. Dutton réfute le besoin de porter attention à un tel langage sur le handicap étant donné que « c'est dans la condition médicale qu’est le problème, non dans les mots qui la décrivent ». Parce que le handicap est purement un problème médical, Dutton trouve que ce dernier n'a pas besoin d'être compris comme une catégorie d'analyse ; des conceptions telles que le validisme, la santé parfaite, et le corps normal, ou des conditions telles que « la cécité, l'utilisation d'un fauteuil roulant, la polio, et le crétinisme » ne requièrent pas et ne méritent pas d'attention critique parce que ce sont simplement des faits de vie. Pour Dutton, le handicap est un phénomène évident, qui ne change pas, et purement médical. Les interprétations, les histoires, et les implications du « crétinisme », par exemple, ne sont pas valables pour permettre de lancer un débat ou des visions dissidentes de ce dernier.
Dans les modèles à la fois individuel et médical, le handicap est vu comme une caractéristique problématique inhérente à des corps et des esprits particuliers. Résoudre le problème du handicap veut donc dire corriger, normaliser, ou éliminer les individus pathologiques, rendant l'approche médicale du handicap la seule appropriée. Le futur du handicap est davantage compris en termes de recherche médicale, de traitement individuel, et d'assistance familiale qu'en termes d'augmentation des supports sociaux ou de grand changement social.
Les universitaires étudiant le handicap et ceux/celles qui militent sur cette question réfutent cependant les bases de la grille de lecture médicale/individuelle du handicap. Plutôt que de voir nos handicaps comme naturels, signes évidents de pathologies, nous reformulons le handicap en termes sociaux. La catégorie de « handicapé-e » ne peut être comprise qu'en relation avec celle de « valide » corporel et psychique, une binarité dans laquelle chaque terme forme les frontières de l'autre. Comme l'explique Rosemarie Garland Thomson, cette division hiérarchique des corps et des esprits est utilisée pour « légitimer une distribution inégale des ressources, des statuts, et du pouvoir dans laquelle l'environnement social et architectural est partisan. » Dans cette construction, le handicap est moins vu comme un fait objectif du corps ou de l'esprit mais plus comme un produit de relations sociales.
La forme définitionnelle qui s'éloigne du modèle médical/individuel permet un espace pour de nouvelles compréhensions sur de meilleures façons de résoudre le « problème » du handicap. Dans cette perspective alternative, que j'appelle le modèle politique/relationnel, le problème du handicap ne réside plus dans les esprits où les corps des individus mais dans la construction des environnements et des réseaux sociaux qui excluent ou stigmatisent des formes particulières de corps, d'esprits, et de façons d'êtres. Par exemple, sur le modèle médical/individuel, les utilisateur/rices de fauteuils roulants souffrent d'incapacités qui réduisent leur mobilité. Ces incapacités sont adressées à la sphère médicale qui fait des interventions et des traitements ; quand cela échoue, les individus doivent prendre le meilleur parti de cette mauvaise situation, compter sur leurs ami-es et les membres de leur famille pour arranger les lieux qui leurs sont inaccessibles. Dans un modèle politique/relationnel du handicap, le problème du handicap est localisé dans l'inaccessibilité des bâtiments, les attitudes discriminantes, et les systèmes idéologiques qui attribuent la normalité et la déviance à des corps et des esprits particuliers. Le problème du handicap est résolu non à travers des interventions médicales ou une normalisation chirurgicale mais par un changement social et une transformation politique.
Cela ne veut pas dire que les interventions médicales n'ont pas de place dans mon modèle politique/relationnel. Dans ma proposition, le modèle politique/relationnel ne s'oppose ni ne valorise les interventions médicales ; au lieu de prendre simplement de telles interventions pour acquises, il reconnaît plutôt que les représentations médicales, les diagnostics, et les traitements qui transforment les corps sont imprégnés d'idéologie partisane sur ce que constitue la normalité et la déviance. Ainsi, il reconnaît la possibilité de désirer simultanément d'être guéri-e d'une maladie chronique et d'être identifié-e comme allié-e des personnes handicapées. Je veux créer un espace pour que les gens perçoivent un changement, même faible, qui est en train d’émerger ou de se produire, tandis qu'ils/elles reconnaissent aussi que de tels changements ne peuvent pas être compris en dehors d'un contexte dans lequel ils opèrent.
En juxtaposant le modèle médical au modèle politique, je ne suis pas en train de suggérer que le modèle médical n'est pas politique en soi. Au contraire, j'argumente pour une plus grande reconnaissance de la nature politique d'une grille de lecture médicale du handicap. Comme le dit Jim Swan, reconnaître que le modèle médical est politique permet de se poser des questions importantes sur les soins médicaux et la justice sociale : « Est-ce que les soins sont de bonne qualité ? Qui y a accès ? Pour combien de temps ? Les personnes ont-elles le choix ? Qui paye pour cela ? » Les questions de Swan nous rappellent que la grille de lecture médicale du handicap est liée à des réalités et des relations économiques, et la réforme scandaleuse actuelle sur la santé souligne la nature politique de ces questions. De plus, comme les universitaires qui travaillent sur les études scientifiques féministes, la justice reproductive et la santé publique le soulignent, les croyances et les pratiques médicales ne sont pas immunisées contre, ou séparées des pratiques et des idéologies culturelles. En offrant un modèle politique/relationnel du handicap, je n'argumente pas tant pour un rejet des approches médicales du handicap que pour une interrogation renouvelée de ce qu'elles sont. Insister sur la dimension politique du handicap inclut de penser à travers les présupposés du modèle médical/individuel, voyant la sphère tout entière du « handicap » comme prête à être débattue.
Ma grille de lecture du handicap comme politique/relationnel part de façon sororale du modèle plus commun du handicap qu'est le modèle social. Comme Margrite Shildrick et Janet Price, mon intention est de « provoquer un trouble dans les certitudes, dans les identités figées qui y sont liées » et de pluraliser les façons dont nous comprenons l'instabilité corporelle. Bien que les deux modèles, le modèle social et le modèle politique/relationnel, partagent une critique du modèle médical, le modèle social compte souvent sur une distinction entre handicap et incapacité que je ne trouve pas utile. Dans cette grille de lecture, l'incapacité se réfère à n'importe quelle limitation physique ou mentale, tandis que le handicap signifie les exclusions sociales basées sur cette incapacité, et les sens sociaux qui lui sont attribués. Les personnes ayant des incapacités sont handicapées par leur environnement ; ou pour, le dire différemment, leurs incapacités ne sont pas handicapantes, les barrières sont sociales et architecturales. Bien que je sois d'accord avec ce besoin de faire attention au social, une division précise entre incapacité et handicap fait échouer la reconnaissance des deux, celle de l'incapacité et celle du handicap, comme étant sociales. Essayer simplement de déterminer ce qui constitue l'incapacité rend clair le fait que l'incapacité ne peut pas exister en dehors des compréhensions et des sens sociaux. Suzan Wendell illustre ce problème quand elle questionne la distance qu'un individu peut être capable de marcher pour être considéré comme valide ; la réponse à cette question, explique-t-elle, a beaucoup à voir avec le contexte économique et géographique dans lequel cela se produit. Ce que nous comprenons comme des conditions d'incapacités sociales, physiques, mentales, ou autre, s'inscrit à travers le temps et l'espace, et présenter les incapacités comme purement physiques obscurcit les effets de ces inscriptions. Comme les théoriciennes féministes l'ont noté depuis longtemps, et il n'y a aucune mention du Corps qui ne soit pas une articulation lointaine d'un corps très particulier.
En même temps, le modèle social et sa distinction incapacité/handicap effacent les réalités vécues d'incapacités ; dans ces focalisations bien intentionnées sur les effets handicapants de la société, il manque les effets souvent handicapants de nos corps. Les personnes ayant des maladies, des douleurs, et de la fatigue chronique ont été parmi les plus critiques de ces aspects du modèle social, notant de façons justes que les changements sociaux et structurels ne feront pas grand chose contre leurs douleurs articulaires ou pour soulager leurs souffrances dorsales. Aucun changement architectural et comportemental futur ne guérira le diabète, le cancer ou la fatigue. Se focaliser exclusivement sur les barrières handicapantes, comme semble le faire le modèle social strict, rend la douleur et la fatigue sans rapport au projet politique du handicap.
Au final, le modèle social peut marginaliser ces personnes handicapées qui sont intéressées par les interventions médicales et les traitements. Dans un renversement complet du modèle individuel/médical, qui imagine les traitements individuels comme le futur désiré du handicap, un modèle social strict met les traitements complètement en dehors de nos futurs imaginés ; les traitements deviennent le futur qui ne respecte pas en soi ce que veut le/la militant-e ou l'universitaire handicapé-e. En d'autres mots, parce que nous sommes si souvent confronté-es, avec le modèle médical du handicap, à un fardeau sans fin, ou à une perturbation permanente de notre qualité de vie, les militant-es pour les droits des personnes handicapées et les universitaires tendent à dénier nos propres ressentis de douleur et de dépression. Puisque nous admettons nous battre contre nos incapacités en voulant les soigner, et que cela est considéré comme une acceptation de cette grille de lecture contre laquelle nous nous battons, nous donnons raison à nos ennemi-es de parler ainsi. Mais en nous positionnant seulement en opposition aux futurs imaginés par le modèle médical, et en faisant taire le dialogue et la critique autour des questions vitales, nous limitons les réflexions à notre disposition. Comme Liz Crow le signal, en refusant de reconnaître la douleur, la fatigue ou la dépression, « notre capacité collective à concevoir, et à créer, un monde qui ne handicape pas est diminuée ».
Finalement, dessiner une frontière importante entre incapacité et handicap, et que cette distinction serve comme fondation pour théoriser le handicap, rend difficile l'exploration des façons par lesquelles les notions de handicap et de validisme affectent chacun-e d'entre nous, et pas seulement les personnes ayant des incapacités. L'angoisse de vieillir, par exemple, peut être vue comme le symptôme d'un sentiment d'injonction à la validité corporelle et psychique, tout comme le fait de vouloir « traiter » des enfants qui sont légèrement plus petits que la norme en les faisant grandir avec des hormones ; dans aucun de ces cas les personnes en question ne sont fondamentalement considérées comme handicapées, mais elles sont certainement affectées par les idées culturelles de normalité et celles de forme et de fonction idéales. Ou, pour présenter cette idée d'une autre façon, les ami-es et les membres de la famille d'une personne handicapée sont souvent affecté-es par des comportements et des barrières validistes, même si ils/elles ne sont pas eux/elles-mêmes handicapé-es. Leur vie sociale, par exemple, peut être affectée lorsque les autres sont gêné-es ou embarrassé-es par leurs histoires de maladie et d'adaptation, ou des ami-es peuvent se sentir coupables en invitant la personne handicapée dans une maison inaccessible. Les difficultés à pouvoir bénéficier de soins supposés fiables et abordables, ou les obstacles pour trouver une maison accessible, affectent certainement des familles entières, et pas seulement la personne handicapée elle-même. De plus, le handicap n'existe pas seulement en relation avec la validité corporelle et psychique, une telle vision forme une binarité constitutive entre handicap et validité, mais le handicap est aussi expérimenté dans et à travers les relations ; il ne se construit pas dans l'isolement, et cela nous renvoie vers un registre différent d'analyse. Mon choix d'un modèle relationnel du handicap est destiné à parler de cette réalité.
De la même façon, mon usage d'une grille de lecture politique du handicap est un refus direct de la dépolitisation du handicap qui s'étend. La description médicalisée du handicap que fait Dutton suppose que le « crétinisme » est une catégorie naturelle, purement dérivée d'une étude médicale objective, et que cela ne sert à rien de discuter politique ou préjugés. En proclamant la naturabilité du handicap, il tourne en ridicule les désirs de discuter le handicap en termes de langage ou d'identification. En affirmant que nous ne pouvons pas (ou ne devons pas) resignifier les identités et les catégories liées au handicap, et en refusant de reconnaître l'impact de la rhétorique et de la terminologie désignant ce dernier, nous ne pouvons pas bien comprendre le handicap (et donc les vies des personnes handicapées). Et en insistant sur le fait que les approches médicales du handicap sont complètement objectives et dénuées de préjugés ou de biais culturels, Dutton éloigne complètement le handicap de la sphère politique. De cette manière, il forclos la possibilité de comprendre le handicap différemment ; séparer le handicap et les personnes handicapées des compréhensions politiques interdit d'incorporer le handicap dans des programmes de changement et de transformation sociale, en d'autres mots, dans les visions d'un avenir meilleur. Une fois que le handicap n'a été placé que dans la grille de lecture médicale, et quand le monde médical et celui du handicap ont dépeint le handicap comme apolitique, ce dernier n'a plus aucune place dans les politiques radicales ou les mouvements sociaux, excepté comme un problème à éradiquer.
D'un autre côté, le modèle politique/relationnel du handicap créé un espace pour davantage de réponses militantes, voyant le « handicap » comme un lieu potentiel de ré-imagination collective. Avec ce type de grille de lecture, les exercices pour « prendre conscience de ce que c'est que d'être handicapé-e » peuvent être remaniés pour se focaliser moins sur les expériences individuelles du handicap, ou les expériences imaginées du handicap, mais davantage sur les expériences politiques de mise en situation handicapante. Par exemple, plutôt que de placer des étudiant-es non handicapé-es dans des fauteuils roulants, l'association Pissar basée à Santa Barbara cherche des toilettes sécurisés et accessibles en plaçant ses membres dans des salles de bains, armé-es de réglettes pour mesurer et traquer les manquements et omissions des constructions environnantes. Comme l'expliquent dans leur manifeste mes camarades qui révolutionnent les toilettes, « ce tournant qui a fait passer la focalisation sur l'incapacité du corps à celle sur l'inaccessibilité des lieux ouvre des espaces pour le militantisme et le changement que ne pouvaient offrir ces ‘’exercices de conscientisation’’ ». En créant et en diffusant une « liste de toilettes », Pissar imagine le futur du militantisme handicapé, un militantisme qui demande, avec les militant-es des droits pour les personnes handicapées, des espaces accessibles. Pissar contraste ainsi avec l'approche des exercices de simulations dans lesquels « la conscientisation » est le but à atteindre, plutôt qu'un changement structurel ou systémique.
En lisant les futurs comportant des handicaps et les images du handicap à travers le modèle politique/relationnel, je situe totalement le handicap dans la sphère politique. Mon but est de contextualiser, d'historiciser est de politiser les sens typiquement attribués au handicap et de positionner ainsi le « handicap » comme un ensemble de pratiques et d'associations qui peuvent être critiquées, contestées, et transformées. L'intégrale de ce projet est une prise de conscience que les discours validistes circulent largement, et pas seulement dans les lieux explicitement marqués par le handicap ; il s'agit donc de penser le handicap comme une nécessité politique qui explore toutes choses allant des pratiques reproductives à la philosophie environnementale, allant des militant-es pour des toilettes accessibles à la cyberculture. Je suis influencée dans mon propos par Chantal Mouffe qui explique que « le politique ne peut pas se restreindre à un certain type d'institutions, ou être envisagé comme constituant une sphère ou un niveau spécifique de la société. Il doit être conçu comme une dimension qui est inhérente à chaque société humaine et qui détermine notre profonde condition ontologique ». Dire que quelque chose est « politique » dans ce sens veut dire qu'elle est impliquée dans des relations de pouvoir et que ses relations, ses principes, et ses effets sont contestés et contestables, ouverts à la dissidence et au débat.
En d'autres mots, je m'intéresse ici à ce que Jodi Dean appelle « le comment du politique, à la façon dont les concepts et les questions deviennent politiques dans le sens commun, et aux processus à travers lesquels les lieux et les populations sont amené-es à être considéré-es comme ayant besoin d'interventions, de régulations, ou de quarantaines ». Cette focalisation sur le comment du politique est mise en parallèle avec le premier ensemble de questions qui a motivé mon projet : le handicap est-il politique ? Comment est-il politique ? Comment la catégorie de "handicapé-e" est-elle utilisée pour justifier la classification, la supervision, la ségrégation, et l'oppression de certaines personnes, corps, et pratiques ? Poser ces questions requiert une reconnaissance du rôle central que les idées du handicap et de la capacité jouent dans notre culture contemporaine, particulièrement dans les futurs imaginés et projetés.
Après avoir appuyé sur l'importance du « comment » en politique, Dean insiste sur le besoin de « prendre la dépolitisation au sérieux, de réfléchir aux moyens par lesquels les espaces, les questions, les identités, et les événements sont rejetés en dehors de la circulation politique ou ne sont pas mis à l'ordre du jour, ou sont considérés comme étant déjà résolus ». Faire attention aux façons par lesquelles le handicap est politique nous amène à ma seconde série de questions qui m'ont motivée : comment le handicap a-t-il été dépolitisé, enlevé de la sphère du politique ? Quelles définitions et propositions sur le handicap peuvent faciliter ce retour ? Quels sont les effets d'une telle dépolitisation ? Je ne suis pas tant ici pour argumenter en faveur de, ou poser en principe, une chronologie, « le handicap a été politisé et maintenant il ne l'est plus », que mettre en lumière les besoins des études sur le handicap à présenter les façons spécifiques dans lesquelles les compréhensions validistes du handicap ont été prises comme sens commun. Une telle attention est vitale dans un contexte où, comme le note Suzan Schweik, les discriminations et les préjugés basés sur le handicap sont souvent jugés, non pas comme les marques d'une inégalité structurelle, mais comme de la cruauté ou de l'insensibilité ; ce genre de rhétorique « esquive la réalité de la justice sociale, la réduisant à une question de compassion et de sentiments charitables ».
Ces questions, de politisation et de dépolitisation, sont à l'origine de mon intérêt pour les grilles de lecture politique du futur : Est-ce que les futurs que j'examine dans ces chapitres proposent une dépolitisation du handicap, et si oui, comment ? Qu'est-ce qui fait que le handicap est considéré comme un élément définissant nos futurs imaginés, tel qu’un « bon » futur est un futur sans handicap, tandis qu’un « mauvais » futur est un futur obscurci par le handicap ? Pourquoi est-ce que le handicap est constamment reporté dans le présent, de façon à ce que le handicap entre souvent dans le discours critique uniquement comme la marque de ce qui doit être éliminé dans nos futurs ou qui fut éliminé sans poser de questions dans nos passés ? Et, plus important, pourquoi est-ce que ces caractérisations sont prises pour acquises, reconnues ni comme partiales ni comme politiques ?
Identifier le handicap : corps, identités, politiques
Voir le handicap comme politique, et donc comme contesté et contestable, nécessite de partir du présupposé du modèle social que « handicapé-e » et « non handicapé-e » sont des catégories évidentes et implicites, et de choisir ce postulat au lieu d'explorer la création de telles catégories et des moments où elles échouent à se maintenir. Reconnaître de tels moments d'excès ou d'échec est la clé pour imaginer différemment le handicap, et les futurs comportant des handicaps. Je comprends donc le réel sens de « handicap, » « incapacité » et « handicapé-e » comme un terrain contesté. Dans la grille de lecture de Jasbir Puar, le handicap peut être compris comme un assemblage, où « les catégories de races, genres, sexualités (et j'ajouterais, de handicaps) sont considérées comme des événements, des actions, et des rencontres entre des corps, plutôt que comme des simples entités et attributs des sujets ».
