La théorie crip, signes culturels du queer et du handicap, Robert McRuer
Contrainte à la validité et existence queer/handicapée
Dans les études queer, il est une pratique bien établie de critiquer la construction supposée invisible de l'hétérosexualité. Puisque la norme hétérosexuelle se figea durant le 20ème siècle, c'est la "menace homosexuelle" qui fut spécifiée et incarnée ; le maintien de l'ordre établie et la contamination de cette menace autorisa la nouvelle normalité hétérosexuelle à rester non spécifiée et non incarnée.
Pas plus tôt qu'en 1915, Sigmund Freud, dans sa révision des Trois contributions à la théorie du sexe déclarait que « l'intérêt sexuel des hommes exclusivement pour les femmes est aussi un problème requérant une explication, et ce n'est pas quelque chose d'évident et d’explicable sur la base de l'attraction chimique » (560), mais de telles observations restèrent, comme beaucoup de commentaires de Freud, de simples notes de bas de page de son projet de recherche sur la déviance.
L'hétérosexualité n'est jamais évoquée, comme Michel Foucault l'a fait dans des propos connus sur l'homosexualité, « pour elle-même afin de demander à ce que sa légitimité ou sa "naturalité" soit reconnue » (Histoire de la sexualité, 101), et passe ainsi pour un amour et une intimité universelle, coextensif avec l'humanité en elle-même, et non avec une forme spécifique et historique d’eros pour le sexe opposé.
Dans cette mascarade, les partenaires hétérosexuel-les ont été largement identifié-es; un important travail féministe et antiraciste considère comment la contrainte à l'hétérosexualité renforce ou naturalise les idéologies dominantes de genre et de race. Cependant, en dépit du fait que l'homosexualité et le handicap partagent clairement un passé commun de pathologisation, et en dépit d'une conscience grandissante des intersections entre théorie queer et études sur le handicap, il est peu fait état des connections entre contrainte à l’hétérosexualité et contrainte à la validité. La validité, même plus que l'hétérosexualité, reste largement considérée comme l'ordre naturel des choses, et non comme une identité spécifique.
La théorie crip comme signes culturels des modes de vie queer et handicapés émerge de la tradition des études culturelles qui interrogent l’ordre des choses, et considèrent comment et pourquoi cela est construit et naturalisé, comment cela est intriqué dans des relations économiques, sociales, et culturelles complexes, et comment cela devrait être changé. Dans ce livre, et dans cette introduction en particulier, je théorise donc la construction de la validité et de l’hétérosexualité, aussi bien que la connexion entre elles. Je localise aussi les deux, le handicap et l’homosexualité, dans une histoire contemporaine et une économie politique de la visibilité. La visibilité et l’invisibilité ne sont pas, après tout, des attributs fixes attachés de façon permanente aux identités, et c’est une des idées centrales de ce livre que de montrer que le changement des conditions économiques, politiques et culturelles qui a eu lieu au tournant de ce millénaire a modifié de façon significative les relations de visibilité autour des notions d’hétérosexualité, de validité, d’homosexualité et de handicap.
Je mets ici en avant une théorie que j’appelle « la contrainte à la validité » et j’argumente que le système de la contrainte à la validité, qui dans un sens produit le handicap, est profondément entrelacé avec le système de la contrainte à l’hétérosexualité qui produit la façon d’être queer ; et qu’en fait, la contrainte à l’hétérosexualité est contingente à la contrainte à la validité, et vice et versa. Cependant, la période relativement longue durant laquelle l’hétérosexualité et la validité étaient entrelacées mais de façons invisibles (et qu’il y avait besoin d’incarner, de rendre visible, de pathologiser et de garder sous contrôle l’homosexualité et le handicap) ouvre éventuellement le chemin à notre propre époque durant laquelle les deux identités dominantes et les identités marginales non pathologiques sont davantage visibles et même parfois excessives. Le néolibéralisme et la postmodernité ont, en effet, accru le besoin de visibiliser des sujets valides et hétérosexuel-les qui sont excessivement tolérants vis-à-vis des personnes queer et/ou handicapées.