La grille de lecture politique/relationnelle reconnaît donc la difficulté à déterminer qui est inclus-e dans le terme « handicapé-e, » refusant tous principes se référant implicitement à un groupe de personnes en particulier ayant, par essence, certaines qualités similaires. Au contraire, le modèle politique/relationnel du handicap voit le handicap comme un lieu de questionnements plutôt que de définitions fermes. Peut-il englober toutes les sortes d'incapacités cognitives, psychiatriques, sensorielles, et physiques ? Est-ce que les personnes ayant des maladies chroniques se situent en dessous de la catégorie de handicapé-e ? Est-ce que quelqu'un-e qui a eu un cancer des années auparavant mais qui est maintenant en rémission est handicapé-e ? Qu'en est-il des gens ayant certaines formes de scléroses multiples qui expérimentent différentes incapacités temporairement, allant de la perte de la vision à des difficultés de mobilité, durant chaque récurrence de la maladie, mais n’ont pas de limitations fonctionnelles lorsque les scléroses sont en période de rémission ? Qu'en est-il des gens ayant de grosses séquelles de naissance ou d'autres différences visibles qui n'ont pas d'impact sur la capacité physique, mais qui provoquent souvent des traitements discriminatoires ?
De la même façon, le gouvernement et les organisations non-gouvernementales utilisent fréquemment les directives liées à ces questions pour déterminer qui est handicapé-e, et donc éligible à certains programmes et protections. De tels groupes, allant de l'Organisation Mondiale de la Santé à la Sécurité Sociale États-Uniennes, ne seraient pas si précis dans la définition du « handicap » si de telles définitions étaient sans controverse ; le fait essentiel est que tant d'énergie est fournie pour définir le handicap et l'incapacité parce que ces termes portent en eux une instabilité fondamentale. De plus, le désir de donner des définitions fixes ne peut pas être séparé des effets économiques d'une telle fixation. La Sécurité Sociale utilise cette définition du handicap pour déterminer qui peut toucher des allocations et à quel niveau ; la cour suprême des États-Unis continue de revisiter la loi concernant les personnes handicapées états-uniennes dans le but de déterminer qui mérite sa protection et qui ne la mérite pas. Ces deux entités agissent comme s'il y avait des lignes claires entre handicapé-e et non handicapé-e, même si le besoin de recourir à de telles définitions suggère autre chose. Mais l'idée que certaines personnes ont des revendications qui n'atteignent pas le niveau de ce qui peut être inclus dans le handicap apparaît clairement, et ces personnes se situent donc en dessous de telles protections.
En contraste, la théorie du handicap et les politiques que je développe dans ces pages ne reposent pas sur une définition fixe du « handicap » et de la « personne handicapée » et je reconnais que les paramètres de ces deux termes sont toujours ouverts au débat. Je m'intéresse ici au handicap non comme une catégorie inhérente à certains esprits et corps mais comme ce que l'historienne Joanne W. Scott appelle une « affinité collective ». S'appuyant sur la théorie cyborg de Donna Haraway, Scott décrit les affinités collectives comme « jouant sur les identifications qui ont été attribuées aux individus par les sociétés, et qui ont servi à les exclure ou à les subordonner ». Les affinités collectives en termes de handicap peuvent englober tout le monde : des personnes ayant des difficultés d'apprentissage à celles qui ont des maladies chroniques, de celles ayant des incapacités de mobilité à celles qui sont séropositives, de celles qui ont des incapacités sensorielles à celles qui ont des maladies mentales. La condition des gens se situant dans chacune de ces catégories peut à chaque fois être analysée en termes de politique du handicap, non à cause de quelconques similarités essentielles parmi eux/elles, mais parce que tou-tes ont été labellisé-es comme handicapé-es ou malades et ont fait finalement face à la discrimination. Simi Linton illustre cette diversité fondamentale de la communauté formée par les personnes handicapées quand elle écrit
« nous somme partout ces jours-ci, roulant et déambulant dans la rue, tapant avec nos canes, soufflant dans les tuyaux de nos appareils respiratoires, suivant nos chiens guides, haletant et bavant sur les commandes que nous avons à la bouche pour propulser nos fauteuil motorisés. Baver, entendre des voix, parler en syllabes saccadées, porter des cathéters pour collecter nos urines ou vivre avec un système immunitaire défaillant. Nous sommes tous lié-es ensemble, non par cette liste de nos symptômes collectifs, mais par les circonstances sociales et politiques qui nous ont forgé comme groupe ».
La formulation de Linton me frappe comme étant une façon de commencer cette exploration des futurs accessibles, d'abord parce qu'elle les lie davantage comme une promesse que comme un fait. Les études sur le handicap tout comme le mouvement des personnes handicapées ont été petit à petit reconnu-es comme pouvant potentiellement créer des liens entre les personnes qui entendent des voix, celles qui ont des systèmes immunitaires défaillants, et celles utilisant des fauteuils roulants. Bien qu'il y ait eu des exceptions notables, les études sur le handicap, et particulièrement dans les humanités, ont peu porté leur attention sur les handicaps cognitifs, préférant plus souvent se focaliser sur les incapacités physiques visibles et les incapacités sensorielles. Les maladies chroniques sont devenues plus communes dans ces discussions, mais seulement dans des formes particulières ; les discussions autour du syndrome de fatigue chronique et du handicap mental ont augmenté grâce aux travaux d'universitaires telles que Suzan Wendell, Ellen Samuels, et Margaret Price, mais les diabètes, l'asthme, et les lupus restent largement inexplorés par les universitaires étudiant le handicap. (Cette mise en perspective est d'autant plus un élément dérangeant que le fait est que les personnes diabétiques sont disproportionnellement présentes parmi « les membres des groupes minoritaires raciaux et ethniques des États-Unis », et que l'asthme est un effet collatéral commun de la vie dans des quartiers hautement pollués qui sont, sans surprise, le plus souvent habités par des populations pauvres). Je reprends les propos de Linton qui fait l’effort d'appeler à une autre manière de penser le handicap, de l'invoquer comme une possibilité. Je vais maintenir l'idée que les études sur le handicap et le mouvement des personnes handicapées ont la possibilité de considérer toutes ces questions sérieusement, se sentant responsables de ces corps, de ces identités et de ces espaces.
Un des arguments que j'utilise dans ce livre est, cependant, qu'une partie du travail pour imaginer ce genre de mouvement large de personnes handicapées nécessite de s'engager simultanément dans une lecture critique de ces identités profondes, de ces espaces et de ces corps. Nous devons suivre les chemins par lesquels nous avons été forgé-es comme un groupe, pour utiliser la terminologie de Linton, mais aussi les chemins par lesquels cette formation en tant que groupe a été jugée incomplète, a été contestée, a été refusée. Nous avons besoin de reconnaître que ces formations ont déjà toujours été influencées par des histoires de races, de genres, de sexualités, de classes et de cultures. Échouant à présenter de telles relations, les études sur le handicap se sont assurées de rester, comme le dit Chris Bell, « des études blanches sur le handicap ». En d'autres mots, nous devons penser avec les apports et les effacements des mots « handicapé-e » et « handicap, » prenant en compte les façons dont de tels mots ont été utilisés et pour quels effets.
Agir ainsi veut dire imaginer un « nous » qui inclut les individus qui s'identifient comme des, ou avec les, personnes handicapées mais « n'ont » pas eux-mêmes un handicap. Les universitaires travaillant sur les maladies chroniques ont commencé ce travail, argumentant la nécessité d'inclure dans les communautés de personnes handicapées celles et ceux à qui il manque un diagnostic « approprié » de leurs symptômes (à comprendre comme accepté médicalement, approuvé par les docteurs et les assureurs). Agir ainsi ne permet pas seulement de fournir à ces personnes le soutien social dont elles ont besoin (incluant tout ce qui va de l'accès aux services sociaux à la reconnaissance par les ami-es et la famille), cela permet aussi de présenter le handicap moins comme une catégorie diagnostique mais davantage comme une affinité collective ; s'éloigner du modèle médical/individuel du handicap veut dire que l'identification au handicap ne peut pas seulement être liée à un diagnostic.
Une chose moins familière, et potentiellement plus compliquée, serait que les personnes qui n'ont, non seulement, pas de diagnostic mais aussi pas de « symptôme » d'incapacité puissent s'identifier aux personnes handicapées. Comment pouvons-nous comprendre la création d'un groupe qui inclut, comme le disent Carrie Sandahl et Robert McRuer, une « revendication à être crip tout en n’étant pas handicapé-e » ! Les enfants entendants d'adultes sourd-es (les Coda) seraient un exemple frappant de ce genre d'identification ; ces enfants se considèrent eux/elles-mêmes comme faisant partie de la communauté sourde, certain-es revendiquent même l'identité sourde, mais ils/elles ne sont pas eux/elles-mêmes sourd-es ou malentendant-es. Mais est-ce que la revendication crip requiert ce genre de liens du sang ou d'attachement ? Qu'est-ce que cela peut signifier pour des compagnon-nes amoureux/ses ou des ami-es de se revendiquer crip, ou de se comprendre eux/elles-mêmes comme « handicapé-es culturel-les » ? Ou que signifie de se revendiquer comme tel-les pour les théoricien-nes et les militant-es engagé-es à repenser le handicap ainsi que la validité physique et psychique ? La revendication crip peut-elle être une méthode pour imaginer des futurs multiples, positionnant le « crip » comme un espace désiré et désirable pour certaines personnes au regard de leur propre incarnation ou processus mentaux/psychologiques ? Comme le note McRuer, ces pratiques font courir le risque de l'appropriation, mais elles offrent aussi un refus vital de binarités simplistes comme handicapé-e/non handicapé-e, et malade/en bonne santé. Se revendiquer crip peut-être une façon de reconnaître que nous avons tous des corps et des esprits avec des capacités changeantes, qui luttent avec les sens politiques et historiques de tels changements. Pour revenir à la notion de « nous » comme étant davantage une promesse qu'un fait, il suffit de penser à ce que les revendications crip des personnes non handicapées peuvent entraîner sur notre volonté d’explorer absolument si de telles revendications peuvent être plus faisables, plus imaginables, pour certaines personnes que pour d'autres (et sur quelles bases).
L'attention portée à ces genres de questions (sur les histoires et les effets des revendications liées au handicap, sur la différente disponibilité de l'identification handicapée) permet de distinguer ce genre de « revendications crip des non handicapé-es » des déclarations de bonnes intentions, mais profondément validistes, qui disent « nous sommes tou-tes handicapé-es ». Ces dernières obscurcissent les spécificités auxquelles je fais appel ici, mélangeant toutes les expériences de limitations physiques, mentales, ou sensorielles sans regarder les inégalités structurelles ou les systèmes d'exclusion et de discrimination. C'est pour cette raison que Linton met en garde contre « les effacements de la frontière entre personnes handicapées et non handicapées », expliquant que « nommer la catégorie » de handicapé-e reste nécessaire parce que cela permet effectivement de « porter attention à » la discrimination basée sur le handicap. Mais je suggère qu'explorer les possibilités des revendications des non handicapé-es, aussi bien que de faire attention aux promesses et aux dangers de la flexibilité de la catégorie, peut précisément faciliter ce genre d'attention critique. Se revendiquer crip de façon critique c'est reconnaître les responsabilités éthiques, systémiques, et politiques qui sont derrière ces revendications ; déconstruire la binarité entre handicapé-e et valide physique/psychique requiert plus d'attention à la façon dont les corps/esprits différents sont traités d’une autre façon, rien de moins.
Prêter attention aux défis épistémologiques portés par les revendications liées au handicap introduit déjà une autre série de questions au sujet des revendications crip. Penser à l'aide de ce « nous » collectif, de cette création des communautés crip, signifie représenter celles et ceux qui « ont » des maladies ou des incapacités, et celles et ceux qui peuvent être reconnu-es par les autres comme faisant partie de ce « nous handicapé-e, » mais qui ne se reconnaissent pas eux/elles-mêmes comme tel-les. Ce groupe inclurait une large proportion de personnes handicapées : ces gens qui ont des incapacités auditives, ou une faible vision, ou « des genoux déglingués », ou de l'asthme, ou du diabète et qui, pour toutes sortes de raisons, ne se revendiquent ni d'une identité crip ni handicapée. Même si beaucoup de gens ayant des incapacités tombent dans ce camp, c'est en fait pour moi le groupe le plus difficile à analyser dans ce livre. Je pense, en effet, que c'est le groupe le plus difficile à situer, aussi bien pour les études sur le handicap que pour le militantisme en faveur des droits des personnes handicapées. Étant donné ma (notre) focalisation sur les droits et la justice pour les personnes handicapées, sur le militantisme queercrip radical, sur la vision du handicap comme désirable, comment puis-je (comment pouvons-nous) échanger avec celles et ceux qui ne veulent pas faire partie de telles communautés ?
Une réponse à ces questions est qu'il ne faut pas prêter attention si de telles personnes se revendiquent crip ou non : repenser nos visions culturelles du handicap, imaginer nos futurs comportant des handicaps différemment, sera bénéfique à tou-tes, quelles que soient nos identités. Comme le note Ladelle McWhorter, « les pratiques et les institutions qui divisent, par exemple, le ‘’valide’’, le ‘’sain’’, de ‘’tout’’ ce qui vient du ‘’détérioré’’, de la ‘’maladie mentale’’, et du ‘’déficient’’ créent les conditions dans lesquelles nous vivons tou-tes ; elles structurent la situation dans laquelle chacun-e de nous trouve un accord avec soi-même et créé une façon de vivre ». Étant quelqu'une qui écrit et enseigne les études sur le handicap, étant quelqu'une qui imagine ses lecteur-rices et ses étudiant-es comme une grande diversité de corps et d'esprits, je trouve de l'espoir dans les prédictions de McWhorter, dans son articulation d'un futur meilleur. Comme la plupart du militantisme féministe qui bénéficie à des gens qui ne veulent pas faire partie du féminisme, les études et le militantisme liés au handicap sont idéalement bénéfiques à des gens qui ne s'y intéressent pas ou n'y sont pas investi-es. En même temps, je suis certaine que ce n'est pas la seule réponse, ou une réponse totale. Alors que j'embarque pour ce voyage vers des futurs accessibles, je veux mettre en lumière la question de l'affiliation crip, ce qu'elle veut dire, ce qu'elle entraîne, ce qu'elle exclue.
Féminist, Crip, Queer : Quelques mots sur les termes, les méthodes, et les affiliations
Je suis devenue handicapée avant de commencer à lire la théorie féministe, mais c'est la théorie féministe qui m'a conduit aux études sur le handicap. C'était en lisant les approches féministes théoriques sur le corps que je suis arrivée intellectuellement à comprendre le handicap comme une catégorie politique plutôt que comme une pathologie individuelle ou une tragédie personnelle. La théorie féministe m'a donnée les outils pour penser le handicap et les façons dont lesquelles les présupposés sur le handicap et les corps handicapés menaient à des inégalités de ressources et des discriminations sociales. Au moment où les théoriciennes féministes ont questionné la naturalisation de la féminité, mettant au défi les présupposés essentialistes au sujet du « corps féminin », j'ai pu questionner la naturabilité du handicap, mettant au défi les présupposés essentialistes au sujet du « corps handicapé ». Ma compréhension du modèle politique/relationnel du handicap a été rendue possible par mon engagement dans les travaux des théoriciennes féministes, un engagement qui, je l'espère, sera plus clair dans les pages qui suivent. Le féminisme m'a donné les outils théoriques pour penser de façon critique le handicap, mettant simplement en avant la stigmatisation des variations corporelles, les différents modes et stratégies de résistance, les dissidences, et les actions collectives.
Je situe ce projet dans le large champ des théories féministes et politiques. Bien que j'examine une série de visions politiques radicales, certaines explicitement féministes et d'autres moins, je comprends mon investissement dans la politique radicale comme un investissement féministe. Comme beaucoup d'historiennes du féminisme et des études sur les femmes l'ont noté, le féminisme a longtemps été intéressé par la construction de ponts entre la théorie et la pratique. Les militant-es et les universitaires continuent de la même façon à explorer les façons par lesquelles la théorie peut informer les pratiques politiques ; de l'autre côté, les féministes théorisent souvent à partir de la pratique, développant des concepts et des grilles de lecture basé-es sur les stratégies, les discussions, les conflits, et les résultats de militantes féministes. Mon intérêt pour les politiques radicales dérive en parti de mon engagement théorique et militant à lier théorie et pratique, un engagement que j'associe au féminisme. Je pense qu'il est approprié d'expliciter cette dette alors que je commence mon exploration des futurs possibles, donnant aux textes récents sur le handicap que j’ai minimisé ou manqué des connexions avec le féminisme ; mes lectures et mes propositions sont résolument féministes.
Elles sont aussi indéniablement crip, un terme qui est monnaie courante dans le militantisme et la culture handicapé-es mais qui reste dur à comprendre pour celles et ceux qui sont en dehors de ces communautés. En effet, cette difficulté est une large partie de son attrait, comme le suggère l'essayiste Nancy Mairs : « les gens, crip ou non, grimacent au mot ‘’crip’’ parce qu'ils/elles ne le comprennent pas comme voulant dire ‘’handicapé-e’’ ». Peut-être que je veux qu'ils grimacent. « Ce désir de faire grimacer les gens suggère une urgence à bouleverser les choses, à mettre le chaos dans les compréhensions quotidiennes des gens par rapport au corps et aux esprits, par rapport à la normalité et la déviance. Cela permet une reconnaissance de la réponse commune des personnes non handicapées aux personnes handicapées, des normaux aux déviants (un regard furtif encore fixe et implacable, des questionnements agressifs, et/ou le fait de tourner le dos à la différence, de refuser de la voir). Le fait de voir les gens grimacer est familier à beaucoup de personnes handicapées, mais Mairs retourne ici l'expression sur elle-même, et fait presque se retourner la grimace. Tel « queer », « crip » et « cripple » sont, comme le formule Eli Clare, « des mots qui aident à forger la politique ».
Deux exemples liés à un tel façonnage, à une ouverture qui incite à la grimace, seraient la préférence de Carrie Sandahl à parler « d'études crip » et de « théorie crip » au lieu « d'études sur le handicap », et la décision de Robert McRuer de nommer son projet « théorie crip ». Selon Sandahl et McRuer, les études sur le handicap et la théorie crip diffèrent dans leur orientation et leur but : la théorie crip est plus contestatrice que les études sur le handicap, plus désireuse d'explorer les risques et les exclusions potentiel-les de la politique identitaire tandis que simultanément, et « peut-être paradoxalement », elle reconnaît « le rôle génératif que l'identité a joué dans le mouvement pour les droits des personnes handicapées ». Je vois Féminist, Queer, Crip comme s'engageant exactement dans ce genre contradictoire qu’est la théorie crip, et j'utilise à la fois « crip » et « théorie crip » comme des façons de faire jalonner ma revendication le long de celles des militant-es et des travailleur-ses culturel-les engagé-es dans ces multiples espaces de politique radicale.
Un des éléments les plus productifs et provoquant de la théorie crip, et du crip en général, est l'expansion potentielle de ce terme. Comme le note Sandahl, « cripple, comme queer, est fluide et toujours changeant, revendiqué par celles et ceux qu'il ne définit pas originellement… Le terme crip s'est étendu pour inclure non seulement celles et ceux qui avaient des incapacités physiques mais aussi celles et ceux avec des incapacités sensorielles ou mentales ». Je suis d'accord avec Sandahl, et cette flexibilité potentielle est précisément ce qui m'excite au sujet de la théorie crip, mais, comme le dit Linton « nous sommes partout », et cette inclusion est souvent plus un espoir qu'une réalité. Beaucoup d'expressions de la fierté crip ou de la politique crip s'adressent souvent de façon explicite uniquement à celles et ceux qui ont des incapacités physiques, ignorant ainsi ou marginalisant les expériences de celles et ceux qui ont des incapacités sensorielles ou mentales. D'autres définissent le crip comme une façon de nommer l'opposition aux traitements, rendant potentiellement difficile pour la « théorie crip » d'englober les perspectives et les pratiques de celles et ceux qui revendiquent à la fois l'identité handicapée et le désir d'en finir avec leurs propres incapacités. J'oscille entre nommer ce projet « études féministes et queer sur le handicap » ou « théorie crip », faisant augmenter la possibilité que les deux puissent être, et sont souvent, interreliés en pratique. En donnant, en effet, des analyses riches de l'identité qui circulent dans les études féministes et queer, une « étude féministe et queer du handicap » peut vraiment bien s'engager dans l'approche « paradoxale » de l'identité pratiquée dans la théorie crip tout en créant des espaces pour celles et ceux qui ne se reconnaissent pas ou ne peuvent pas se reconnaître eux/elles-mêmes comme crip.
De la même façon, dans Féminist, Queer, Crip, je combine des références aux corps avec des références aux esprits, et couple « l’injonction à la validité physique » avec « l’injonction à la validité psychique ». Si les études sur le handicap commencent à prendre au sérieux la critique que notre focalisation sur les handicaps physiques a exclu tout le reste, nous avons donc besoin de commencer à expérimenter d'autres façons de parler et de conceptualiser nos projets. En même temps, je suis bien consciente que mon utilisation de tels termes est partiale dans les deux sens du terme : je suis investie dans la recomposition du terrain des études sur le handicap même quand les propres expériences que j'en fais portent les marques de leur fréquentation quotidienne, et je viens juste seulement de commencer à égratigner la surface de ce que la validité psychique peut vouloir dire en relation avec la validité physique. Comme Linton avec sa notion de « nous » et Sandahl avec celle de « crip », j'utilise « psychisme » en relation à « corps » dans l'espoir que l'écriture et la lecture de « corps et psychisme » ou « injonction à la validité physique /injonction à la validité psychique » me fasse penser le handicap différemment. Plutôt que d'assumer le fait que la simple utilisation d'un tel langage soit suffisant en et de lui-même, j'appelle à un engagement dans un travail difficile permettant, en réalité, que de telles coalitions se produisent. Comme je le suggère dans le dernier chapitre de ce livre, une telle extensibilité (de l'esprit et du corps, d'une notion crip nous recouvrant tou-tes) ne peut jamais être pleinement ou finalement achevée, mais elle sert à créer une sorte d'horizon plein d'espoir, « fluide et sans cesse changeant », comme le note Sandahl, et elle est utilisée de façon que l'on ne peut pas imaginer à l'avance.
Les lecteur-rices (de la théorie) queer reconnaîtront probablement ce discours sur la fluidité, sur les horizons sans cesse changeants, et le traitement paradoxal de l'identité, comme familier aux projets queer ; tout comme Sandahl et McRuer, je positionne la théorie crip en général, et ce projet en particulier, comme tel. Il reste aussi des terrains contestés dans le « queer », les théoricien-nes et les militant-es continuent de débattre sur ce que (et qui) le terme englobe ou exclut ; c'est ce genre de contestations que je souhaite dans le handicap. Butler argumente, en effet, pour un queer étant un « lieu de contestations collectives » qui soit « toujours et particulièrement redéployé, tendu, et rendu étrange ». La circularité de cette définition (le queer est quelque chose qui doit toujours être redéfini par lui-même) sert uniquement de support à ces désirs de dissidence et de débat. En nommant donc mon projet « queer », je veux à la fois tordre la notion « queer » pour l'englober dans celle de « crip » (et englober « crip » dans « queer ») et mettre en lumière les risques de la torsion provoqués par une telle inclusion. Les examens critiques des injonctions à la validité physique et à la validité psychique sont des projets queer et crip, et ils peuvent potentiellement être mis en pratique sans nécessairement aplanir ou stabiliser les notions « crip » et « queer ». Ce dont on a besoin, ce sont de conceptions critiques qui tracent les chemins par lesquels les injonctions aux validités physiques et psychiques et l’injonction à l'hétérosexualité sont reliées au service de la normativité. Il s'agit d'examiner comment des termes tels que « défectueux », « déviant », et « malade » ont été utilisés pour justifier une discrimination contre des gens dont les corps, les psychismes, les désirs, et les pratiques diffèrent de la norme banalisée ; de spéculer sur la façon dont les normes de comportements genrés (la masculinité et la féminité approprié-e) sont basées sur des corps non handicapés ; et de localiser les points potentiels de connexions, et de séparations, parmi les militant-es queer (et) handicapé-es. Comme nous avons pu le voir, un espace productif pour de telles explorations est le futur imaginé qui est invoqué dans la culture populaire, dans les théories universitaires, et dans les mouvements politiques ; Féminist, Queer, Crip commence à tracer certaines de ces connexions queer/crip.
Je veux donc positionner ce livre comme un texte en fondamentale coalition. Les noms utilisés dans le titre Féminist, Queer, Crip signalent une méthodologie aussi bien qu'un contenu. Ce travail s'engage assez évidemment, et nécessairement, dans l'idée d'inciter les identités et les expériences handicapées à s'appuyer sur les grilles de lecture théoriques féministes et queer existantes. Cependant, ce n'est pas simplement, ou seulement, une intervention de plus. Tandis que j'argumente, en effet, que les besoins des personnes handicapées doivent être reconnus comme une catégorie d'analyse au même titre que le genre, la race, la classe, et la sexualité, mon but plus large et d'expliquer comment le handicap est figuré dans et à travers ces autres catégories de différences. Quel travail, par exemple, étudie ce que la validité fait aux appropriations féministes des cyborgs, ou aux utilisations queer des technologies reproductives, ou aux propositions écoféministes pour une vie meilleure ? Comment prendre en compte les histoires et les expériences du handicap ou, en d'autres mots, critiquer ou transformer la philosophie féministe environnementale ou les approches queer de l'assistance par les technologies reproductives ? Je veux explorer le terrain théorique ouvert par la lecture du handicap dans les narrations queer et les analyses féministes qui n'ont jamais utilisé le mot « handicap ». Comment de telles lectures peuvent-elles reformuler nos compréhensions de termes tels que « handicapé-e », « queer » ou « féministe » ? Comment peuvent-elles étendre notre compréhension de ce que veut dire le travail d'intersectionnalité fait dans les mouvements, à la fois en termes de développement théorique et de pratiques militantes ? Féminist, Queer, Crip argumente qu'une politique de coalition requiert de penser le handicap, et les corps handicapés différemment, reconnaissant les apports des notions de handicap et de validité physique/psychique dans différentes visions politiques, par exemple, et reconnaissant les exclusions qui ont été provoquées par le désir d'une communauté handicapée unifiée.
Je sais qu'en délimitant soigneusement mes affiliations ici (dans Féminist, Queer, Crip) je cours le risque de réifier davantage ces catégories, les présentant ainsi comme des identités implicites et séparables. Cette sorte de position personnelle et théorique a longtemps été la position principale des universitaires féministes intersectionnelles, et, comme Puar nous en avertit, requérant trop facilement à la « stabilisation des identités à travers l'espace et le temps ». Mais prendre de tels risques me semble nécessaire parce que nous sommes en train d'opérer dans un contexte théorique et militant dans lequel ces combinaisons d'analyses et de pratiques apparaissent trop rarement. Cela semble important à ce moment particulier de s'identifier explicitement comme féministe, queer, crip (même si je veux troubler de telles identifications) et de mettre explicitement en pratique le travail féministe, queer, crip. J'appelle à porter notre attention sur ces positions recomposées pour ne pas les figer sur place, mais pour les garder mouvantes sur les questions auxquelles font face celles et ceux d'entre nous engagé-es et investi-es dans de telles positions.
J'écris à partir d'une préoccupation, par exemple, concernant le silence des universitaires et des militant-es du handicap au sujet de la question de leur alignement public fréquent sur le droit. Où étaient les réponses publiques féministes/queer/crip à Sarah Palin ? Comment aurions-nous pu intervenir dans la représentation qui la dépeignait comme une defendeuse des droits des personnes handicapées, en questionnant le mélange entre idéologies anti choix et critiques du monde handicapé au sujet des tests prénataux ? Ou comment une analyse féministe/queer/crip informée peut étendre ou compliquer des textes théoriques queer qui comptent sur le trope de la mobilité dans leurs analyses ou qui tendent à allégoriser plus qu'à analyser le handicap et les corps handicapés ? Ou, quand seulement une petite poignée de papiers et de présentations à la conférence annuelle de la société des études sur le handicap rend explicite l'usage des théories féministes et queer dans leurs analyses, cela ne devient-il pas essentiel de nommer et d'habiter ces profondes intersections ? Et, cela est important, comment pouvons-nous créer ce genre de nomination, demander ce genre de pratiques analytiques et politiques, sans traiter en profondeur ces catégories, entremêlements, et positions comme eux/elles-mêmes évident-es ? Je veux que la particularité à imaginer des futurs accessibles (mon imagination des futurs accessibles) créé une place sur la carte théorique/politique pour que les notions féministes/queer/crip puissent se nourrir et s'informer les unes les autres, même si elles sont déjà toujours liées les unes aux autres. De plus, je souhaite que cette imagination génère plus d'imagination, que ces entremêlements sur la carte, et la carte elle-même, se multiplient, prolifèrent, se régénèrent. Nous avons besoin d'itérations multiples de la théorie crip, certaines pouvant ne pas être toujours reconnues par leurs acteur-rices, certaines contestant et excédant ses paramètres profonds, et certaines prenant une itération particulière pour exister.
Dans l'espoir de telles proliférations, poser des questions devient central dans Féminist, Queer, Crip. Une partie de cette focalisation est stylistique, esthétique ; j'aime la cadence d'une question. Mais c'est aussi, et d'abord, méthodologique. Si l'un de mes buts avec ce projet est de nous amener à penser le handicap différemment, de commencer à voir à la fois la catégorie et l'expérience du handicap comme contestée et contestable, quel meilleur chemin, donc, pour faire cela que de poser des questions ? (J'ai déjà commencé). Les questions rhétoriques sont communes en conclusion quand les auteur-es font allusion à leurs projets suivants, ou découvrent de nouveaux problèmes, ou pointent le fait qu'il y ait besoin de recherches supplémentaires. J'inclus de telles questions dans l'introduction pour rappeler que je dois imaginer les lecteur-rices faire retour, amener des idées qui vont dans de nouvelles directions, me renvoyer mes propres questions à moi-même selon des contextes différents ou des effets différents. Le format de la question insiste sur la complexité des sujets (le futur d'un enfant trisomique ou la désirabilité du handicap) qui s’inscrivent dans le débat et la contestation : comme « en question ». Il ouvre aussi les possibilités de nouvelles réponses, de réponses en construction, de questions imprévues. Comme je l'explique dans le chapitre final, je suis intéressée par une politique crip d'accès et d'engagement qui est résolument un travail en cours, ouvert, ayant pour but l'horizon mais ne l'atteignant jamais. Les questions me permettent de rester focalisée sur l'impossibilité de conclure ma conclusion, sur le désir de penser autrement.
Ce livre contient non seulement des questions irrésolues mais aussi des contradictions et des inconsistances logiques. Dans le chapitre trois, par exemple, je suis davantage critique vis-à-vis de pratiques qui éliminent le handicap (c'est-à-dire arrêter la grossesse parce que les tests révèlent des « anomalies génétiques » potentielles) que sur des pratiques qui visent à sélectionner le handicap (c'est-à-dire utiliser le sperme d'un donneur qui porte un trait génétique désiré), même si les deux pratiques engagent des parents qui veulent avoir un enfant qui leur ressemble. De telles contradictions sont inévitables dans un projet comme celui-ci, reflétant nos approches complexes du handicap ; j'écris dans une culture ou l'inconsistance du handicap est un lieu commun. Cela n’est-il pas logiquement inconsistant, par exemple, de revendiquer la valorisation des vies des personnes handicapées, tout en créant (et en comptant sur) de plus en plus de tests prénataux pour indiquer les fœtus « indésirables » ? Dissimuler ces inconsistances, ou prétendre qu'elles peuvent être facilement et définitivement résolues, simplifie la complexité inhérente aux questions de justice sociale. Le désir pour des réponses claires, sans contradiction ni inconsistance, est compréhensible, mais je veux suggérer que ces futurs accessibles requièrent de telles ambiguïtés. En suivant les propos de Puar, je crois que « les contradictions et les divergences… ne doivent pas être réconciliées ou synthétisées mais maintenues ensemble en tension. Il y a moins de signes d'hésitation à l'engagement intellectuel que de symptômes d'une impossibilité politique à être d'un côté ou de l'autre ». Une partie du problème que je trace dans ces pages est, en effet, le présupposé qu'il y a seulement un côté de la question du handicap qui est mis au jour et que nous sommes tous déjà dessus.
Dans cet esprit, mon utilisation du « nous », du « ils/elles », ou du «eux/elles » se construit à travers ce livre. Toujours utiliser la troisième personne pour parler des personnes handicapées serait imposer une distance entre moi-même et mon sujet qui sonnerait faux. Cela irait aussi à l'encontre de cette notion de « revendication crip », niant la possibilité d'une connexion profonde et constante aux identités, aux corps, aux psychismes, ainsi qu’aux pratiques discutées ici. En même temps, utiliser toujours la première personne serait répondre en avance à la question d'une communauté de personnes handicapées unifiée, présumer non seulement que nous partageons tou-tes les mêmes positions mais aussi qu’une personne (et dans ce cas-là, moi) peut représenter précisément l’ensemble de la communauté. En d'autres mots, lorsque l'on arrivera à la question fâcheuse des pronoms personnels, j'utiliserai occasionnellement « nous » même quand je ne suis pas un membre évident du groupe discuté, et, de la même façon, j'utiliserai occasionnellement « ils/elles/leur » même quand je suis évidemment incluse dans la catégorie. Je fais cela pour troubler la notion profonde d'identifications « évidentes » aussi bien que les binarités handicapé-e/valide et handicapé-e/non handicapé-e. Même si je suis une personne handicapée, je n'existe pas en dehors des discours validistes circulant dans la société États-Uniennes ; pour faire comme si mes incapacités m’immunisaient contre la rhétorique et l’idéologie validistes, ou me rendaient incapable de les utiliser, il faudrait nier l'effet insidieux des injonctions aux validités physique et psychique. Comme nous le rappelle Sedgwick, le « je » peux être un pouvoir heuristique, et le « nous », le « elles /ils », le « tu », et le « leur » le peuvent aussi.
Vue d'ensemble du livre
Quand je dis aux gens que j'ai travaillé sur un livre parlant du rôle du handicap dans les futurs que l’on peut imaginer, la plupart d'entre eux/elles pensent toujours que j'écris de la science-fiction. Je comprends leur réponse : la science-fiction est pleine de « futurs imaginés, » les personnages handicapés sont fréquents dans de telles histoires (même s’ils ne sont pas référencés comme « handicapés » dans la narration elle-même). Dans ce livre, je me focalise, en effet, sur ces histoires, mais davantage comme des histoires culturelles que nous nous racontons à nous-mêmes (le handicap est une tragédie, les enfants sont notre futur) que comme des histoires littéraires ou cinématographiques.
Tout au long de ce livre, j'examine les usages et représentations du handicap ainsi que de la validité physique et psychique à travers une série d'espaces États-Uniens contemporains. En me focalisant sur le futur, et les façons par lesquelles les figures de l'enfant servent souvent comme signe de ce futur, je prête particulièrement attention aux questions de reproduction, même quand je travaille à défaire cette élision entre reproduction et futur. Les notions d'espace jouent aussi un rôle clé ici ; les militant-es pour les droits des personnes handicapées ont longtemps travaillé à créer de plus en plus d'espaces accessibles pour les personnes handicapées, décrivant à la fois les escaliers et les pratiques d'embauche discriminatoires comme des barrières à l'accès. Cela devient clair dans les chapitres suivants que les espaces peuvent être imaginés différemment dans différents futurs ; créer des futurs accessibles requière de porter attention à l'espace, à la fois métaphorique et matériel.
Le premier chapitre, « A l’heure des études sur le handicap et des futurs crip », est la grille de lecture théorique établie dans l'introduction, se focalisant d'abord sur les notions de temps et de futur. Je commence à spécifier ce que j’entends par « temps crip, » positionnant le projet de Féminist, Queer, Crip dans la lignée d'autres travaux sur la temporalité queer et la critique du futur. Bien que la rhétorique concernant les futurs (allant d’avertissements par rapport à des sujets glissants aux peurs de la difformité) répande des discours courants sur le handicap, les études sur le handicap ont déjà considéré les temporalités et les futurs crip comme des espaces permettant de prolonger leurs analyses. Dans ce chapitre, donc, j'ébauche l'enjeu qui se trouve dans ces grilles de lecture, distinguant le « temps crip » du « temps curatif » et travaillant sur la signification de la projection du handicap dans le futur.
Les chapitres suivants se focalisent sur la question de l'intervention médicale, montrant les façons par lesquelles le « futur » apparait comme un temps de traitements, de génétique et autres. Les cas en discussion ici sont caractérisés par le débat sur l'utilisation appropriée de la technologie : les attentes technologiques pour éliminer le handicap rencontrent des éloges et des supports larges parce qu'elles sont supposées symboliser le progrès vers un futur meilleur, tandis que les refus d'utiliser une telle technologie « diabolique » sont condamnés comme arriérés et destructeurs d’utopies. En mettant au défi la rhétorique de la naturabilité et de l'inévitabilité qui sous-tend ces discours, j'argumente que les décisions au sujet du futur du handicap et des personnes handicapées sont des décisions politiques et devraient être reconnues et traitées comme telles. Plutôt que de prétendre qu'un « bon » futur dépend naturellement et évidemment de l'éradication du handicap, nous devrions reconnaître que cette perspective est teintée des histoires du validisme et de l'oppression des personnes handicapées. La première partie de Féminist, Queer, Crip se concentre sur l'idée que ce genre « d'ailleurs », qui serait sans handicap, est celui que « nous » voulons tous. Chacun des chapitres de cette partie du livre situe les façons par lesquelles le handicap est exclu du débat, pris seulement comme un fait donné évident ; ces chapitres défont la signification qui suppose que nous voulons tous les mêmes choses.
Dans le deuxième chapitre, j'analyse le cas d’Ashley X, une jeune fille handicapée « figée dans le temps » par un traitement stoppant sa croissance, une hystérectomie, et une mastectomie bilatérale. Ces procédures, connues sous le nom de « traitement Ashley, » étaient vues comme nécessaires par ses parents et les médecins pour protéger Ashley de souffrances futures. Selon cette logique, le corps d'Ashley requérait des interventions parce que son corps grandissait mais pas son esprit ; son corps se développait physiquement de façon rapide, mais mentalement, son esprit n'arrivait pas à se développer du tout. Au final, elle incarnait l'asynchronisme, son esprit et son corps n'était pas synchronisés. En arrêtant la croissance du corps d'Ashley, le traitement pouvait stopper le fossé entre son esprit et son corps et empêcher que ce fossé s’amplifie. Pour justifier cet argument, les parents d'Ashley et les médecins ont dû utiliser le futur de son corps (son corps imaginé dans le futur) contre elle, l'utilisant comme une justification au traitement. En utilisant la grille de lecture du futur pour ce cas-là, les parents et les médecins ont également présenté le traitement comme un modèle pour d'autres enfants ; ils ont exprimé l'espoir que le traitement serait, dans le futur, plus largement utilisé. En d'autres mots, le cas d'Ashley entre en collision avec la grille de lecture temporelle du corps et de l'esprit, particulièrement celle des corps et des esprits handicapés, mais aussi avec la rhétorique sur le futur. Comme cet exemple le clarifie nettement, aucun futur handicapé n’est désirable.