Au travers la théorie crip, je présente le capitalisme néolibéral comme le système économique et culturel dominant dans lequel, et aussi contre lequel, les identités incarnées et sexuelles ont été imaginées et composées durant le dernier quart de siècle. Émergent à la fois des nouveaux mouvements sociaux (incluant le féminisme, le mouvement de libération gay, et celui pour le droits des personnes handicapées) et de la crise économique des années 1970, le néolibéralisme ne stigmatise pas simplement la différence et peut en effet la célébrer. Par-dessus tout, par l’appropriation et la retenue du flux incessants d’idées, de libertés, et d’énergies provenant des nouveaux mouvements sociaux, le néolibéralisme favorise et met en place un flux continu pour alimenter le capital financier. Les institutions financières internationales (IFIs) et les États néolibéraux travaillent ainsi dans le sens de la privatisation des services publics, de la dérégulation des barrières de marché et des autres restrictions concernant l’investissement et le développement, de la réduction des effets ou de l’élimination (ou plus insidieusement, de la transformation au sein des cibles de marché) de la participation du public et des cultures démocratiques qui peuvent contraindre ou limiter les intérêts du grand capital. Ces changements culturels ont inauguré une ère qui, paradoxalement, est caractérisée par plus d’inégalité globale, d’exploitation brute et plus de perméabilité dans la façon dont l’oppression est reproduite (et étendue).
En considérant comment ces changements ont directement influencé la construction sociale contemporaine et la subordination de l’homosexualité et du handicap, mon introduction examine l’émergence d’un sujet hétérosexuel et valide plus « flexible » que la théorie queer ou les études sur le handicap ne l’ont jamais vraiment imaginé.
Après un bref rappel des façons dont les contraintes à l’hétérosexualité et à la validité sont entrelacées, j’analyserai comment ce sujet est représenté dans le film de James L. Brook, sorti en 1997 intitulé Pour le pire et pour le meilleur, et comment il cristallise de beaucoup de façons les idées que l’on se fait du handicap et de l’identité queer, ainsi que les usages que l’on en fait. En préparant le terrain pour les chapitres suivants, l’introduction conclura en retournant les perspectives critiques sur le handicap et l’identité queer ainsi que les pratiques qui ont été déployées pour résister au spectacle contemporain du validisme hétéronormé.
Dans le chapitre 1, je montrerai de quelles façons la culture crip est en train d’apparaître partout autour de ces questions, et je nommerai ces perspectives et pratiques « théorie crip ». En examinant une série d’exemples internationaux et locaux ou d’instantanés qui font apparaître cette culture crip, je mettrai en avant dans le chapitre 1 une série de principes contingents qui place le projet de « théorie crip » au cœur de relations entre handicap et identités politiques LGBT, entre histoires d’apparition de la culture queer et notion d’accessibilité poussée à l’extrême.
Une telle notion d’accessibilité devrait être travaillée dans un mouvement altermondialiste qui a en partie inspiré ce projet, mais je déplore que ce ne soit souvent pas le cas, mettant en avant le fait que le handicap est très utile, pour beaucoup qui s’opposeraient au capitalisme financier et aux multinationales, car il est une figure de ce contre quoi ils/elles doivent se battre pour créer le monde futur qu’ils/elles imaginent. Dans le chapitre 1, j’insère la culture crip dans ce futur monde en interrogeant ces idées et en essayant d’aller au-delà des efforts littéraux et théoriques afin de localiser ailleurs le handicap (et l’identité queer).
Dans le reste de ce livre, à travers une série d’études de cas, j’examine les premiers lieux institutionnels où les contraintes à la validité et l’hétérosexualité sont produites et garanties, et où les identités queer et handicapée sont (partiellement et inadéquatement) contenues. Je comprends ici « institutions » à la fois dans un sens très spécifique, comme les institutions telles que la Banque mondiale et ma propre université qui seront interrogées dans les pages suivantes, mais aussi dans un sens plus large où le terme « institution » marque la compréhension dominante d’un concept culturel signifiant et structurant : la vie de famille, par exemple, ou la réadaptation (et, bien sûr, le sens spécifique et celui plus abstrait du terme sont mutuellement constitutifs). Les institutions en question sont domestiques et légales dans le chapitre 2, religieuses et réadaptatives dans le chapitre 3. Le chapitre 4 est centré sur les institutions éducatives, et le chapitre 5 sur les médias et les institutions financières.