En utilisant un exemple populaire de la fiction utopique féministe comme impulsion pour mon exploration suivante des attitudes culturelles par rapport au handicap, la technologie, et les traitements, le chapitre trois commence avec une description du roman de Marge Piercy écrit en 1976, Woman on the Edge of Time, et son évocation d'une utopie féministe. Tandis que le futur de Piercy est peuplé de gens de toutes les couleurs, tous les genres, et toutes les sexualités, il est pratiquement complètement dénué de personnes handicapées : les avancées médicales ont permis d'éliminer la plupart des maladies, et les « aberrations » génétiques ont été éradiquées ou plus simplement corrigées. C'est une utopie rendue possible grâce aux avancées des technologies reproductives, et qui est fréquemment représentée dans les discours des études sur les femmes pour parler des futurs féministes. Inspirée, troublée, par le roman de Piercy, je spécule sur la place du handicap dans le futur, questionnant si « l'utopie, » par définition, exclut le handicap et la maladie. Je me focalise sur l'usage des technologies reproductives pour examiner le handicap, mettant en lumière les façons par lesquelles l'expansion de tels tests présume d'un désir de futurs sans handicap. Dans ce contexte, les parents qui refusent de tels tests ou ceux qui, justement, les utilisent pour sélectionner le handicap, sont dépeints comme tirant la nation vers le bas. L'histoire, en 2002, de Sharon Duchesneau et Candace McCullough, un couple de lesbiennes sourdes qui a utilisé le sperme d'un donneur sourd pour concevoir leur enfant, ancre ma réflexion dans ce que cela signifie de choisir des futurs où le handicap a sa place.
Le chapitre quatre continue de se focaliser sur la reproduction, mais vu plus largement comme la reproduction de « valeurs communautaires » et la place du handicap dans de telles constructions. Dans ce chapitre, je propose d'examiner de près la large campagne menée aux États-Unis dans le service public, celle qui a atteint les panneaux d'affichage, les abris bus, les cinémas, et les postes de télévision à travers tout le pays. Dans les années qui ont suivi le 11 septembre, l'organisation philanthropique La Fondation pour une Vie Meilleure (FBL) a fondé une campagne pour vanter les mérites des « valeurs communautaires » et du « développement des caractères individuels », argumentant que ces valeurs permettraient une « meilleure vie » future aux États-Unis. Se positionnant elle-même comme non partisane, la FBL se donne pour mission de favoriser un meilleur développement des individus et des collectifs grâce à des valeurs éducatives et par l’engagement dont ils font preuve. C'est cette position que je souhaite examiner ici : ce désir de dépolitiser les notions de communauté, ce désir de valeurs partagées, et cette articulation de ce qu'entraîne une vie meilleure. En présentant ces concepts comme apolitiques, la FBL les fait accepter comme naturels, rentrer dans le sens commun, et donc les met hors de portée du débat et de la discussion. Les représentations du handicap et de la maladie jouent un grand rôle dans cette campagne, avec une majorité de panneaux d'affichage présentant des individus handicapés comme ayant un fort caractère pour avoir « dépassé » leur handicap. La dépolitisation prônée par ces panneaux d'affichage et l’existence de la FBL elle-même sont rendues possibles grâce aux références aux corps handicapés. En effet, la présence du corps handicapé est utilisée pour présenter cette campagne, non comme une idéologie mais comme un sens commun. Les panneaux d'affichage semblent promettre un futur qui inclut le handicap (les personnes handicapées sont très présentes dans la campagne) mais le handicap apparaît uniquement ici comme le lieu d'un triomphe personnel et d'un dépassement de soi.
Dans la section suivante de ce livre, je me tourne vers deux grilles de lecture existantes pour penser les futurs porteurs de handicaps : la théorie cyborg et l'environnementalisme. Au cœur de ces deux théories, a été explicitement imaginé à quoi ressemblerait un futur meilleur, et, de cette manière, ces théories ont utilisé dans leurs constructions les tropes du handicap, de la maladie, et de l'hyper capacité. Après avoir rendu apparente cette figuration de la capacité et du handicap, j'explore les façons par lesquelles ces mêmes théories peuvent se ré-imaginer à partir des perspectives féministes, queer et crip.
Le chapitre cinq examine la figure du cyborg, se focalisant sur ses apparences dans les théories féministes du politique, une utilisation qui commence avec Donna Haraway et continue dans le travail de théoriciennes telles que Malini Johar Schueller, Anne Balsamo, et Jennifer Gonzalez. Dans son « Manifeste cyborg, » Haraway positionne la figure du cyborg comme une intervention dans les théories et les politiques féministes, l'utilisant pour critiquer les approches réductionnistes de la technologie et les définitions excluantes de la notion de « femme » répandues dans le féminisme depuis les années 1970-1980. Elle argumente que le cyborg peut offrir un modèle sur la façon de faire la politique féministe, suggérant que cette figure peut être utilisée pour imaginer un « ailleurs » du féminisme. Mais quelle est la place du handicap dans sa proposition ? Est-ce que la figure du cyborg peut offrir un modèle effectif pour une théorie et une politique féministe du handicap ? Est-ce qu'elle facilite l'articulation et la création d'un « ailleurs » anti validiste ? Comme je l'argumente, les théories cyborg, parce qu'elles se focalisent sur les cyber technologies et les interfaces entre humains et machines, tendent à représenter le handicap comme un problème exclusivement individuel et médical, une position qui dépolitise le handicap et les personnes handicapées. Cette compréhension contemporaine du handicap, évidente dans l'usage fréquent des corps handicapés comme illustrations de l'univers cyborg, présente une vision future de l'intervention technologique et médicale (non une transformation sociale ou une action politique) comme la seule réponse appropriée au handicap. Cependant, les pratiques et les identifications des militant-es handicapé-es queer commencent à faire allusion aux façons de rendre crip cet héritage cyborg.
Dans une interview de 1991 parue dans Socialist Review, Donna Haraway note que son articulation de la figure du cyborg provient d'un engagement à l'écoféminisme, et que les théoriciennes allant de Stacy Alaim à Catriona Sandilands la prennent au mot, incorporant cette figure dans leur propre théorisation écoféministe. Suivant cette piste cyborg, je me tourne, dans le chapitre six, vers les rôles qu’ont le handicap et la validité dans les représentations de la nature et de l'environnement. Les visions écoféministes du futur ne peuvent pas être réduites à une histoire cohérente : il y a beaucoup de futurs écoféministes différents et peut-être même encore plus de façons différentes d'imaginer la politique écoféministe. Beaucoup de ces visions, cependant, prennent racines dans les idées validistes contemporaines sur ce à quoi ressemblent les corps, comment ils bougent, ils sentent, ils communiquent, et ils pensent. Les conceptualisations environnementales de la nature tendent à supposer que tout le monde a accès à la nature de la même façon, et c'est cette présupposition qui colore les visions politiques environnementales. Les approches non normatives de la nature et des limitations du corps sont aplanies ; la validité devient un prérequis pour imaginer les futurs environnementaux. Si les personnes handicapées sont considérées comme manquant de capacités physiques et mentales à accéder à et expérimenter la nature dans le présent, elles ne peuvent donc jouer aucun rôle dans les compréhensions environnementales du futur de la nature. En me basant sur le travail d'artistes et d'écrivain-es crip, j'argumente que l'expérience incarnée de la maladie et du handicap représente des façons alternatives de nous comprendre nous-mêmes en relation à l'environnement, des compréhensions qui peuvent donc étendre les grilles de lecture écoféministes et les pratiques actuelles du militantisme environnementale.
Chacune de ces visions du futur (la théorie cyborg, l'environnementalisme, et l'utopie génétique) est caractérisée par une impulsion normalisante, une impulsion que j'ai rendu apparente en regardant à travers le prisme du handicap. En adhérant aux idéologies de la totalité, la théorie cyborg tente de normaliser le corps handicapé par des prothèses et des interventions technologiques, s'efforçant de rendre les corps handicapés entiers (en apparence). Les environnementalistes tirent souvent leurs théories des expériences du corps non handicapés, normalisant le corps lui-même ou marginalisant ses limitations, soutenant des idées d'hyper capacité et de validité, et effaçant les expériences et les ressentis des personnes handicapées. Finalement, les discours génétiques défendent souvent les tests génétiques et les avortements sélectifs, normalisant le corps et l'esprit pour chasser le handicap de l'existence.
C'est possible, cependant, de théoriser un « ailleurs, » afin de fournir une grille de lecture politique pour un monde plus juste qui ne s'appuie pas sur une impulsion normalisante. Les théoricien-nes queer se sont engagé-es à forger une politique qui ne marginalise pas, ne normalise pas, ou ne criminalise pas les corps, les pratiques, où les désirs queer ; les théoriciennes féministes se sont engagées à imaginer une politique ouverte qui n'essaye pas de normaliser toutes les femmes dans une catégorie unifiée de « la femme ». En construisant ces grilles de lecture, les théoricien-nes du handicap sont activement en train d'imaginer des futurs anti validistes, théorisant ce que Robert McRuer et Abby Wilkerson appellent les mondes du « handicap désirable » qui ne sont pas fondés sur la normalisation des personnes handicapées. Je positionne mon texte comme une partie de ce projet queer/féministe/handicapé d'imagination de mondes queer/féministes/handicapés désirables. En exposant les idées validistes ancrées dans les visions de la génétique et de l'intervention biomédicale du futur, et en suggérant simultanément les façons par lesquelles ces idéologies validistes peuvent être subverties, je rejette la large dépolitisation du handicap.
C'est ce refus qui motive, au moins en partie, mon désir d'offrir des visions politiques anti validiste d'un « ailleurs ». Le chapitre sept, « Des Futurs Accessibles, des Futures Coalitions », représente mon désir de contrer cette disparition du handicap de la politique, cette tendance à marginaliser les personnes handicapées des visions politiques du futur. En le construisant à partir des ressentis des théoriciennes féministes et queer, des militant-es handicapé-es queer, et des universitaires des études sur le handicap, j'esquisse encore dans ce chapitre les paramètres d’une autre idée sur comment construire un « ailleurs, » mais qui serait accueillant, savoureux, et désirant pour le handicap, qui reconnaîtrait le handicap comme politique. Cette vision crip d'un ailleurs reste, par définition et par dessin, incomplète. Dans le chapitre final, j'explore trois lieux potentiels pour une politique de coalition (celui concernant l’accès trans et queer genrés aux toilettes, celui de la justice environnementale, et celui autour de la justice et des droits reproductifs) dans le but de développer un futur crip qui trouve de la valeur dans la dissidence et le désaccord, qui reconnaît la perte, qui reste ouvert. En utilisant ces trois lieux de possibilités, je spécule sur la façon dont nous pouvons étendre et mettre au défi les paramètres de la théorie et de la politique du handicap, une théorie et une politique qui s'engagent trop rarement dans un travail sérieux de coalition avec les autres mouvements, les autres communautés, et les autres requêtes. Lire les discours et les mouvements comme crip, même lorsqu'ils ne mentionnent pas explicitement le handicap, nous conduit tou-tes à commencer à penser le handicap, et les futurs porteurs de handicaps, autrement.
Je n'ai jamais consulté de voyant-e ou de médium ; je n'ai jamais demandé à une diseuse de bonne aventure de me dévoiler ce qu'elle voyait dans sa boule de cristal. Personne n'a cherché de réponses dans les feuilles de mon thé ou de présages dans les étoiles, ni ne m'a lu les lignes de la main. Pourtant, les gens prédisent mon avenir depuis des années. Ils/elles n'ont pas besoin de ces petits mots que l'on trouve dans les gâteaux ou de cartes de tarot ; mon fauteuil roulant, mes cicatrices de brûlures, et mes mains noueuses leurs disent apparemment tout ce qu'ils/elles ont besoin de savoir. Mon avenir est écrit dans mon corps.
En 1995, six mois après l'incendie, mon médecin me dit que mon désir de faire des études supérieures est prématuré, pour ne pas dire insensé. Pour lui, je devais passer les trois ou quatre prochaines années chez moi, soignée par mes parents, et seulement après cela, il serait approprié de penser à reprendre l'école. Son ton était clair, il pensait que les études supérieures resteraient hors de ma portée ; cela ne faisait tout simplement pas partie de mon avenir. Ce à quoi mon avenir ressemblait, selon les psychologues, les médecins réadaptateurs et autres thérapeutes qui s'amusaient avec moi, c'était à une très longue thérapie psychologique. Mes ami-es allaient probablement m’abandonner, tandis que l'alcoolisme et l'addiction aux drogues me guettaient, et je devais me préparer à un avenir de douleur et de solitude du à mon handicap. Mais camarades de rééducation, la plupart d'entre eux/elles étaient des personnes plus âgées se remettant d'attaques ou de hanches cassées, voyaient le même horizon morne que celui qui apparaissait devant moi. Une personne m'arrêta dans le couloir pour me conseiller de me suicider, m'expliquant que la vie en fauteuil roulant n'était pas une vie qui méritait d'être vécue (son fils, précisa-t-elle avec désinvolture, lui avait demandé de « le laisser partir » si éventuellement il n'était pas capable de remarcher).
Mes perspectives d'avenir n'augmentèrent pas beaucoup après avoir quitté le centre de rééducation, au moins selon les personnes étrangères que je rencontrais, et que je continue de rencontrer sur ma route. Une réponse commune de ces gens, qui pensent savoir mieux que moi ce dont j'ai besoin, est de s'interroger sur mon jugement quand je refuse l'aide qu'ils/elles me proposent. Ils/elles sont apparemment capables de voir mon futur immédiat, prédisant mon incapacité à réaliser certaines tâches spécifiques, ainsi que les accidents et les blessures supplémentaires qui en résulteraient. Ou, grâce à un pouvoir visionnaire, ils/elles imaginent pour moi un avenir à la fois morose et pathétique : puisqu’ils/elles me prédisent des chutes dramatiques de mon fauteuil roulant, leur vision suppose que mon avenir est fait de souffrance implacable, de solitude, et d'amertume ; une représentation qui leur donne le droit de me bénir, d'avoir pitié de moi, ou de refuser de me voir comme une égale. Bien que je mène une vie engagée et satisfaisante, ils/elles peuvent clairement voir l'avenir sinistre qui m'attend : sans espoir de guérison en vue, mon avenir ne peut être autrement que morne. Même la tour d'ivoire qu'est l'université ne m'a protégée de ces projections mornes sur mon futur : une fois lors de mes études supérieures, alors que j'avais proposé un article sur une approche culturelle du handicap, ma professeure le rejeta jugeant le sujet inapproprié parce qu’insuffisamment académique. Tandis que je me préparais à quitter son bureau, elle me tapota sur la main et m'encouragea à « guérir » vite, suggérant que mon désir d'étudier le handicap ne résultait pas d'une curiosité intellectuelle mais d'un besoin thérapeutique déplacé et d'une envie de guérir. Elle pensait que je ne devais pas passer mon temps à vouloir faire des recherches sur le handicap mais plutôt à chercher à le dépasser.
Cet avenir morne imaginé, ces suggestions qu'une meilleure vie nécessiterait de recourir à l'absence de handicap, je les ai dépassés. Mes ami-es, ma famille et mes collègues ont constamment fait apparaître d'autres futurs pour moi, refusant d'accepter les suggestions validistes selon lesquelles le handicap est un destin pire que la mort ou que le handicap empêche de vivre pleinement. Ceux/celles qui ont été les plus convaincant-es pour imaginer mon futur comme regorgeant d’opportunités sont les autres personnes handicapées qui avaient elles-mêmes résistées aux interprétations négatives de leur futur. Elles me racontaient des histoires de vie pleinement vécues, et mon avenir, selon elles, n'impliquait pas la solitude et le pathos mais la possibilité de faire partie d'une communauté. Je pourrais écrire des livres, enseigner, voyager, aimer et être aimée ; je pourrais élever des enfants, faire partie de communautés et les organiser, ou faire de l'art ; je pourrais m'engager dans les luttes militantes pour défendre les droits des personnes handicapées ou m'engager dans d'autres mouvements pour la justice sociale.
Au premier coup d'œil, ces futurs imaginés n'ont rien en commun avec ceux évoqués précédemment et entrent même en contradiction avec eux ; les premiers imaginent le handicap comme un malheur pitoyable, une tragédie qui empêche en effet certain-es de vivre leur vie, tandis que les seconds refusent une telle inévitabilité, définissent le validisme, et non le handicap, comme l'obstacle à une bonne vie. Ce que partagent ces deux représentations du futur, cependant, c'est un lien fort au présent. La façon dont on comprend le handicap dans le présent détermine comment on imagine le handicap dans le futur ; certaines suppositions sur ce qu’est l'expérience du handicap créent certaines conceptions d'un futur meilleur.
Si le handicap est conceptualisé comme une terrible tragédie sans fin, chaque futur qui inclut le handicap ne peut être qu'un futur à éviter. En d'autres mots, un meilleur futur est un futur qui exclut le handicap et les corps handicapés ; en effet, c'est la totale absence de handicap qui symbolise ce futur meilleur. La présence du handicap signale donc quelque chose d'autre : un futur qui porte trop les traces des maladies du présent pour être désirable. Dans cette grille de lecture, un futur incluant le handicap est un futur dont personne ne veut, et la figure de la personne handicapée, surtout celle des fœtus ou des enfants handicapés, devient le symbole de ce futur indésirable. Comme le dit James Watson, un généticien travaillant sur l'ADN et sur le développement du projet permettant de comprendre le génome humain, « nous acceptons déjà que beaucoup de couples ne veulent pas d'un enfant trisomique. Vous seriez fous de dire que vous en voulez un, parce que cet enfant n'a aucun avenir ». Bien que Watson soit tristement célèbre pour avoir revendiqué qui devait ou ne devait pas habiter ce monde, il n'est pas le seul à exprimer ce genre de sentiment. Les paroles de Watson permettent simplement de clarifier les principes qui sous-tendent ce genre de discours, certains de ces principes se recoupant au cœur de ce projet de vie. Le premier est que le handicap est vu comme le signe d'une absence de futur, ou au moins comme celui d'un mauvais futur. Le second principe, relatif, est que nous serions tou-tes d'accord ; non seulement nous acceptons que les couples ne veulent pas d'un enfant trisomique, mais nous pensons que quiconque ressentant les choses autrement est « fou/folle ». Pour vouloir un enfant handicapé, pour désirer, ou même accepter le handicap de cette façon, il faut être psychologiquement instable, non équilibré-e, malade. « Nous » tous savons cela, et il n'y a aucune place pour « vous » qui pensez différemment.