Au travers les lectures du texte de John D’Emilio « Capitalisme et identité gay », de l’histoire de Sharon Kowalski (une femme du Minnesota qui s’est retrouvée handicapée suite à un accident, et dont la garde de son enfant avait été accordée pour les dix prochaines années à ses parents et non à sa conjointe), et de deux récits recueillis à AIDS d’hommes afro-américains et latinos, les chapitres 2 et 3 se focaliseront sur les efforts pour rendre « queer » ou « crip » la vie de famille et discuteront le fait que les subjectivités LGBT sont fréquemment forgées dans des espaces contradictoires entre un culte de la capacité (centré sur la discipline et la vie de famille) et des cultures du handicap (centrées sur un réseau d’interdépendances). Dans le chapitre 2, je commencerai par considérer les critiques queer du mariage et de la vie de famille dans le but de questionner davantage les contraintes validistes dans les façons de former famille. Au travers la lecture attentive des mémoires de Karen Thompson et Julie Andrzejewski, « Pourquoi Sharon Kowalsky ne peut pas rentrer chez elle », je prétends que Thompson (la conjointe de Kowalsky) a mis au défi avec succès les idéologies validistes de vie familiale par son engagement au sein des identités féministes, queer et handicapées dans des espaces alternatifs (et publics). Dans le chapitre 3, j’examine les critiques faites par les personnes handicapées de la réadaptation pour mettre en lumière le processus au travers duquel certains emplacements ou identifications sont rendus sûrs tandis que d’autres sont perçus comme dangereux et intolérables, au-delà de la réadaptation. Ce chapitre juxtapose la dégradation raciale et sexuelle volontaire décrite dans les journaux de Gary Fisher, un écrivain afro-américain queer qui mourut en 1993, et la mise à l’ordre du jour de la réhabilitation représentée dans The Transformation, un documentaire sur Sara/Ricardo qui, avant sa mort en 1996, passa d’une communauté de rue New-Yorkaise composée de personnes transgenres latino-américaines à un ministère chrétien de Dallas et à une vie hétérosexuelle dans le mariage. Le chapitre 3, sans aucun doute, s’intéresse aux marges des études sur le handicap, et il est le centre de la théorie crip à plus d’un titre : le refus d’obéissance prôné par la théorie crip est particulièrement à l’œuvre dans les écrits de Fisher (et dans sa collaboration avec Ève Kosofsky Sedgwick qui édita ses journaux) et il peut être visible dans bien d’autres cas que ce livre n’examine pas.
En survolant certaines des façons dont la théorie crip a été générée dans et autour d’un ensemble d’universités, le chapitre 4 se focalise sur une série de questions, incluant les politiques d‘un travail académique contingent, comme la pédagogie qui a émergé quand les études queer/sur le handicap se sont installées académiquement, et ont donné des réponses queer/handicapée critiques à la campagne des droits de l’homme organisée lors de la marche du millénaire sur Washington. En ajoutant la notion crip à cette théorie composite, j’identifie les façons dont la demande culturelle à produire des étudiant-es qui ont des habilitées mesurables et qui écrivent une prose cohérente, efficace (une demande qui est mise en évidence par la rhétorique de la crise qui circule perpétuellement autour des classes et des programmes d’écriture) est connectée à la demande de contraintes à l’hétérosexualité et à la validité qui habite nos identités ordonnées, cohérentes (ou rangées). La « dé-composition » émerge dans le chapitre 4 non comme un échec à réaliser cette cohérence ou à gérer la différence mais comme une pratique critique à travers laquelle les travaux culturels résistent à une telle demande et positionnent le queer et le handicap comme désirables.