C'est ce supposé accord, cette croyance que nous désirons tous les même futurs, que j'étudie dans ce livre. Je me suis particulièrement attachée à découvrir les façons dont le corps handicapé est utilisé dans ces visions du futur, présenté à la fois comme une présence/absence métaphorique et corporelle. J'explique que le handicap est renié de deux façons dans ces futurs. Premièrement, la valeur d'un futur tiers incluant les personnes handicapées n'est pas reconnue, tandis que la valeur d'un futur libre de tout handicap est vue comme allant de soi. Deuxièmement, la nature politique du handicap, à savoir sa position comme catégorie contestable et sujet à débat, n'est pas reconnue. Ce manque de reconnaissance de la nature politique du handicap rend possible l’exclusion des personnes handicapées du futur, et particulièrement d’une amélioration du futur ; voir le handicap comme un fait monolithique du corps, comme appartenant à un au-delà par rapport au royaume du politique, ainsi que par rapport à celui du débat et du désaccord, rend impossible le fait d'imaginer le handicap et les futurs comportant des handicaps différemment. En mettant à l'épreuve la rhétorique de la naturalité et de l'inévitabilité qui sous-tend ces discussions, j'argumente le fait que les décisions sur le futur du handicap et des personnes handicapées sont des décisions politiques et devraient être reconnues et traitées comme telles. Plutôt que de supposer qu'un « bon » futur dépendrait naturellement et objectivement de l'éradication du handicap, nous devrions reconnaître cette perspective comme teintée par l'histoire du validisme et de l'oppression des personnes handicapées. En mettant donc au jour ces deux échecs de reconnaissance, et le fait de renier le handicap comme appartenant à « nos » futur, j'imagine les futurs autrement, argumentant pour des politiques crip d'accès et d'engagement basées sur le travail de militant-es et théoricien-nes handicapé-es.
Ce qu'offre Féminist, queer, crip, ce sont des politiques crip du futur, une insistance sur le fait qu'il faut penser différemment ces futurs imaginés, tirés de ces présents vécus. À travers ce livre, je maintiens l'idée du politique comme grille de lecture pour penser la manière dont nous pouvons arriver à un « ailleurs », pour imaginer d'autres façons d'êtres qui peuvent être plus justes et plus soutenantes. En imaginant des futurs plus accessibles, je me languis de cet ailleurs, et peut-être de cette « autre » temporalité, dans lesquels le handicap est compris autrement : comme politique, comme valable, comme intégrale.
Avant d'aller plus loin, j'admets marcher sur des œufs. « Un futur avec un handicap est un futur que personne ne veut » : tandis que je trouve absolument essentiel de démanteler la prétendue évidence de cette revendication, je ne peux pas dénier qu'il y a du vrai en elle. Non seulement il y a une réalité abstraite en elle, mais il y a une réalité personnelle incarnée : c'est un sentiment que j'ai moi-même ressentie. Pour autant de joies que j'ai trouvées dans les communautés de personnes handicapées, et pour autant que j'évalue positivement mon expérience en tant que personne handicapée, je ne suis pas intéressée à devenir plus handicapée que je ne suis déjà. Je réalise que cette position est elle-même marquée par du validisme dans l'échec à m'imaginer ainsi, mais je ne peux la renier. Je ne suis ni opposée aux soins prénataux ni aux initiatives de santé publique ayant pour but la prévention des maladies et des handicaps, tout comme des futurs dans lesquels la majorité de la population n'a toujours pas accès aux besoins premiers ne sont pas des futurs que je souhaite. Mais il y a une différence entre dénier apporter les soins de santé nécessaires, fermer les yeux sur des conditions de travail difficiles, ou ignorer des préoccupations de santé publique (causant ainsi des maladies et des handicaps) et reconnaître la maladie et le handicap comme une part de ce qui fait de nous des humains. Tandis que je dresse la carte de cette différence, elle apparaît définitivement au-delà de la portée de ce livre. Elle n’est pour moi ni pleinement possible ni désirable, mais faire l’ébauche de certaines de ces potentielles différences est exactement le travail que nous avons besoin de faire.
Définir le handicap : le modèle politique/relationnel
Le sens du handicap, comme le sens de la maladie, est présumé évident ; nous le savons tous quand nous le voyons. Mais les sens de la maladie et du handicap ne sont pas si figés ou monolithiques ; de multiples compréhensions du handicap existent. Comme d'autres universitaires étudiant le handicap, je suis critique du modèle médical du handicap, mais je suis également circonspecte par un rejet total d'intervention médicale. Dans les pages qui suivent, je propose un modèle politique/relationnel hybride du handicap, un modèle qui se construit sur la grille de lecture d'un modèle social et minoritaire mais qui les lie à travers les critiques féministe et queer de l'identité. Ma préoccupation à imaginer différemment les futurs comportant des handicaps cadre ma vue d'ensemble de chaque modèle : réfléchir aux différents futurs imaginés ou implicites dans chaque définition donne un biais utile pour examiner les suppositions et les implications de ces grilles de lecture.
Malgré l'augmentation des études sur le handicap aux États-Unis, et des décennies de militantisme pour les droits des personnes handicapées, le handicap continu d'être vu d'abord comme un problème personnel affligeant la personne de façon individuelle, un problème mieux résolu quand cette personne fait preuve de force de caractère et d’une volonté de guérir. Ce modèle individuel du handicap est incarné par ces exercices où on simule le handicap, et qui sont une des activités favorites des campus universitaires, comme les journées « handivalides » (incluant, les années passées, ma propre université). Pour ce, il est demandé aux étudiant-es de passer quelques heures dans un fauteuil roulant ou de se bander les yeux pour qu'ils/elles puissent « comprendre » ce que veut dire être aveugle ou à mobilité réduite. Non seulement ce genre d'exercices se focalise sur les failles présumées et les privations des corps handicapés (une incapacité à voir, une incapacité à marcher), il présente aussi le handicap comme un fait connaissable du corps. Il n'y a aucune prise en compte des réponses des personnes handicapées aux formes d'incapacité à travers le temps et les contextes, ou de comment la nature de ces incapacités change, ou encore de comment l'expérience du handicap est particulièrement affectée par la culture et l'environnement. Se bander les yeux, par exemple, pour « expérimenter la cécité » est un peu comme enseigner à quelqu'un le validisme, et suggérer que la seule chose qu'il a à apprendre au sujet de la cécité est ce que l'on ressent lorsque l'on se déplace dans le noir. En d'autres mots, la compréhension de la cécité se résume complètement à l'expérience de se bander les yeux ; il n'y a simplement rien d'autre à discuter. Bien que ces genres d'exercices aient l'intention de réduire les peurs et les mauvaises représentations que les gens se font des personnes handicapées, les voix et les expériences des personnes handicapées sont absentes. Les discussions au sujet des droits des personnes handicapées et de la justice sociale sont aussi absentes ; le handicap est dépolitisé, présenté davantage du côté de la nature que de la culture. Comme le note Tobin Siebers, ces exercices sont dans « ‘’l'imagination personnelle’’ plutôt que dans ‘’l'imagination culturelle’’, et une imagination plutôt limitée du handicap ».
Ce modèle individuel du handicap est très étroitement lié avec ce qui est appelé communément le modèle médical du handicap ; les deux forment la grille de lecture qui domine la façon de percevoir le handicap et les personnes handicapées. Le modèle médical du handicap analyse les corps et les esprits atypiques comme déviants, pathologiques, défectueux ; corps et esprits qui peuvent être mieux compris et analysés en termes médicaux. Dans cette grille de lecture, l'approche appropriée du handicap est de « traiter » la condition, et la personne victime de cette condition, plutôt que de « traiter » les processus sociaux et les politiques qui limitent les vies des personnes handicapées. Bien que cette façon de construire le handicap soit appelée le modèle « médical », il est important de noter que ses utilisations ne sont pas limitées aux médecins et autres pourvoyeurs de services médico-sociaux ; ce qui caractérise le modèle médical n'est pas la position de la personne (ou de l'institution) l'utilisant, mais c'est la position du handicap comme un problème exclusivement médical, et particulièrement la conception d'une telle position comme étant à la fois un fait objectif et un sens commun.
En effet, certains des défenseurs les plus passionnés du modèle médical du handicap pratiquent en dehors des hôpitaux et des cliniques. Le critique littéraire Denis Dutton est l'exemple de cette façon de penser, condamnant l'écriture d'un manuel qui selon lui décrit le handicap en termes sociaux plutôt que médicaux. Dutton réfute le besoin de porter attention à un tel langage sur le handicap étant donné que « c'est dans la condition médicale qu’est le problème, non dans les mots qui la décrivent ». Parce que le handicap est purement un problème médical, Dutton trouve que ce dernier n'a pas besoin d'être compris comme une catégorie d'analyse ; des conceptions telles que le validisme, la santé parfaite, et le corps normal, ou des conditions telles que « la cécité, l'utilisation d'un fauteuil roulant, la polio, et le crétinisme » ne requièrent pas et ne méritent pas d'attention critique parce que ce sont simplement des faits de vie. Pour Dutton, le handicap est un phénomène évident, qui ne change pas, et purement médical. Les interprétations, les histoires, et les implications du « crétinisme », par exemple, ne sont pas valables pour permettre de lancer un débat ou des visions dissidentes de ce dernier.
Dans les modèles à la fois individuel et médical, le handicap est vu comme une caractéristique problématique inhérente à des corps et des esprits particuliers. Résoudre le problème du handicap veut donc dire corriger, normaliser, ou éliminer les individus pathologiques, rendant l'approche médicale du handicap la seule appropriée. Le futur du handicap est davantage compris en termes de recherche médicale, de traitement individuel, et d'assistance familiale qu'en termes d'augmentation des supports sociaux ou de grand changement social.
Les universitaires étudiant le handicap et ceux/celles qui militent sur cette question réfutent cependant les bases de la grille de lecture médicale/individuelle du handicap. Plutôt que de voir nos handicaps comme naturels, signes évidents de pathologies, nous reformulons le handicap en termes sociaux. La catégorie de « handicapé-e » ne peut être comprise qu'en relation avec celle de « valide » corporel et psychique, une binarité dans laquelle chaque terme forme les frontières de l'autre. Comme l'explique Rosemarie Garland Thomson, cette division hiérarchique des corps et des esprits est utilisée pour « légitimer une distribution inégale des ressources, des statuts, et du pouvoir dans laquelle l'environnement social et architectural est partisan. » Dans cette construction, le handicap est moins vu comme un fait objectif du corps ou de l'esprit mais plus comme un produit de relations sociales.
La forme définitionnelle qui s'éloigne du modèle médical/individuel permet un espace pour de nouvelles compréhensions sur de meilleures façons de résoudre le « problème » du handicap. Dans cette perspective alternative, que j'appelle le modèle politique/relationnel, le problème du handicap ne réside plus dans les esprits où les corps des individus mais dans la construction des environnements et des réseaux sociaux qui excluent ou stigmatisent des formes particulières de corps, d'esprits, et de façons d'êtres. Par exemple, sur le modèle médical/individuel, les utilisateur/rices de fauteuils roulants souffrent d'incapacités qui réduisent leur mobilité. Ces incapacités sont adressées à la sphère médicale qui fait des interventions et des traitements ; quand cela échoue, les individus doivent prendre le meilleur parti de cette mauvaise situation, compter sur leurs ami-es et les membres de leur famille pour arranger les lieux qui leurs sont inaccessibles. Dans un modèle politique/relationnel du handicap, le problème du handicap est localisé dans l'inaccessibilité des bâtiments, les attitudes discriminantes, et les systèmes idéologiques qui attribuent la normalité et la déviance à des corps et des esprits particuliers. Le problème du handicap est résolu non à travers des interventions médicales ou une normalisation chirurgicale mais par un changement social et une transformation politique.
Cela ne veut pas dire que les interventions médicales n'ont pas de place dans mon modèle politique/relationnel. Dans ma proposition, le modèle politique/relationnel ne s'oppose ni ne valorise les interventions médicales ; au lieu de prendre simplement de telles interventions pour acquises, il reconnaît plutôt que les représentations médicales, les diagnostics, et les traitements qui transforment les corps sont imprégnés d'idéologie partisane sur ce que constitue la normalité et la déviance. Ainsi, il reconnaît la possibilité de désirer simultanément d'être guéri-e d'une maladie chronique et d'être identifié-e comme allié-e des personnes handicapées. Je veux créer un espace pour que les gens perçoivent un changement, même faible, qui est en train d’émerger ou de se produire, tandis qu'ils/elles reconnaissent aussi que de tels changements ne peuvent pas être compris en dehors d'un contexte dans lequel ils opèrent.
En juxtaposant le modèle médical au modèle politique, je ne suis pas en train de suggérer que le modèle médical n'est pas politique en soi. Au contraire, j'argumente pour une plus grande reconnaissance de la nature politique d'une grille de lecture médicale du handicap. Comme le dit Jim Swan, reconnaître que le modèle médical est politique permet de se poser des questions importantes sur les soins médicaux et la justice sociale : « Est-ce que les soins sont de bonne qualité ? Qui y a accès ? Pour combien de temps ? Les personnes ont-elles le choix ? Qui paye pour cela ? » Les questions de Swan nous rappellent que la grille de lecture médicale du handicap est liée à des réalités et des relations économiques, et la réforme scandaleuse actuelle sur la santé souligne la nature politique de ces questions. De plus, comme les universitaires qui travaillent sur les études scientifiques féministes, la justice reproductive et la santé publique le soulignent, les croyances et les pratiques médicales ne sont pas immunisées contre, ou séparées des pratiques et des idéologies culturelles. En offrant un modèle politique/relationnel du handicap, je n'argumente pas tant pour un rejet des approches médicales du handicap que pour une interrogation renouvelée de ce qu'elles sont. Insister sur la dimension politique du handicap inclut de penser à travers les présupposés du modèle médical/individuel, voyant la sphère tout entière du « handicap » comme prête à être débattue.
Ma grille de lecture du handicap comme politique/relationnel part de façon sororale du modèle plus commun du handicap qu'est le modèle social. Comme Margrite Shildrick et Janet Price, mon intention est de « provoquer un trouble dans les certitudes, dans les identités figées qui y sont liées » et de pluraliser les façons dont nous comprenons l'instabilité corporelle. Bien que les deux modèles, le modèle social et le modèle politique/relationnel, partagent une critique du modèle médical, le modèle social compte souvent sur une distinction entre handicap et incapacité que je ne trouve pas utile. Dans cette grille de lecture, l'incapacité se réfère à n'importe quelle limitation physique ou mentale, tandis que le handicap signifie les exclusions sociales basées sur cette incapacité, et les sens sociaux qui lui sont attribués. Les personnes ayant des incapacités sont handicapées par leur environnement ; ou pour, le dire différemment, leurs incapacités ne sont pas handicapantes, les barrières sont sociales et architecturales. Bien que je sois d'accord avec ce besoin de faire attention au social, une division précise entre incapacité et handicap fait échouer la reconnaissance des deux, celle de l'incapacité et celle du handicap, comme étant sociales. Essayer simplement de déterminer ce qui constitue l'incapacité rend clair le fait que l'incapacité ne peut pas exister en dehors des compréhensions et des sens sociaux. Suzan Wendell illustre ce problème quand elle questionne la distance qu'un individu peut être capable de marcher pour être considéré comme valide ; la réponse à cette question, explique-t-elle, a beaucoup à voir avec le contexte économique et géographique dans lequel cela se produit. Ce que nous comprenons comme des conditions d'incapacités sociales, physiques, mentales, ou autre, s'inscrit à travers le temps et l'espace, et présenter les incapacités comme purement physiques obscurcit les effets de ces inscriptions. Comme les théoriciennes féministes l'ont noté depuis longtemps, et il n'y a aucune mention du Corps qui ne soit pas une articulation lointaine d'un corps très particulier.
En même temps, le modèle social et sa distinction incapacité/handicap effacent les réalités vécues d'incapacités ; dans ces focalisations bien intentionnées sur les effets handicapants de la société, il manque les effets souvent handicapants de nos corps. Les personnes ayant des maladies, des douleurs, et de la fatigue chronique ont été parmi les plus critiques de ces aspects du modèle social, notant de façons justes que les changements sociaux et structurels ne feront pas grand chose contre leurs douleurs articulaires ou pour soulager leurs souffrances dorsales. Aucun changement architectural et comportemental futur ne guérira le diabète, le cancer ou la fatigue. Se focaliser exclusivement sur les barrières handicapantes, comme semble le faire le modèle social strict, rend la douleur et la fatigue sans rapport au projet politique du handicap.
Au final, le modèle social peut marginaliser ces personnes handicapées qui sont intéressées par les interventions médicales et les traitements. Dans un renversement complet du modèle individuel/médical, qui imagine les traitements individuels comme le futur désiré du handicap, un modèle social strict met les traitements complètement en dehors de nos futurs imaginés ; les traitements deviennent le futur qui ne respecte pas en soi ce que veut le/la militant-e ou l'universitaire handicapé-e. En d'autres mots, parce que nous sommes si souvent confronté-es, avec le modèle médical du handicap, à un fardeau sans fin, ou à une perturbation permanente de notre qualité de vie, les militant-es pour les droits des personnes handicapées et les universitaires tendent à dénier nos propres ressentis de douleur et de dépression. Puisque nous admettons nous battre contre nos incapacités en voulant les soigner, et que cela est considéré comme une acceptation de cette grille de lecture contre laquelle nous nous battons, nous donnons raison à nos ennemi-es de parler ainsi. Mais en nous positionnant seulement en opposition aux futurs imaginés par le modèle médical, et en faisant taire le dialogue et la critique autour des questions vitales, nous limitons les réflexions à notre disposition. Comme Liz Crow le signal, en refusant de reconnaître la douleur, la fatigue ou la dépression, « notre capacité collective à concevoir, et à créer, un monde qui ne handicape pas est diminuée ».
Finalement, dessiner une frontière importante entre incapacité et handicap, et que cette distinction serve comme fondation pour théoriser le handicap, rend difficile l'exploration des façons par lesquelles les notions de handicap et de validisme affectent chacun-e d'entre nous, et pas seulement les personnes ayant des incapacités. L'angoisse de vieillir, par exemple, peut être vue comme le symptôme d'un sentiment d'injonction à la validité corporelle et psychique, tout comme le fait de vouloir « traiter » des enfants qui sont légèrement plus petits que la norme en les faisant grandir avec des hormones ; dans aucun de ces cas les personnes en question ne sont fondamentalement considérées comme handicapées, mais elles sont certainement affectées par les idées culturelles de normalité et celles de forme et de fonction idéales. Ou, pour présenter cette idée d'une autre façon, les ami-es et les membres de la famille d'une personne handicapée sont souvent affecté-es par des comportements et des barrières validistes, même si ils/elles ne sont pas eux/elles-mêmes handicapé-es. Leur vie sociale, par exemple, peut être affectée lorsque les autres sont gêné-es ou embarrassé-es par leurs histoires de maladie et d'adaptation, ou des ami-es peuvent se sentir coupables en invitant la personne handicapée dans une maison inaccessible. Les difficultés à pouvoir bénéficier de soins supposés fiables et abordables, ou les obstacles pour trouver une maison accessible, affectent certainement des familles entières, et pas seulement la personne handicapée elle-même. De plus, le handicap n'existe pas seulement en relation avec la validité corporelle et psychique, une telle vision forme une binarité constitutive entre handicap et validité, mais le handicap est aussi expérimenté dans et à travers les relations ; il ne se construit pas dans l'isolement, et cela nous renvoie vers un registre différent d'analyse. Mon choix d'un modèle relationnel du handicap est destiné à parler de cette réalité.
De la même façon, mon usage d'une grille de lecture politique du handicap est un refus direct de la dépolitisation du handicap qui s'étend. La description médicalisée du handicap que fait Dutton suppose que le « crétinisme » est une catégorie naturelle, purement dérivée d'une étude médicale objective, et que cela ne sert à rien de discuter politique ou préjugés. En proclamant la naturabilité du handicap, il tourne en ridicule les désirs de discuter le handicap en termes de langage ou d'identification. En affirmant que nous ne pouvons pas (ou ne devons pas) resignifier les identités et les catégories liées au handicap, et en refusant de reconnaître l'impact de la rhétorique et de la terminologie désignant ce dernier, nous ne pouvons pas bien comprendre le handicap (et donc les vies des personnes handicapées). Et en insistant sur le fait que les approches médicales du handicap sont complètement objectives et dénuées de préjugés ou de biais culturels, Dutton éloigne complètement le handicap de la sphère politique. De cette manière, il forclos la possibilité de comprendre le handicap différemment ; séparer le handicap et les personnes handicapées des compréhensions politiques interdit d'incorporer le handicap dans des programmes de changement et de transformation sociale, en d'autres mots, dans les visions d'un avenir meilleur. Une fois que le handicap n'a été placé que dans la grille de lecture médicale, et quand le monde médical et celui du handicap ont dépeint le handicap comme apolitique, ce dernier n'a plus aucune place dans les politiques radicales ou les mouvements sociaux, excepté comme un problème à éradiquer.
D'un autre côté, le modèle politique/relationnel du handicap créé un espace pour davantage de réponses militantes, voyant le « handicap » comme un lieu potentiel de ré-imagination collective. Avec ce type de grille de lecture, les exercices pour « prendre conscience de ce que c'est que d'être handicapé-e » peuvent être remaniés pour se focaliser moins sur les expériences individuelles du handicap, ou les expériences imaginées du handicap, mais davantage sur les expériences politiques de mise en situation handicapante. Par exemple, plutôt que de placer des étudiant-es non handicapé-es dans des fauteuils roulants, l'association Pissar basée à Santa Barbara cherche des toilettes sécurisés et accessibles en plaçant ses membres dans des salles de bains, armé-es de réglettes pour mesurer et traquer les manquements et omissions des constructions environnantes. Comme l'expliquent dans leur manifeste mes camarades qui révolutionnent les toilettes, « ce tournant qui a fait passer la focalisation sur l'incapacité du corps à celle sur l'inaccessibilité des lieux ouvre des espaces pour le militantisme et le changement que ne pouvaient offrir ces ‘’exercices de conscientisation’’ ». En créant et en diffusant une « liste de toilettes », Pissar imagine le futur du militantisme handicapé, un militantisme qui demande, avec les militant-es des droits pour les personnes handicapées, des espaces accessibles. Pissar contraste ainsi avec l'approche des exercices de simulations dans lesquels « la conscientisation » est le but à atteindre, plutôt qu'un changement structurel ou systémique.
En lisant les futurs comportant des handicaps et les images du handicap à travers le modèle politique/relationnel, je situe totalement le handicap dans la sphère politique. Mon but est de contextualiser, d'historiciser est de politiser les sens typiquement attribués au handicap et de positionner ainsi le « handicap » comme un ensemble de pratiques et d'associations qui peuvent être critiquées, contestées, et transformées. L'intégrale de ce projet est une prise de conscience que les discours validistes circulent largement, et pas seulement dans les lieux explicitement marqués par le handicap ; il s'agit donc de penser le handicap comme une nécessité politique qui explore toutes choses allant des pratiques reproductives à la philosophie environnementale, allant des militant-es pour des toilettes accessibles à la cyberculture. Je suis influencée dans mon propos par Chantal Mouffe qui explique que « le politique ne peut pas se restreindre à un certain type d'institutions, ou être envisagé comme constituant une sphère ou un niveau spécifique de la société. Il doit être conçu comme une dimension qui est inhérente à chaque société humaine et qui détermine notre profonde condition ontologique ». Dire que quelque chose est « politique » dans ce sens veut dire qu'elle est impliquée dans des relations de pouvoir et que ses relations, ses principes, et ses effets sont contestés et contestables, ouverts à la dissidence et au débat.
En d'autres mots, je m'intéresse ici à ce que Jodi Dean appelle « le comment du politique, à la façon dont les concepts et les questions deviennent politiques dans le sens commun, et aux processus à travers lesquels les lieux et les populations sont amené-es à être considéré-es comme ayant besoin d'interventions, de régulations, ou de quarantaines ». Cette focalisation sur le comment du politique est mise en parallèle avec le premier ensemble de questions qui a motivé mon projet : le handicap est-il politique ? Comment est-il politique ? Comment la catégorie de "handicapé-e" est-elle utilisée pour justifier la classification, la supervision, la ségrégation, et l'oppression de certaines personnes, corps, et pratiques ? Poser ces questions requiert une reconnaissance du rôle central que les idées du handicap et de la capacité jouent dans notre culture contemporaine, particulièrement dans les futurs imaginés et projetés.
Après avoir appuyé sur l'importance du « comment » en politique, Dean insiste sur le besoin de « prendre la dépolitisation au sérieux, de réfléchir aux moyens par lesquels les espaces, les questions, les identités, et les événements sont rejetés en dehors de la circulation politique ou ne sont pas mis à l'ordre du jour, ou sont considérés comme étant déjà résolus ». Faire attention aux façons par lesquelles le handicap est politique nous amène à ma seconde série de questions qui m'ont motivée : comment le handicap a-t-il été dépolitisé, enlevé de la sphère du politique ? Quelles définitions et propositions sur le handicap peuvent faciliter ce retour ? Quels sont les effets d'une telle dépolitisation ? Je ne suis pas tant ici pour argumenter en faveur de, ou poser en principe, une chronologie, « le handicap a été politisé et maintenant il ne l'est plus », que mettre en lumière les besoins des études sur le handicap à présenter les façons spécifiques dans lesquelles les compréhensions validistes du handicap ont été prises comme sens commun. Une telle attention est vitale dans un contexte où, comme le note Suzan Schweik, les discriminations et les préjugés basés sur le handicap sont souvent jugés, non pas comme les marques d'une inégalité structurelle, mais comme de la cruauté ou de l'insensibilité ; ce genre de rhétorique « esquive la réalité de la justice sociale, la réduisant à une question de compassion et de sentiments charitables ».
Ces questions, de politisation et de dépolitisation, sont à l'origine de mon intérêt pour les grilles de lecture politique du futur : Est-ce que les futurs que j'examine dans ces chapitres proposent une dépolitisation du handicap, et si oui, comment ? Qu'est-ce qui fait que le handicap est considéré comme un élément définissant nos futurs imaginés, tel qu’un « bon » futur est un futur sans handicap, tandis qu’un « mauvais » futur est un futur obscurci par le handicap ? Pourquoi est-ce que le handicap est constamment reporté dans le présent, de façon à ce que le handicap entre souvent dans le discours critique uniquement comme la marque de ce qui doit être éliminé dans nos futurs ou qui fut éliminé sans poser de questions dans nos passés ? Et, plus important, pourquoi est-ce que ces caractérisations sont prises pour acquises, reconnues ni comme partiales ni comme politiques ?
Identifier le handicap : corps, identités, politiques
Voir le handicap comme politique, et donc comme contesté et contestable, nécessite de partir du présupposé du modèle social que « handicapé-e » et « non handicapé-e » sont des catégories évidentes et implicites, et de choisir ce postulat au lieu d'explorer la création de telles catégories et des moments où elles échouent à se maintenir. Reconnaître de tels moments d'excès ou d'échec est la clé pour imaginer différemment le handicap, et les futurs comportant des handicaps. Je comprends donc le réel sens de « handicap, » « incapacité » et « handicapé-e » comme un terrain contesté. Dans la grille de lecture de Jasbir Puar, le handicap peut être compris comme un assemblage, où « les catégories de races, genres, sexualités (et j'ajouterais, de handicaps) sont considérées comme des événements, des actions, et des rencontres entre des corps, plutôt que comme des simples entités et attributs des sujets ».
La grille de lecture politique/relationnelle reconnaît donc la difficulté à déterminer qui est inclus-e dans le terme « handicapé-e, » refusant tous principes se référant implicitement à un groupe de personnes en particulier ayant, par essence, certaines qualités similaires. Au contraire, le modèle politique/relationnel du handicap voit le handicap comme un lieu de questionnements plutôt que de définitions fermes. Peut-il englober toutes les sortes d'incapacités cognitives, psychiatriques, sensorielles, et physiques ? Est-ce que les personnes ayant des maladies chroniques se situent en dessous de la catégorie de handicapé-e ? Est-ce que quelqu'un-e qui a eu un cancer des années auparavant mais qui est maintenant en rémission est handicapé-e ? Qu'en est-il des gens ayant certaines formes de scléroses multiples qui expérimentent différentes incapacités temporairement, allant de la perte de la vision à des difficultés de mobilité, durant chaque récurrence de la maladie, mais n’ont pas de limitations fonctionnelles lorsque les scléroses sont en période de rémission ? Qu'en est-il des gens ayant de grosses séquelles de naissance ou d'autres différences visibles qui n'ont pas d'impact sur la capacité physique, mais qui provoquent souvent des traitements discriminatoires ?
De la même façon, le gouvernement et les organisations non-gouvernementales utilisent fréquemment les directives liées à ces questions pour déterminer qui est handicapé-e, et donc éligible à certains programmes et protections. De tels groupes, allant de l'Organisation Mondiale de la Santé à la Sécurité Sociale États-Uniennes, ne seraient pas si précis dans la définition du « handicap » si de telles définitions étaient sans controverse ; le fait essentiel est que tant d'énergie est fournie pour définir le handicap et l'incapacité parce que ces termes portent en eux une instabilité fondamentale. De plus, le désir de donner des définitions fixes ne peut pas être séparé des effets économiques d'une telle fixation. La Sécurité Sociale utilise cette définition du handicap pour déterminer qui peut toucher des allocations et à quel niveau ; la cour suprême des États-Unis continue de revisiter la loi concernant les personnes handicapées états-uniennes dans le but de déterminer qui mérite sa protection et qui ne la mérite pas. Ces deux entités agissent comme s'il y avait des lignes claires entre handicapé-e et non handicapé-e, même si le besoin de recourir à de telles définitions suggère autre chose. Mais l'idée que certaines personnes ont des revendications qui n'atteignent pas le niveau de ce qui peut être inclus dans le handicap apparaît clairement, et ces personnes se situent donc en dessous de telles protections.
En contraste, la théorie du handicap et les politiques que je développe dans ces pages ne reposent pas sur une définition fixe du « handicap » et de la « personne handicapée » et je reconnais que les paramètres de ces deux termes sont toujours ouverts au débat. Je m'intéresse ici au handicap non comme une catégorie inhérente à certains esprits et corps mais comme ce que l'historienne Joanne W. Scott appelle une « affinité collective ». S'appuyant sur la théorie cyborg de Donna Haraway, Scott décrit les affinités collectives comme « jouant sur les identifications qui ont été attribuées aux individus par les sociétés, et qui ont servi à les exclure ou à les subordonner ». Les affinités collectives en termes de handicap peuvent englober tout le monde : des personnes ayant des difficultés d'apprentissage à celles qui ont des maladies chroniques, de celles ayant des incapacités de mobilité à celles qui sont séropositives, de celles qui ont des incapacités sensorielles à celles qui ont des maladies mentales. La condition des gens se situant dans chacune de ces catégories peut à chaque fois être analysée en termes de politique du handicap, non à cause de quelconques similarités essentielles parmi eux/elles, mais parce que tou-tes ont été labellisé-es comme handicapé-es ou malades et ont fait finalement face à la discrimination. Simi Linton illustre cette diversité fondamentale de la communauté formée par les personnes handicapées quand elle écrit
« nous somme partout ces jours-ci, roulant et déambulant dans la rue, tapant avec nos canes, soufflant dans les tuyaux de nos appareils respiratoires, suivant nos chiens guides, haletant et bavant sur les commandes que nous avons à la bouche pour propulser nos fauteuil motorisés. Baver, entendre des voix, parler en syllabes saccadées, porter des cathéters pour collecter nos urines ou vivre avec un système immunitaire défaillant. Nous sommes tous lié-es ensemble, non par cette liste de nos symptômes collectifs, mais par les circonstances sociales et politiques qui nous ont forgé comme groupe ».
La formulation de Linton me frappe comme étant une façon de commencer cette exploration des futurs accessibles, d'abord parce qu'elle les lie davantage comme une promesse que comme un fait. Les études sur le handicap tout comme le mouvement des personnes handicapées ont été petit à petit reconnu-es comme pouvant potentiellement créer des liens entre les personnes qui entendent des voix, celles qui ont des systèmes immunitaires défaillants, et celles utilisant des fauteuils roulants. Bien qu'il y ait eu des exceptions notables, les études sur le handicap, et particulièrement dans les humanités, ont peu porté leur attention sur les handicaps cognitifs, préférant plus souvent se focaliser sur les incapacités physiques visibles et les incapacités sensorielles. Les maladies chroniques sont devenues plus communes dans ces discussions, mais seulement dans des formes particulières ; les discussions autour du syndrome de fatigue chronique et du handicap mental ont augmenté grâce aux travaux d'universitaires telles que Suzan Wendell, Ellen Samuels, et Margaret Price, mais les diabètes, l'asthme, et les lupus restent largement inexplorés par les universitaires étudiant le handicap. (Cette mise en perspective est d'autant plus un élément dérangeant que le fait est que les personnes diabétiques sont disproportionnellement présentes parmi « les membres des groupes minoritaires raciaux et ethniques des États-Unis », et que l'asthme est un effet collatéral commun de la vie dans des quartiers hautement pollués qui sont, sans surprise, le plus souvent habités par des populations pauvres). Je reprends les propos de Linton qui fait l’effort d'appeler à une autre manière de penser le handicap, de l'invoquer comme une possibilité. Je vais maintenir l'idée que les études sur le handicap et le mouvement des personnes handicapées ont la possibilité de considérer toutes ces questions sérieusement, se sentant responsables de ces corps, de ces identités et de ces espaces.
Un des arguments que j'utilise dans ce livre est, cependant, qu'une partie du travail pour imaginer ce genre de mouvement large de personnes handicapées nécessite de s'engager simultanément dans une lecture critique de ces identités profondes, de ces espaces et de ces corps. Nous devons suivre les chemins par lesquels nous avons été forgé-es comme un groupe, pour utiliser la terminologie de Linton, mais aussi les chemins par lesquels cette formation en tant que groupe a été jugée incomplète, a été contestée, a été refusée. Nous avons besoin de reconnaître que ces formations ont déjà toujours été influencées par des histoires de races, de genres, de sexualités, de classes et de cultures. Échouant à présenter de telles relations, les études sur le handicap se sont assurées de rester, comme le dit Chris Bell, « des études blanches sur le handicap ». En d'autres mots, nous devons penser avec les apports et les effacements des mots « handicapé-e » et « handicap, » prenant en compte les façons dont de tels mots ont été utilisés et pour quels effets.
Agir ainsi veut dire imaginer un « nous » qui inclut les individus qui s'identifient comme des, ou avec les, personnes handicapées mais « n'ont » pas eux-mêmes un handicap. Les universitaires travaillant sur les maladies chroniques ont commencé ce travail, argumentant la nécessité d'inclure dans les communautés de personnes handicapées celles et ceux à qui il manque un diagnostic « approprié » de leurs symptômes (à comprendre comme accepté médicalement, approuvé par les docteurs et les assureurs). Agir ainsi ne permet pas seulement de fournir à ces personnes le soutien social dont elles ont besoin (incluant tout ce qui va de l'accès aux services sociaux à la reconnaissance par les ami-es et la famille), cela permet aussi de présenter le handicap moins comme une catégorie diagnostique mais davantage comme une affinité collective ; s'éloigner du modèle médical/individuel du handicap veut dire que l'identification au handicap ne peut pas seulement être liée à un diagnostic.
Une chose moins familière, et potentiellement plus compliquée, serait que les personnes qui n'ont, non seulement, pas de diagnostic mais aussi pas de « symptôme » d'incapacité puissent s'identifier aux personnes handicapées. Comment pouvons-nous comprendre la création d'un groupe qui inclut, comme le disent Carrie Sandahl et Robert McRuer, une « revendication à être crip tout en n’étant pas handicapé-e » ! Les enfants entendants d'adultes sourd-es (les Coda) seraient un exemple frappant de ce genre d'identification ; ces enfants se considèrent eux/elles-mêmes comme faisant partie de la communauté sourde, certain-es revendiquent même l'identité sourde, mais ils/elles ne sont pas eux/elles-mêmes sourd-es ou malentendant-es. Mais est-ce que la revendication crip requiert ce genre de liens du sang ou d'attachement ? Qu'est-ce que cela peut signifier pour des compagnon-nes amoureux/ses ou des ami-es de se revendiquer crip, ou de se comprendre eux/elles-mêmes comme « handicapé-es culturel-les » ? Ou que signifie de se revendiquer comme tel-les pour les théoricien-nes et les militant-es engagé-es à repenser le handicap ainsi que la validité physique et psychique ? La revendication crip peut-elle être une méthode pour imaginer des futurs multiples, positionnant le « crip » comme un espace désiré et désirable pour certaines personnes au regard de leur propre incarnation ou processus mentaux/psychologiques ? Comme le note McRuer, ces pratiques font courir le risque de l'appropriation, mais elles offrent aussi un refus vital de binarités simplistes comme handicapé-e/non handicapé-e, et malade/en bonne santé. Se revendiquer crip peut-être une façon de reconnaître que nous avons tous des corps et des esprits avec des capacités changeantes, qui luttent avec les sens politiques et historiques de tels changements. Pour revenir à la notion de « nous » comme étant davantage une promesse qu'un fait, il suffit de penser à ce que les revendications crip des personnes non handicapées peuvent entraîner sur notre volonté d’explorer absolument si de telles revendications peuvent être plus faisables, plus imaginables, pour certaines personnes que pour d'autres (et sur quelles bases).
L'attention portée à ces genres de questions (sur les histoires et les effets des revendications liées au handicap, sur la différente disponibilité de l'identification handicapée) permet de distinguer ce genre de « revendications crip des non handicapé-es » des déclarations de bonnes intentions, mais profondément validistes, qui disent « nous sommes tou-tes handicapé-es ». Ces dernières obscurcissent les spécificités auxquelles je fais appel ici, mélangeant toutes les expériences de limitations physiques, mentales, ou sensorielles sans regarder les inégalités structurelles ou les systèmes d'exclusion et de discrimination. C'est pour cette raison que Linton met en garde contre « les effacements de la frontière entre personnes handicapées et non handicapées », expliquant que « nommer la catégorie » de handicapé-e reste nécessaire parce que cela permet effectivement de « porter attention à » la discrimination basée sur le handicap. Mais je suggère qu'explorer les possibilités des revendications des non handicapé-es, aussi bien que de faire attention aux promesses et aux dangers de la flexibilité de la catégorie, peut précisément faciliter ce genre d'attention critique. Se revendiquer crip de façon critique c'est reconnaître les responsabilités éthiques, systémiques, et politiques qui sont derrière ces revendications ; déconstruire la binarité entre handicapé-e et valide physique/psychique requiert plus d'attention à la façon dont les corps/esprits différents sont traités d’une autre façon, rien de moins.