Le chapitre 5 se focalise sur les institutions financières et médiatiques (incluant la Banque mondiale) qui disséminent à travers le monde des images marketing de la culture queer et handicapée. Ce chapitre engage le travail de Rosemary Garland-Thomson intitulé « Voir le handicap : rhétorique visuelle du handicap dans la photographie populaire » dans le but de critiquer les rhétoriques (télé)visuelles contemporaines de la culture queer, particulièrement celles qui apparaissent dans les séries télévisuelles de la chaîne Bravo comme « Queer eye for the staight guy ». J’argumente le fait que la normalisation d’un moment historique LGBT qui rend possible une série comme « Queer eye for the straight guy » dépend de l’identification et de la discipline du handicap. Je considère ensuite certains dangers qui permettent eux-mêmes la normalisation du handicap. La normalisation du handicap se propage à la fois à travers les rhétoriques visuelles mais aussi par son incorporation dans les disciplines économiques mondiales du néolibéralisme (facilitée par ces rhétoriques). Dans le chapitre 5, je m’intéresse aux pratiques artistiques queer de Bob Flanagan, « Supermasochiste », qui offrent une alternative à ces processus. Flanagan, qui avait une mucoviscidose et qui mourut en 1996, utilisa les accoutrements à la fois du handicap et du sadomasochisme dans ses performances artistiques et ses installations. Le chapitre analyse comment les notions crip de futur utilisées par Flanagan font exploser une série de mythologies touchant au handicap, incluant les mythologies spectaculaires qui nous toucheraient tou-tes par un développement compromis et prédictif. Je maintiens que le travail de Flanagan a mis en mouvement les signes des cultures queer et handicapée que d’autres avaient créés et étendus dans le but de résister à la normalisation.
Pour finir, dans l’épilogue je ferai apparaître ce que j’appelle, en invoquant Jacques Derrida, « les spectres du handicap » et « le handicap à venir ». J’étendrai brièvement les réflexions du chapitre 5 sur le futur, et je retournerai, une fois de plus, à la critique de la mondialisation néolibérale qui sous-tend ce livre.
Hétérosexualité validiste
Dans son introduction de Mots clés : Vocabulaire culturel et social, Raymond Williams décrit son projet comme suit : « Un rapport d'étude sur le vocabulaire : un corpus de mots et de significations partagés dans nos discussions les plus générales, en anglais, sur les pratiques et les institutions que nous regroupons sous les termes de culture et de société. Chaque mot que j’ai utilisé, à un moment, au cours de quelque argument, s’est virtuellement imposé à moi parce que la question de sa signification me semble inextricablement liée avec la question de l’utilisation habituelle que l’on en fait (15) ».
Bien que Williams ne soit pas particulièrement concerné, dans Mots clés, par le féminisme ou la libération des gays et des lesbiennes, le processus qu’il décrit devrait être reconnu par les théoricien-nes féministes et queer, aussi bien que par les universitaires et les militant-es dans d’autres mouvements contemporains tels que celui des études afro-américaines ou la théorie critique de la race. Par leur développement, ces mouvements ont fait accroitre le nombre de mots qui s’imposent à nous, si bien que, tel que le met en avant le fameux essai d’Adrienne Rich « La contrainte à l’hétérosexualité et l’existence lesbienne », une étude à la fois sur les identités marginales et sur les identités dominantes est devenue nécessaire. La question de la signification du masculin (ou même de ce qui se rapporte au mâle), de la blancheur et de l’hétérosexualité a de plus en plus été comprise comme inextricablement liée avec la question du terme tel qu’il est utilisé habituellement dans le langage.
Nous n’avons pas besoin d’aller plus loin que le dictionnaire anglais Oxford pour localiser la question de la signification de l’hétérosexualité ; la question, pour ainsi dire, trouvant sa source dans les origines profondes de l’hétérosexualité. En 1971, le supplément du dictionnaire Oxford définie le terme hétérosexuel comme « appartenant à ou caractérisé par la normalité dans la relation des sexes ; opposé à homosexuel ». Sur ce point-là, bien sûr, une petite décennie de travaux critiques de la part des féministes et des théoricien-nes queer ont rendu aisément possible la reconnaissance de l’hétérosexualité et de l’homosexualité comme des identités non égales et non opposables. Au contraire, la subordination en cours de l’homosexualité permet à l’hétérosexualité d’être institutionnalisée comme « la relation normale des sexes », tandis que l’institutionnalisation de l’hétérosexualité comme « relation normale des sexes » permet à l’homosexualité d’être subordonnée. Et comme la théorie queer continue de le démontrer, c’est précisément l’introduction de la normalité dans le système qui introduit la contrainte : Michael Warner écrit dans « Le trouble du normal : sexe, politiques, et éthiques de vie queer » « Presque tout le monde veut être normal. Et qui peut en être blâmé-e, si l’alternative est d’être anormal-e, ou déviant-e, ou de ne pas être l’un-e d’entre nous ? En ces termes, cela ne semble pas du tout être un choix. Surtout en Amérique où être normal-e dépasse sans doute toute autre aspiration sociale » (53). La contrainte est ici produite et recouverte avec l’apparence d’un choix (celui de la préférence sexuelle) mystifiant un système dans lequel il n’y a en fait aucun choix.
La critique de la normalité a été autant centrale dans le mouvement de défense des droits des personnes handicapées que dans les études sur le handicap, avec, par exemple, l’ensemble du travail de Lennard J. Davis et sa critique de l’émergence historique de la normalité, ou l’introduction de Rosemarie Garland-Thomson au concept de « normation » (Davis, La mise en application de la normalité 23-49 ; Garland-Thomson, Des corps extraordinaires 8-9). De tels travaux universitaires et militants nous permettent de localiser la question de l’identité valide, de voire la question de la signification de la validité comme liée avec la question de la manière dont elles sont utilisées dans le discours. Presque tout le monde, semble-t-il, veut aussi être normal-e en ce qui concerne la validité. En conséquence, l’interrogation critique de la validité n’a pas toujours été bien reçue. Un exemple extrême mais qui, néanmoins, résume une certaine façon de penser la validité et le handicap est le fameux article Salon, apparu sur le web à l’été 1999, et qui attaquait les études sur le handicap. Dans son texte « Du fait de créer des bourses pour étudiant-es handicapé-es », Norah Vincent écrit « C’est dur de dénier que quelque chose appelée normalité existe. Le corps humain est une machine, après tout, il a développé des organes ayant certaines fonctions : des poumons pour respirer, des jambes pour marcher, des yeux pour voir, des oreilles pour entendre, une langue pour parler, et le plus important pour tou-tes les universitaires concerné-es, un cerveau pour penser. C’est de la science, non de la culture ». En un mot, soit votre corps est valide, soit il ne l’est pas.
Pourtant, la volonté de clarifier les définitions pourrait créer plus de problème qu’il n’y en a ; si cela est difficile de dénier que quelque chose appelée normalité existe, cela est encore plus dur de pointer ce que c’est. Le dictionnaire Oxford définie la validité de façon superficielle et négative comme « avoir un corps valide, c'est-à-dire un corps libre de tout handicap physique, et capable des efforts physiques que l’on attend de lui ; en bonne santé physique ; robuste ». La validité est, à son tour, définie vaguement comme « bonne santé ; capacité à travailler ; robustesse ». La structure parallèle des définitions de la validité et de la sexualité est assez frappante : d’abord, être valide c’est être « libre de tout handicap physique », tout comme être hétérosexuel-le c’est être « l’opposé d’homosexuel-le ». Deuxièmement, bien que le vocabulaire habituel utilisé par les humains pour parler de « relations normales » ne soit pas présent dans la définition de la validité, le sens de « relations normales » est présent, surtout à travers l’emphase sur le travail : être valide veut dire être capable des efforts physiques normaux requis dans un système particulier de travail. C’est ici, en fait, que l’identité valide et la définition donnée par le dictionnaire Oxford trahissent leurs origines, et montrent que cette identité apparaît dans l’augmentation du capitalisme industriel du 19ème siècle. C’est ici aussi que nous pouvons commencer à comprendre la nature de la contrainte à la validité ; dans l’émergence du système industriel capitaliste, l’individu est libre de vendre son travail mais pas vraiment libre de faire autre chose, c’est à dire libre d’avoir un corps valide mais pas vraiment libre d’avoir autre chose.
Comme la contrainte à l’hétérosexualité, la contrainte à la validité fonctionne par recouvrement, avec l’apparence d’un choix, de la part d’un système dans lequel il n’y a pas de choix. Et même si ces injonctions sont en partie liées à l’accroissement du capitalisme industriel, leur émergence historique et leur développement ont été effacés. Comme les origines des identités hétérosexuelle/homosexuelle sont maintenant obscures pour la plus part des gens afin que la contrainte à l’hétérosexualité fonctionne comme formation disciplinée émanant apparemment de partout et de nulle part, il en est de même pour l’obscurité des origines des identités valide/handicapée, suivant ce que Susan Wendell appelle « les disciplines de la normalité » (87) pour rentrer dans un système de contrainte à la validité qui émane également de partout et nulle part.