Prêter attention aux défis épistémologiques portés par les revendications liées au handicap introduit déjà une autre série de questions au sujet des revendications crip. Penser à l'aide de ce « nous » collectif, de cette création des communautés crip, signifie représenter celles et ceux qui « ont » des maladies ou des incapacités, et celles et ceux qui peuvent être reconnu-es par les autres comme faisant partie de ce « nous handicapé-e, » mais qui ne se reconnaissent pas eux/elles-mêmes comme tel-les. Ce groupe inclurait une large proportion de personnes handicapées : ces gens qui ont des incapacités auditives, ou une faible vision, ou « des genoux déglingués », ou de l'asthme, ou du diabète et qui, pour toutes sortes de raisons, ne se revendiquent ni d'une identité crip ni handicapée. Même si beaucoup de gens ayant des incapacités tombent dans ce camp, c'est en fait pour moi le groupe le plus difficile à analyser dans ce livre. Je pense, en effet, que c'est le groupe le plus difficile à situer, aussi bien pour les études sur le handicap que pour le militantisme en faveur des droits des personnes handicapées. Étant donné ma (notre) focalisation sur les droits et la justice pour les personnes handicapées, sur le militantisme queercrip radical, sur la vision du handicap comme désirable, comment puis-je (comment pouvons-nous) échanger avec celles et ceux qui ne veulent pas faire partie de telles communautés ?
Une réponse à ces questions est qu'il ne faut pas prêter attention si de telles personnes se revendiquent crip ou non : repenser nos visions culturelles du handicap, imaginer nos futurs comportant des handicaps différemment, sera bénéfique à tou-tes, quelles que soient nos identités. Comme le note Ladelle McWhorter, « les pratiques et les institutions qui divisent, par exemple, le ‘’valide’’, le ‘’sain’’, de ‘’tout’’ ce qui vient du ‘’détérioré’’, de la ‘’maladie mentale’’, et du ‘’déficient’’ créent les conditions dans lesquelles nous vivons tou-tes ; elles structurent la situation dans laquelle chacun-e de nous trouve un accord avec soi-même et créé une façon de vivre ». Étant quelqu'une qui écrit et enseigne les études sur le handicap, étant quelqu'une qui imagine ses lecteur-rices et ses étudiant-es comme une grande diversité de corps et d'esprits, je trouve de l'espoir dans les prédictions de McWhorter, dans son articulation d'un futur meilleur. Comme la plupart du militantisme féministe qui bénéficie à des gens qui ne veulent pas faire partie du féminisme, les études et le militantisme liés au handicap sont idéalement bénéfiques à des gens qui ne s'y intéressent pas ou n'y sont pas investi-es. En même temps, je suis certaine que ce n'est pas la seule réponse, ou une réponse totale. Alors que j'embarque pour ce voyage vers des futurs accessibles, je veux mettre en lumière la question de l'affiliation crip, ce qu'elle veut dire, ce qu'elle entraîne, ce qu'elle exclue.
Féminist, Crip, Queer : Quelques mots sur les termes, les méthodes, et les affiliations
Je suis devenue handicapée avant de commencer à lire la théorie féministe, mais c'est la théorie féministe qui m'a conduit aux études sur le handicap. C'était en lisant les approches féministes théoriques sur le corps que je suis arrivée intellectuellement à comprendre le handicap comme une catégorie politique plutôt que comme une pathologie individuelle ou une tragédie personnelle. La théorie féministe m'a donnée les outils pour penser le handicap et les façons dont lesquelles les présupposés sur le handicap et les corps handicapés menaient à des inégalités de ressources et des discriminations sociales. Au moment où les théoriciennes féministes ont questionné la naturalisation de la féminité, mettant au défi les présupposés essentialistes au sujet du « corps féminin », j'ai pu questionner la naturabilité du handicap, mettant au défi les présupposés essentialistes au sujet du « corps handicapé ». Ma compréhension du modèle politique/relationnel du handicap a été rendue possible par mon engagement dans les travaux des théoriciennes féministes, un engagement qui, je l'espère, sera plus clair dans les pages qui suivent. Le féminisme m'a donné les outils théoriques pour penser de façon critique le handicap, mettant simplement en avant la stigmatisation des variations corporelles, les différents modes et stratégies de résistance, les dissidences, et les actions collectives.
Je situe ce projet dans le large champ des théories féministes et politiques. Bien que j'examine une série de visions politiques radicales, certaines explicitement féministes et d'autres moins, je comprends mon investissement dans la politique radicale comme un investissement féministe. Comme beaucoup d'historiennes du féminisme et des études sur les femmes l'ont noté, le féminisme a longtemps été intéressé par la construction de ponts entre la théorie et la pratique. Les militant-es et les universitaires continuent de la même façon à explorer les façons par lesquelles la théorie peut informer les pratiques politiques ; de l'autre côté, les féministes théorisent souvent à partir de la pratique, développant des concepts et des grilles de lecture basé-es sur les stratégies, les discussions, les conflits, et les résultats de militantes féministes. Mon intérêt pour les politiques radicales dérive en parti de mon engagement théorique et militant à lier théorie et pratique, un engagement que j'associe au féminisme. Je pense qu'il est approprié d'expliciter cette dette alors que je commence mon exploration des futurs possibles, donnant aux textes récents sur le handicap que j’ai minimisé ou manqué des connexions avec le féminisme ; mes lectures et mes propositions sont résolument féministes.
Elles sont aussi indéniablement crip, un terme qui est monnaie courante dans le militantisme et la culture handicapé-es mais qui reste dur à comprendre pour celles et ceux qui sont en dehors de ces communautés. En effet, cette difficulté est une large partie de son attrait, comme le suggère l'essayiste Nancy Mairs : « les gens, crip ou non, grimacent au mot ‘’crip’’ parce qu'ils/elles ne le comprennent pas comme voulant dire ‘’handicapé-e’’ ». Peut-être que je veux qu'ils grimacent. « Ce désir de faire grimacer les gens suggère une urgence à bouleverser les choses, à mettre le chaos dans les compréhensions quotidiennes des gens par rapport au corps et aux esprits, par rapport à la normalité et la déviance. Cela permet une reconnaissance de la réponse commune des personnes non handicapées aux personnes handicapées, des normaux aux déviants (un regard furtif encore fixe et implacable, des questionnements agressifs, et/ou le fait de tourner le dos à la différence, de refuser de la voir). Le fait de voir les gens grimacer est familier à beaucoup de personnes handicapées, mais Mairs retourne ici l'expression sur elle-même, et fait presque se retourner la grimace. Tel « queer », « crip » et « cripple » sont, comme le formule Eli Clare, « des mots qui aident à forger la politique ».
Deux exemples liés à un tel façonnage, à une ouverture qui incite à la grimace, seraient la préférence de Carrie Sandahl à parler « d'études crip » et de « théorie crip » au lieu « d'études sur le handicap », et la décision de Robert McRuer de nommer son projet « théorie crip ». Selon Sandahl et McRuer, les études sur le handicap et la théorie crip diffèrent dans leur orientation et leur but : la théorie crip est plus contestatrice que les études sur le handicap, plus désireuse d'explorer les risques et les exclusions potentiel-les de la politique identitaire tandis que simultanément, et « peut-être paradoxalement », elle reconnaît « le rôle génératif que l'identité a joué dans le mouvement pour les droits des personnes handicapées ». Je vois Féminist, Queer, Crip comme s'engageant exactement dans ce genre contradictoire qu’est la théorie crip, et j'utilise à la fois « crip » et « théorie crip » comme des façons de faire jalonner ma revendication le long de celles des militant-es et des travailleur-ses culturel-les engagé-es dans ces multiples espaces de politique radicale.
Un des éléments les plus productifs et provoquant de la théorie crip, et du crip en général, est l'expansion potentielle de ce terme. Comme le note Sandahl, « cripple, comme queer, est fluide et toujours changeant, revendiqué par celles et ceux qu'il ne définit pas originellement… Le terme crip s'est étendu pour inclure non seulement celles et ceux qui avaient des incapacités physiques mais aussi celles et ceux avec des incapacités sensorielles ou mentales ». Je suis d'accord avec Sandahl, et cette flexibilité potentielle est précisément ce qui m'excite au sujet de la théorie crip, mais, comme le dit Linton « nous sommes partout », et cette inclusion est souvent plus un espoir qu'une réalité. Beaucoup d'expressions de la fierté crip ou de la politique crip s'adressent souvent de façon explicite uniquement à celles et ceux qui ont des incapacités physiques, ignorant ainsi ou marginalisant les expériences de celles et ceux qui ont des incapacités sensorielles ou mentales. D'autres définissent le crip comme une façon de nommer l'opposition aux traitements, rendant potentiellement difficile pour la « théorie crip » d'englober les perspectives et les pratiques de celles et ceux qui revendiquent à la fois l'identité handicapée et le désir d'en finir avec leurs propres incapacités. J'oscille entre nommer ce projet « études féministes et queer sur le handicap » ou « théorie crip », faisant augmenter la possibilité que les deux puissent être, et sont souvent, interreliés en pratique. En donnant, en effet, des analyses riches de l'identité qui circulent dans les études féministes et queer, une « étude féministe et queer du handicap » peut vraiment bien s'engager dans l'approche « paradoxale » de l'identité pratiquée dans la théorie crip tout en créant des espaces pour celles et ceux qui ne se reconnaissent pas ou ne peuvent pas se reconnaître eux/elles-mêmes comme crip.
De la même façon, dans Féminist, Queer, Crip, je combine des références aux corps avec des références aux esprits, et couple « l’injonction à la validité physique » avec « l’injonction à la validité psychique ». Si les études sur le handicap commencent à prendre au sérieux la critique que notre focalisation sur les handicaps physiques a exclu tout le reste, nous avons donc besoin de commencer à expérimenter d'autres façons de parler et de conceptualiser nos projets. En même temps, je suis bien consciente que mon utilisation de tels termes est partiale dans les deux sens du terme : je suis investie dans la recomposition du terrain des études sur le handicap même quand les propres expériences que j'en fais portent les marques de leur fréquentation quotidienne, et je viens juste seulement de commencer à égratigner la surface de ce que la validité psychique peut vouloir dire en relation avec la validité physique. Comme Linton avec sa notion de « nous » et Sandahl avec celle de « crip », j'utilise « psychisme » en relation à « corps » dans l'espoir que l'écriture et la lecture de « corps et psychisme » ou « injonction à la validité physique /injonction à la validité psychique » me fasse penser le handicap différemment. Plutôt que d'assumer le fait que la simple utilisation d'un tel langage soit suffisant en et de lui-même, j'appelle à un engagement dans un travail difficile permettant, en réalité, que de telles coalitions se produisent. Comme je le suggère dans le dernier chapitre de ce livre, une telle extensibilité (de l'esprit et du corps, d'une notion crip nous recouvrant tou-tes) ne peut jamais être pleinement ou finalement achevée, mais elle sert à créer une sorte d'horizon plein d'espoir, « fluide et sans cesse changeant », comme le note Sandahl, et elle est utilisée de façon que l'on ne peut pas imaginer à l'avance.
Les lecteur-rices (de la théorie) queer reconnaîtront probablement ce discours sur la fluidité, sur les horizons sans cesse changeants, et le traitement paradoxal de l'identité, comme familier aux projets queer ; tout comme Sandahl et McRuer, je positionne la théorie crip en général, et ce projet en particulier, comme tel. Il reste aussi des terrains contestés dans le « queer », les théoricien-nes et les militant-es continuent de débattre sur ce que (et qui) le terme englobe ou exclut ; c'est ce genre de contestations que je souhaite dans le handicap. Butler argumente, en effet, pour un queer étant un « lieu de contestations collectives » qui soit « toujours et particulièrement redéployé, tendu, et rendu étrange ». La circularité de cette définition (le queer est quelque chose qui doit toujours être redéfini par lui-même) sert uniquement de support à ces désirs de dissidence et de débat. En nommant donc mon projet « queer », je veux à la fois tordre la notion « queer » pour l'englober dans celle de « crip » (et englober « crip » dans « queer ») et mettre en lumière les risques de la torsion provoqués par une telle inclusion. Les examens critiques des injonctions à la validité physique et à la validité psychique sont des projets queer et crip, et ils peuvent potentiellement être mis en pratique sans nécessairement aplanir ou stabiliser les notions « crip » et « queer ». Ce dont on a besoin, ce sont de conceptions critiques qui tracent les chemins par lesquels les injonctions aux validités physiques et psychiques et l’injonction à l'hétérosexualité sont reliées au service de la normativité. Il s'agit d'examiner comment des termes tels que « défectueux », « déviant », et « malade » ont été utilisés pour justifier une discrimination contre des gens dont les corps, les psychismes, les désirs, et les pratiques diffèrent de la norme banalisée ; de spéculer sur la façon dont les normes de comportements genrés (la masculinité et la féminité approprié-e) sont basées sur des corps non handicapés ; et de localiser les points potentiels de connexions, et de séparations, parmi les militant-es queer (et) handicapé-es. Comme nous avons pu le voir, un espace productif pour de telles explorations est le futur imaginé qui est invoqué dans la culture populaire, dans les théories universitaires, et dans les mouvements politiques ; Féminist, Queer, Crip commence à tracer certaines de ces connexions queer/crip.
Je veux donc positionner ce livre comme un texte en fondamentale coalition. Les noms utilisés dans le titre Féminist, Queer, Crip signalent une méthodologie aussi bien qu'un contenu. Ce travail s'engage assez évidemment, et nécessairement, dans l'idée d'inciter les identités et les expériences handicapées à s'appuyer sur les grilles de lecture théoriques féministes et queer existantes. Cependant, ce n'est pas simplement, ou seulement, une intervention de plus. Tandis que j'argumente, en effet, que les besoins des personnes handicapées doivent être reconnus comme une catégorie d'analyse au même titre que le genre, la race, la classe, et la sexualité, mon but plus large et d'expliquer comment le handicap est figuré dans et à travers ces autres catégories de différences. Quel travail, par exemple, étudie ce que la validité fait aux appropriations féministes des cyborgs, ou aux utilisations queer des technologies reproductives, ou aux propositions écoféministes pour une vie meilleure ? Comment prendre en compte les histoires et les expériences du handicap ou, en d'autres mots, critiquer ou transformer la philosophie féministe environnementale ou les approches queer de l'assistance par les technologies reproductives ? Je veux explorer le terrain théorique ouvert par la lecture du handicap dans les narrations queer et les analyses féministes qui n'ont jamais utilisé le mot « handicap ». Comment de telles lectures peuvent-elles reformuler nos compréhensions de termes tels que « handicapé-e », « queer » ou « féministe » ? Comment peuvent-elles étendre notre compréhension de ce que veut dire le travail d'intersectionnalité fait dans les mouvements, à la fois en termes de développement théorique et de pratiques militantes ? Féminist, Queer, Crip argumente qu'une politique de coalition requiert de penser le handicap, et les corps handicapés différemment, reconnaissant les apports des notions de handicap et de validité physique/psychique dans différentes visions politiques, par exemple, et reconnaissant les exclusions qui ont été provoquées par le désir d'une communauté handicapée unifiée.
Je sais qu'en délimitant soigneusement mes affiliations ici (dans Féminist, Queer, Crip) je cours le risque de réifier davantage ces catégories, les présentant ainsi comme des identités implicites et séparables. Cette sorte de position personnelle et théorique a longtemps été la position principale des universitaires féministes intersectionnelles, et, comme Puar nous en avertit, requérant trop facilement à la « stabilisation des identités à travers l'espace et le temps ». Mais prendre de tels risques me semble nécessaire parce que nous sommes en train d'opérer dans un contexte théorique et militant dans lequel ces combinaisons d'analyses et de pratiques apparaissent trop rarement. Cela semble important à ce moment particulier de s'identifier explicitement comme féministe, queer, crip (même si je veux troubler de telles identifications) et de mettre explicitement en pratique le travail féministe, queer, crip. J'appelle à porter notre attention sur ces positions recomposées pour ne pas les figer sur place, mais pour les garder mouvantes sur les questions auxquelles font face celles et ceux d'entre nous engagé-es et investi-es dans de telles positions.
J'écris à partir d'une préoccupation, par exemple, concernant le silence des universitaires et des militant-es du handicap au sujet de la question de leur alignement public fréquent sur le droit. Où étaient les réponses publiques féministes/queer/crip à Sarah Palin ? Comment aurions-nous pu intervenir dans la représentation qui la dépeignait comme une defendeuse des droits des personnes handicapées, en questionnant le mélange entre idéologies anti choix et critiques du monde handicapé au sujet des tests prénataux ? Ou comment une analyse féministe/queer/crip informée peut étendre ou compliquer des textes théoriques queer qui comptent sur le trope de la mobilité dans leurs analyses ou qui tendent à allégoriser plus qu'à analyser le handicap et les corps handicapés ? Ou, quand seulement une petite poignée de papiers et de présentations à la conférence annuelle de la société des études sur le handicap rend explicite l'usage des théories féministes et queer dans leurs analyses, cela ne devient-il pas essentiel de nommer et d'habiter ces profondes intersections ? Et, cela est important, comment pouvons-nous créer ce genre de nomination, demander ce genre de pratiques analytiques et politiques, sans traiter en profondeur ces catégories, entremêlements, et positions comme eux/elles-mêmes évident-es ? Je veux que la particularité à imaginer des futurs accessibles (mon imagination des futurs accessibles) créé une place sur la carte théorique/politique pour que les notions féministes/queer/crip puissent se nourrir et s'informer les unes les autres, même si elles sont déjà toujours liées les unes aux autres. De plus, je souhaite que cette imagination génère plus d'imagination, que ces entremêlements sur la carte, et la carte elle-même, se multiplient, prolifèrent, se régénèrent. Nous avons besoin d'itérations multiples de la théorie crip, certaines pouvant ne pas être toujours reconnues par leurs acteur-rices, certaines contestant et excédant ses paramètres profonds, et certaines prenant une itération particulière pour exister.
Dans l'espoir de telles proliférations, poser des questions devient central dans Féminist, Queer, Crip. Une partie de cette focalisation est stylistique, esthétique ; j'aime la cadence d'une question. Mais c'est aussi, et d'abord, méthodologique. Si l'un de mes buts avec ce projet est de nous amener à penser le handicap différemment, de commencer à voir à la fois la catégorie et l'expérience du handicap comme contestée et contestable, quel meilleur chemin, donc, pour faire cela que de poser des questions ? (J'ai déjà commencé). Les questions rhétoriques sont communes en conclusion quand les auteur-es font allusion à leurs projets suivants, ou découvrent de nouveaux problèmes, ou pointent le fait qu'il y ait besoin de recherches supplémentaires. J'inclus de telles questions dans l'introduction pour rappeler que je dois imaginer les lecteur-rices faire retour, amener des idées qui vont dans de nouvelles directions, me renvoyer mes propres questions à moi-même selon des contextes différents ou des effets différents. Le format de la question insiste sur la complexité des sujets (le futur d'un enfant trisomique ou la désirabilité du handicap) qui s’inscrivent dans le débat et la contestation : comme « en question ». Il ouvre aussi les possibilités de nouvelles réponses, de réponses en construction, de questions imprévues. Comme je l'explique dans le chapitre final, je suis intéressée par une politique crip d'accès et d'engagement qui est résolument un travail en cours, ouvert, ayant pour but l'horizon mais ne l'atteignant jamais. Les questions me permettent de rester focalisée sur l'impossibilité de conclure ma conclusion, sur le désir de penser autrement.