Les mémoires de Michael Bérubé sur son fils Jamie, qui a le syndrome de Down, La vie comme nous la connaissons : un père, une famille, et un enfant exceptionnel, aident à donner un exemple de certaines demandes idéologiques qui supportent la contrainte à la validité. Bérubé écrit comment parfois il se sent « coincé en parlant du fait que Jamie est intelligent, comme si c’était à moi de le prouver, comme si j’étais son porte-parole officiel ». Le non-dit de ces rencontres semble toujours être le même : « Au final, n’êtes-vous pas déçu d’avoir un enfant retardé ?... Est-ce que vous devez vraiment donner à cette personne votre entière attention ? » (180). L’étude approfondie que fait Bérubé de ces non-dits pointe une expérience commune importante qui lie tous les gens ayant un handicap dans un système de contrainte à la validité, l’expérience d’un besoin de validité comme accord d’un socle commun. Je peux imaginer les réponses qui doivent être très variées pour des mêmes questions : « Au final, vous ne préféreriez-pas entendre ? » et « Au final, ne préféreriez-vous pas ne pas être séropositif ? » semble être, après tout, des questions très différentes, la première (avec le mépris à peine voilé que l’identité sourde n’existe pas) plus génocidaire que la seconde. Mais ces questions ne sont pas vraiment différentes, dans le fait que leur répétition constante (ou leur présence insistante dans les non-dits) révèle beaucoup de la culture validiste en demandant que les corps soient interrogés. Une culture qui pose de telles questions suppose à l’avance que nous soyons tous d’accord : les identités valides, les perspectives valides sont préférables et c’est ce que nous avons tous, collectivement, comme objectif. Un système de contrainte à la validité demande de façon répétitive aux personnes handicapées d’incarner pour les autres une réponse positive à la question inexprimée, « Oui, mais au final, ne préféreriez-vous pas être comme moi ? »
C’est par cette répétition que nous pouvons commencer à localiser les façons par lesquelles les contraintes à la validité et à l’hétérosexualité sont entrelacées, et les moyens qui peuvent être utilisés pour les contester. Dans la théorie queer, Judith Butler est celle qui est la plus connue pour avoir identifié les répétitions requises afin de maintenir l’hégémonie hétérosexuelle :
« La ‘’réalité’’ des identités hétérosexuelles est constituée de façon performative à travers une imitation qui s’érige comme l’origine et la base de toutes les imitations. En d’autres mots, l’hétérosexualité est toujours dans un processus d’imitation et de d’approximation de ses propres idéalisations phantasmatiques d’elle-même, et de sa chute. Précisément parce qu’il est condamné à échouer, mais qu’il s’efforce malgré tout de s’accomplir, le projet de l’identité hétérosexuelle est propulsé dans une répétition sans fin de lui-même ». (Imitation et insubordination de genre, 21).
Le cas échéant, l’accent sur les identités qui sont construites au travers de performances répétées est même plus central que la contrainte à la validité, et cela se voit, après tout, dans beaucoup d’institutions de notre culture qui sont des vitrines pour les performances validistes. De plus, de même que pour l’hétérosexualité, cette répétition doit nécessairement échouer, tout comme l’identité idéale de la validité ne peut jamais, que cela soit dit une bonne fois pour toute, être réalisée. L’identité validiste et l’identité hétérosexuelle sont liées dans leur incompréhensibilité mutuelle, elles sont incompréhensibles dans le fait que chacune est une identité qui est simultanément le socle sur lequel toutes les identités sont sensées reposer et qui créé un accomplissement merveilleux sans cesse reporté et ainsi jamais vraiment garanti. D’où le fait que la performativité de genre expliquée par Butler dans sa théorie queer pourrait être réutilisée dans les disability studies, tout comme le suggère cette extrait légèrement paraphrasé de Trouble dans le genre (Je remplace les termes que Butler utilise pour parler du genre et de la sexualité, par des termes, mis entre parenthèses, qui ont littéralement à voir avec l’idée d’incarnation).
Les offres de (corps valides) normalisent les positions qui sont intrinsèquement impossibles d’incarner, tandis que l’échec persistant à identifier pleinement la validité, sans incohérence avec ces positions, montre que cette (validité) elle-même est non seulement une loi à la contrainte, mais surtout une comédie inévitable. En effet, je présenterai cet aperçu de (l’identité valide) aussi bien comme un système de contraintes, une comédie intrinsèque, une parodie constante d’elle-même, que comme une perspective alternative au (handicap). (122)
En d’autres mots, la théorie du trouble dans le genre de Butler devrait être repensée dans le contexte des études queer et de celles sur le handicap pour mettre en lumière ce que nous pourrions appeler « le trouble des capacités », cela ne signifiant pas un prétendu problème du handicap mais l’impossibilité inévitable, même quand elle est une contrainte, d’ériger la validité comme identité.
Réinvention de l’hétérosexuel-le
Les dernières décennies passées ont vu plein de troubles des capacités, à la fois contingents mais aussi nourris des traces laissées par l’idée de Butler d’un trouble dans le genre. Un exemple venu d’une décennie du début du vingtième siècle peut mettre en lumière certaines des façons par lesquelles l’hétérosexualité validiste a changé ou s’est adaptée. Dans son essai, « Salon de thé et compassion ; ou l’épistémologie des toilettes » (in Homographesis), Lee Edelman analyse la représentation populaire d’un scandale sexuel impliquant un membre important de l’administration Lyndon B. Johnson, et fournit ainsi un instantané des attitudes dominantes dans ce milieu du vingtième siècle. Le 7 octobre 1964, Walter Jenkins, chef de cabinet de Johnson, fut arrêté pour avoir eu des « gestes indécents » avec un autre homme dans des toilettes publiques de Washington D.C. L’arrestation fut faite après que Jenkins soit rentré dans les mêmes toilettes où cinq ans auparavant il avait été arrêté et inculpé pour « conduite provoquant un trouble à l’ordre publique (perversion) ». Cette arrestation précédente n’avait pas été révélée et Jenkins ne pouvait prendre de l’importance à la Maison Blanche qu’en occultant le scandale de 1964, étant donné la croyance répandue à cette époque en des sentiments tels qu’ils sont exprimés dans l’éditorial du New York Times : « Il ne peut y avoir de place dans l’équipe de la Maison Blanche ou dans les échelons élevés du gouvernement pour une personne ayant un comportement identifié comme déviant » (Edelman 148-149). L’essai d’Edelman analyse en profondeur la façon dont les événements autour du scandale Jenkins ont codifié les anxiétés contemporaines au sujet de la masculinité, de l’homosexualité, de l’identité nationale américaine, et de la sécurité nationale durant la guerre froide. Jenkins renonça à sa position le 14 octobre 1964 (Edelman 148-151).
Edelman prétend que la réponse à l’arrestation de Jenkins en ce milieu de siècle, tout comme beaucoup d’autres pour motif d’indécence, de déviance, ou de perversion, prend au moins trois formes. Premièrement, l’individu impliqué-e peut être défini-e comme « homosexuel-le » et contenu-e dans cette identité. Cette dernière était comprise comme représentant un type distinct de personne dont la différence était lisible sur le corps. Deuxièmement, parfois en contradiction et parfois en accord avec la stratégie de rendre visible « l’homosexualité » sur le corps, l’individu peut, d’une certaine façon, être considéré-e comme handicapé-e ; cet handicap est, encore une fois, supposé être lisible sur le corps. Bien qu’Edelman lui-même n’utilise pas le terme « handicap » pour décrire cette seconde stratégie, il invoque clairement les différences mentales et physiques créées à partir de normes convenables de santé et de capacités. En 1964, par exemple, Jenkins peut être considéré « comme la victime d’une forme de maladie, physique ou émotionnelle, dont le comportement transgressif n’est pas un symptôme de son identité (homosexuelle) mais plutôt une chute extrême et évidente de sa véritable identité (hétérosexuelle) » (Edelman 162-163). Ce passage est notable pour sa double suggestion, celle qui montre que pour les contemporain-nes de Jenkins, le « comportement transgressif » était une propriété virtuelle d’une différence physique ou émotionnelle, et que pour eux/elles il était naturel de lier la santé et les capacités à l’hétérosexualité. De plus, les parenthèses d’Edelman sont aussi significatives, elles suggèrent que la seconde stratégie n’a pas besoin, nécessairement, de parler directement ni à l’homosexualité (qui peut simplement passer comme « transgressive »), ni encore moins à l’hétérosexualité (qui peut simplement passer pour la « véritable » identité faisant naturellement disparaître le comportement « symptomatique »).