Ce livre contient non seulement des questions irrésolues mais aussi des contradictions et des inconsistances logiques. Dans le chapitre trois, par exemple, je suis davantage critique vis-à-vis de pratiques qui éliminent le handicap (c'est-à-dire arrêter la grossesse parce que les tests révèlent des « anomalies génétiques » potentielles) que sur des pratiques qui visent à sélectionner le handicap (c'est-à-dire utiliser le sperme d'un donneur qui porte un trait génétique désiré), même si les deux pratiques engagent des parents qui veulent avoir un enfant qui leur ressemble. De telles contradictions sont inévitables dans un projet comme celui-ci, reflétant nos approches complexes du handicap ; j'écris dans une culture ou l'inconsistance du handicap est un lieu commun. Cela n’est-il pas logiquement inconsistant, par exemple, de revendiquer la valorisation des vies des personnes handicapées, tout en créant (et en comptant sur) de plus en plus de tests prénataux pour indiquer les fœtus « indésirables » ? Dissimuler ces inconsistances, ou prétendre qu'elles peuvent être facilement et définitivement résolues, simplifie la complexité inhérente aux questions de justice sociale. Le désir pour des réponses claires, sans contradiction ni inconsistance, est compréhensible, mais je veux suggérer que ces futurs accessibles requièrent de telles ambiguïtés. En suivant les propos de Puar, je crois que « les contradictions et les divergences… ne doivent pas être réconciliées ou synthétisées mais maintenues ensemble en tension. Il y a moins de signes d'hésitation à l'engagement intellectuel que de symptômes d'une impossibilité politique à être d'un côté ou de l'autre ». Une partie du problème que je trace dans ces pages est, en effet, le présupposé qu'il y a seulement un côté de la question du handicap qui est mis au jour et que nous sommes tous déjà dessus.
Dans cet esprit, mon utilisation du « nous », du « ils/elles », ou du «eux/elles » se construit à travers ce livre. Toujours utiliser la troisième personne pour parler des personnes handicapées serait imposer une distance entre moi-même et mon sujet qui sonnerait faux. Cela irait aussi à l'encontre de cette notion de « revendication crip », niant la possibilité d'une connexion profonde et constante aux identités, aux corps, aux psychismes, ainsi qu’aux pratiques discutées ici. En même temps, utiliser toujours la première personne serait répondre en avance à la question d'une communauté de personnes handicapées unifiée, présumer non seulement que nous partageons tou-tes les mêmes positions mais aussi qu’une personne (et dans ce cas-là, moi) peut représenter précisément l’ensemble de la communauté. En d'autres mots, lorsque l'on arrivera à la question fâcheuse des pronoms personnels, j'utiliserai occasionnellement « nous » même quand je ne suis pas un membre évident du groupe discuté, et, de la même façon, j'utiliserai occasionnellement « ils/elles/leur » même quand je suis évidemment incluse dans la catégorie. Je fais cela pour troubler la notion profonde d'identifications « évidentes » aussi bien que les binarités handicapé-e/valide et handicapé-e/non handicapé-e. Même si je suis une personne handicapée, je n'existe pas en dehors des discours validistes circulant dans la société États-Uniennes ; pour faire comme si mes incapacités m’immunisaient contre la rhétorique et l’idéologie validistes, ou me rendaient incapable de les utiliser, il faudrait nier l'effet insidieux des injonctions aux validités physique et psychique. Comme nous le rappelle Sedgwick, le « je » peux être un pouvoir heuristique, et le « nous », le « elles /ils », le « tu », et le « leur » le peuvent aussi.
Vue d'ensemble du livre
Quand je dis aux gens que j'ai travaillé sur un livre parlant du rôle du handicap dans les futurs que l’on peut imaginer, la plupart d'entre eux/elles pensent toujours que j'écris de la science-fiction. Je comprends leur réponse : la science-fiction est pleine de « futurs imaginés, » les personnages handicapés sont fréquents dans de telles histoires (même s’ils ne sont pas référencés comme « handicapés » dans la narration elle-même). Dans ce livre, je me focalise, en effet, sur ces histoires, mais davantage comme des histoires culturelles que nous nous racontons à nous-mêmes (le handicap est une tragédie, les enfants sont notre futur) que comme des histoires littéraires ou cinématographiques.
Tout au long de ce livre, j'examine les usages et représentations du handicap ainsi que de la validité physique et psychique à travers une série d'espaces États-Uniens contemporains. En me focalisant sur le futur, et les façons par lesquelles les figures de l'enfant servent souvent comme signe de ce futur, je prête particulièrement attention aux questions de reproduction, même quand je travaille à défaire cette élision entre reproduction et futur. Les notions d'espace jouent aussi un rôle clé ici ; les militant-es pour les droits des personnes handicapées ont longtemps travaillé à créer de plus en plus d'espaces accessibles pour les personnes handicapées, décrivant à la fois les escaliers et les pratiques d'embauche discriminatoires comme des barrières à l'accès. Cela devient clair dans les chapitres suivants que les espaces peuvent être imaginés différemment dans différents futurs ; créer des futurs accessibles requière de porter attention à l'espace, à la fois métaphorique et matériel.
Le premier chapitre, « A l’heure des études sur le handicap et des futurs crip », est la grille de lecture théorique établie dans l'introduction, se focalisant d'abord sur les notions de temps et de futur. Je commence à spécifier ce que j’entends par « temps crip, » positionnant le projet de Féminist, Queer, Crip dans la lignée d'autres travaux sur la temporalité queer et la critique du futur. Bien que la rhétorique concernant les futurs (allant d’avertissements par rapport à des sujets glissants aux peurs de la difformité) répande des discours courants sur le handicap, les études sur le handicap ont déjà considéré les temporalités et les futurs crip comme des espaces permettant de prolonger leurs analyses. Dans ce chapitre, donc, j'ébauche l'enjeu qui se trouve dans ces grilles de lecture, distinguant le « temps crip » du « temps curatif » et travaillant sur la signification de la projection du handicap dans le futur.
Les chapitres suivants se focalisent sur la question de l'intervention médicale, montrant les façons par lesquelles le « futur » apparait comme un temps de traitements, de génétique et autres. Les cas en discussion ici sont caractérisés par le débat sur l'utilisation appropriée de la technologie : les attentes technologiques pour éliminer le handicap rencontrent des éloges et des supports larges parce qu'elles sont supposées symboliser le progrès vers un futur meilleur, tandis que les refus d'utiliser une telle technologie « diabolique » sont condamnés comme arriérés et destructeurs d’utopies. En mettant au défi la rhétorique de la naturabilité et de l'inévitabilité qui sous-tend ces discours, j'argumente que les décisions au sujet du futur du handicap et des personnes handicapées sont des décisions politiques et devraient être reconnues et traitées comme telles. Plutôt que de prétendre qu'un « bon » futur dépend naturellement et évidemment de l'éradication du handicap, nous devrions reconnaître que cette perspective est teintée des histoires du validisme et de l'oppression des personnes handicapées. La première partie de Féminist, Queer, Crip se concentre sur l'idée que ce genre « d'ailleurs », qui serait sans handicap, est celui que « nous » voulons tous. Chacun des chapitres de cette partie du livre situe les façons par lesquelles le handicap est exclu du débat, pris seulement comme un fait donné évident ; ces chapitres défont la signification qui suppose que nous voulons tous les mêmes choses.
Dans le deuxième chapitre, j'analyse le cas d’Ashley X, une jeune fille handicapée « figée dans le temps » par un traitement stoppant sa croissance, une hystérectomie, et une mastectomie bilatérale. Ces procédures, connues sous le nom de « traitement Ashley, » étaient vues comme nécessaires par ses parents et les médecins pour protéger Ashley de souffrances futures. Selon cette logique, le corps d'Ashley requérait des interventions parce que son corps grandissait mais pas son esprit ; son corps se développait physiquement de façon rapide, mais mentalement, son esprit n'arrivait pas à se développer du tout. Au final, elle incarnait l'asynchronisme, son esprit et son corps n'était pas synchronisés. En arrêtant la croissance du corps d'Ashley, le traitement pouvait stopper le fossé entre son esprit et son corps et empêcher que ce fossé s’amplifie. Pour justifier cet argument, les parents d'Ashley et les médecins ont dû utiliser le futur de son corps (son corps imaginé dans le futur) contre elle, l'utilisant comme une justification au traitement. En utilisant la grille de lecture du futur pour ce cas-là, les parents et les médecins ont également présenté le traitement comme un modèle pour d'autres enfants ; ils ont exprimé l'espoir que le traitement serait, dans le futur, plus largement utilisé. En d'autres mots, le cas d'Ashley entre en collision avec la grille de lecture temporelle du corps et de l'esprit, particulièrement celle des corps et des esprits handicapés, mais aussi avec la rhétorique sur le futur. Comme cet exemple le clarifie nettement, aucun futur handicapé n’est désirable.
En utilisant un exemple populaire de la fiction utopique féministe comme impulsion pour mon exploration suivante des attitudes culturelles par rapport au handicap, la technologie, et les traitements, le chapitre trois commence avec une description du roman de Marge Piercy écrit en 1976, Woman on the Edge of Time, et son évocation d'une utopie féministe. Tandis que le futur de Piercy est peuplé de gens de toutes les couleurs, tous les genres, et toutes les sexualités, il est pratiquement complètement dénué de personnes handicapées : les avancées médicales ont permis d'éliminer la plupart des maladies, et les « aberrations » génétiques ont été éradiquées ou plus simplement corrigées. C'est une utopie rendue possible grâce aux avancées des technologies reproductives, et qui est fréquemment représentée dans les discours des études sur les femmes pour parler des futurs féministes. Inspirée, troublée, par le roman de Piercy, je spécule sur la place du handicap dans le futur, questionnant si « l'utopie, » par définition, exclut le handicap et la maladie. Je me focalise sur l'usage des technologies reproductives pour examiner le handicap, mettant en lumière les façons par lesquelles l'expansion de tels tests présume d'un désir de futurs sans handicap. Dans ce contexte, les parents qui refusent de tels tests ou ceux qui, justement, les utilisent pour sélectionner le handicap, sont dépeints comme tirant la nation vers le bas. L'histoire, en 2002, de Sharon Duchesneau et Candace McCullough, un couple de lesbiennes sourdes qui a utilisé le sperme d'un donneur sourd pour concevoir leur enfant, ancre ma réflexion dans ce que cela signifie de choisir des futurs où le handicap a sa place.
Le chapitre quatre continue de se focaliser sur la reproduction, mais vu plus largement comme la reproduction de « valeurs communautaires » et la place du handicap dans de telles constructions. Dans ce chapitre, je propose d'examiner de près la large campagne menée aux États-Unis dans le service public, celle qui a atteint les panneaux d'affichage, les abris bus, les cinémas, et les postes de télévision à travers tout le pays. Dans les années qui ont suivi le 11 septembre, l'organisation philanthropique La Fondation pour une Vie Meilleure (FBL) a fondé une campagne pour vanter les mérites des « valeurs communautaires » et du « développement des caractères individuels », argumentant que ces valeurs permettraient une « meilleure vie » future aux États-Unis. Se positionnant elle-même comme non partisane, la FBL se donne pour mission de favoriser un meilleur développement des individus et des collectifs grâce à des valeurs éducatives et par l’engagement dont ils font preuve. C'est cette position que je souhaite examiner ici : ce désir de dépolitiser les notions de communauté, ce désir de valeurs partagées, et cette articulation de ce qu'entraîne une vie meilleure. En présentant ces concepts comme apolitiques, la FBL les fait accepter comme naturels, rentrer dans le sens commun, et donc les met hors de portée du débat et de la discussion. Les représentations du handicap et de la maladie jouent un grand rôle dans cette campagne, avec une majorité de panneaux d'affichage présentant des individus handicapés comme ayant un fort caractère pour avoir « dépassé » leur handicap. La dépolitisation prônée par ces panneaux d'affichage et l’existence de la FBL elle-même sont rendues possibles grâce aux références aux corps handicapés. En effet, la présence du corps handicapé est utilisée pour présenter cette campagne, non comme une idéologie mais comme un sens commun. Les panneaux d'affichage semblent promettre un futur qui inclut le handicap (les personnes handicapées sont très présentes dans la campagne) mais le handicap apparaît uniquement ici comme le lieu d'un triomphe personnel et d'un dépassement de soi.
Dans la section suivante de ce livre, je me tourne vers deux grilles de lecture existantes pour penser les futurs porteurs de handicaps : la théorie cyborg et l'environnementalisme. Au cœur de ces deux théories, a été explicitement imaginé à quoi ressemblerait un futur meilleur, et, de cette manière, ces théories ont utilisé dans leurs constructions les tropes du handicap, de la maladie, et de l'hyper capacité. Après avoir rendu apparente cette figuration de la capacité et du handicap, j'explore les façons par lesquelles ces mêmes théories peuvent se ré-imaginer à partir des perspectives féministes, queer et crip.
Le chapitre cinq examine la figure du cyborg, se focalisant sur ses apparences dans les théories féministes du politique, une utilisation qui commence avec Donna Haraway et continue dans le travail de théoriciennes telles que Malini Johar Schueller, Anne Balsamo, et Jennifer Gonzalez. Dans son « Manifeste cyborg, » Haraway positionne la figure du cyborg comme une intervention dans les théories et les politiques féministes, l'utilisant pour critiquer les approches réductionnistes de la technologie et les définitions excluantes de la notion de « femme » répandues dans le féminisme depuis les années 1970-1980. Elle argumente que le cyborg peut offrir un modèle sur la façon de faire la politique féministe, suggérant que cette figure peut être utilisée pour imaginer un « ailleurs » du féminisme. Mais quelle est la place du handicap dans sa proposition ? Est-ce que la figure du cyborg peut offrir un modèle effectif pour une théorie et une politique féministe du handicap ? Est-ce qu'elle facilite l'articulation et la création d'un « ailleurs » anti validiste ? Comme je l'argumente, les théories cyborg, parce qu'elles se focalisent sur les cyber technologies et les interfaces entre humains et machines, tendent à représenter le handicap comme un problème exclusivement individuel et médical, une position qui dépolitise le handicap et les personnes handicapées. Cette compréhension contemporaine du handicap, évidente dans l'usage fréquent des corps handicapés comme illustrations de l'univers cyborg, présente une vision future de l'intervention technologique et médicale (non une transformation sociale ou une action politique) comme la seule réponse appropriée au handicap. Cependant, les pratiques et les identifications des militant-es handicapé-es queer commencent à faire allusion aux façons de rendre crip cet héritage cyborg.
Dans une interview de 1991 parue dans Socialist Review, Donna Haraway note que son articulation de la figure du cyborg provient d'un engagement à l'écoféminisme, et que les théoriciennes allant de Stacy Alaim à Catriona Sandilands la prennent au mot, incorporant cette figure dans leur propre théorisation écoféministe. Suivant cette piste cyborg, je me tourne, dans le chapitre six, vers les rôles qu’ont le handicap et la validité dans les représentations de la nature et de l'environnement. Les visions écoféministes du futur ne peuvent pas être réduites à une histoire cohérente : il y a beaucoup de futurs écoféministes différents et peut-être même encore plus de façons différentes d'imaginer la politique écoféministe. Beaucoup de ces visions, cependant, prennent racines dans les idées validistes contemporaines sur ce à quoi ressemblent les corps, comment ils bougent, ils sentent, ils communiquent, et ils pensent. Les conceptualisations environnementales de la nature tendent à supposer que tout le monde a accès à la nature de la même façon, et c'est cette présupposition qui colore les visions politiques environnementales. Les approches non normatives de la nature et des limitations du corps sont aplanies ; la validité devient un prérequis pour imaginer les futurs environnementaux. Si les personnes handicapées sont considérées comme manquant de capacités physiques et mentales à accéder à et expérimenter la nature dans le présent, elles ne peuvent donc jouer aucun rôle dans les compréhensions environnementales du futur de la nature. En me basant sur le travail d'artistes et d'écrivain-es crip, j'argumente que l'expérience incarnée de la maladie et du handicap représente des façons alternatives de nous comprendre nous-mêmes en relation à l'environnement, des compréhensions qui peuvent donc étendre les grilles de lecture écoféministes et les pratiques actuelles du militantisme environnementale.
Chacune de ces visions du futur (la théorie cyborg, l'environnementalisme, et l'utopie génétique) est caractérisée par une impulsion normalisante, une impulsion que j'ai rendu apparente en regardant à travers le prisme du handicap. En adhérant aux idéologies de la totalité, la théorie cyborg tente de normaliser le corps handicapé par des prothèses et des interventions technologiques, s'efforçant de rendre les corps handicapés entiers (en apparence). Les environnementalistes tirent souvent leurs théories des expériences du corps non handicapés, normalisant le corps lui-même ou marginalisant ses limitations, soutenant des idées d'hyper capacité et de validité, et effaçant les expériences et les ressentis des personnes handicapées. Finalement, les discours génétiques défendent souvent les tests génétiques et les avortements sélectifs, normalisant le corps et l'esprit pour chasser le handicap de l'existence.
C'est possible, cependant, de théoriser un « ailleurs, » afin de fournir une grille de lecture politique pour un monde plus juste qui ne s'appuie pas sur une impulsion normalisante. Les théoricien-nes queer se sont engagé-es à forger une politique qui ne marginalise pas, ne normalise pas, ou ne criminalise pas les corps, les pratiques, où les désirs queer ; les théoriciennes féministes se sont engagées à imaginer une politique ouverte qui n'essaye pas de normaliser toutes les femmes dans une catégorie unifiée de « la femme ». En construisant ces grilles de lecture, les théoricien-nes du handicap sont activement en train d'imaginer des futurs anti validistes, théorisant ce que Robert McRuer et Abby Wilkerson appellent les mondes du « handicap désirable » qui ne sont pas fondés sur la normalisation des personnes handicapées. Je positionne mon texte comme une partie de ce projet queer/féministe/handicapé d'imagination de mondes queer/féministes/handicapés désirables. En exposant les idées validistes ancrées dans les visions de la génétique et de l'intervention biomédicale du futur, et en suggérant simultanément les façons par lesquelles ces idéologies validistes peuvent être subverties, je rejette la large dépolitisation du handicap.
C'est ce refus qui motive, au moins en partie, mon désir d'offrir des visions politiques anti validiste d'un « ailleurs ». Le chapitre sept, « Des Futurs Accessibles, des Futures Coalitions », représente mon désir de contrer cette disparition du handicap de la politique, cette tendance à marginaliser les personnes handicapées des visions politiques du futur. En le construisant à partir des ressentis des théoriciennes féministes et queer, des militant-es handicapé-es queer, et des universitaires des études sur le handicap, j'esquisse encore dans ce chapitre les paramètres d’une autre idée sur comment construire un « ailleurs, » mais qui serait accueillant, savoureux, et désirant pour le handicap, qui reconnaîtrait le handicap comme politique. Cette vision crip d'un ailleurs reste, par définition et par dessin, incomplète. Dans le chapitre final, j'explore trois lieux potentiels pour une politique de coalition (celui concernant l’accès trans et queer genrés aux toilettes, celui de la justice environnementale, et celui autour de la justice et des droits reproductifs) dans le but de développer un futur crip qui trouve de la valeur dans la dissidence et le désaccord, qui reconnaît la perte, qui reste ouvert. En utilisant ces trois lieux de possibilités, je spécule sur la façon dont nous pouvons étendre et mettre au défi les paramètres de la théorie et de la politique du handicap, une théorie et une politique qui s'engagent trop rarement dans un travail sérieux de coalition avec les autres mouvements, les autres communautés, et les autres requêtes. Lire les discours et les mouvements comme crip, même lorsqu'ils ne mentionnent pas explicitement le handicap, nous conduit tou-tes à commencer à penser le handicap, et les futurs porteurs de handicaps, autrement.