Troisièmement, la crise peut mettre au premier plan « une altérité formant une catégorie subversive dans le réseau conceptuel de la masculinité elle-même » (Edelman 163). En d’autres mots, les contradictions inhérentes à la masculinité s’appuient un système de contrainte à l’hétérosexualité qui peut alors être visible (par lequel la déviance est à la fois désirée et désavouée). Dans des scandales comme celui de l’affaire Jenkins, cette troisième réponse était, sans surprise, la moins acceptable. Le spectacle de la différence sexuelle, corporelle ou mentale était préférable à la menace visible sur la masculinité et l’hétérosexualité qui requière la déviance pour se définir elle-même et perdurer. En 1964, les deux premières réponses prévalaient : le comportement queer et le handicap allaient de pair, et étaient éliminés des plus hauts échelons du gouvernement, facilitant effectivement l’invisibilité des contraintes à l’hétérosexualité et à la validité.
Les aspects de l’affaire Jenkins paraissent inimaginables à l’aube du 21ème siècle, mais les suppositions qui ont conduit au scandale sont sans doute résiduelles. Au travers des années 1960 et 1970, l’accroissement des mouvements de libération ont rendu visibles le handicap et l’homosexualité de façons différentes ; les personnes LGBT, les personnes handicapées, et leurs allié-es ont tenté de définir la sexualité et les différences corporelles et mentales en leurs propres termes. En effet, Edelman interroge les attitudes dominantes des années 1960 qui donnent sans aucun doute leurs origines aux mouvements de dépathologisation des années 1970 et 1980. Les féministes et les acteurs/rices du mouvement de libération homosexuelle nomment cela « la contrainte à l’hétérosexualité » et démarrent ainsi un processus d’explication de la transformation de l’hétérosexualité pensée comme l’ordre naturel des choses.
Ce statut exalté fut à nouveau en danger, l’hétérosexualité continuant d’être définie contre l’homosexualité, mais le désaveu de la constitution des identités, dans le dernier tiers du 20ème siècle, fut rendu explicite. « Le coming out des homos » comme l’explique Ned Katz « provoqua le coming out de l’het (de « l’invention de l’hétérosexualité » 24). Cependant, les critiques sévères des histoires de coming out lesbiens et gays n’ont été simplement que la reproduction, en fait la demande, de cette même vielle histoire de découverte de soi ; l’histoire inquiétante du coming out hétérosexuel venu de la fin du siècle devant son existence à, et étant nécessité par, cette apparente fin de la prolifération des histoires gays et lesbiennes. Un focus sur cette période doit inclure l’image du maire de New-York, Ed Koch, déclarant « Je suis hétérosexuel », ainsi que celle de Magic Johnson au The Arsenio Hall Show insistant, après avoir révélé sa séropositivité, qu’il était « loin d’être homosexuel ». « Ces histoires de coming out hétérosexuel, ainsi que d’autres, aident à ré-assurer et à consolider une nouvelle communauté hétérosexuelle visible.
La représentation culturelle de cette ré-assurance et de cette consolidation sera mon sujet dans le reste de l’introduction. En suivant Emily Martin et David Harvey, je m’intéresserai à la production et à la reproduction, à la fin du 20ème siècle, de corps plus flexibles ; les corps homosexuels qui ne marquent plus la déviance absolue, et les corps hétérosexuels qui sont à nouveau exposés.
Le fait que le coming out hétérosexuel se produise parallèlement à celui des gays et lesbiennes permet une plus grande flexibilité du corps hétérosexuel qui tolère alors un certain seuil d’identité queer. La plus grande flexibilité des corps gays et lesbiens, à son tour, permet ce que j’appelle « l’épiphanie hétéronormative », permettant au coming out hétérosexuel d’être continuellement disponible en tant qu’intégrité subjective, mais cependant illusoire. En étoffant et en critiquant les contours de ce processus d’épiphanie, mon argument principal est que la contrainte à la validité est un des composants clés de ce processus. Précisément parce que le succès de la négociation de ces contours lors des crises contemporaines autour de l’hétérosexualité vient du fait que les corps hétérosexuels flexibles sont distingués par leurs capacités. Distingués par leurs capacités, ces corps sont souvent distingués clairement de ceux des personnes handicapées. J’argumente donc que les épiphanies hétéronormatives se répètent, et sont souvent nécessaires, à celles des corps valides. Cependant, comme le démontre ma discussion de conclusion sur la théorie queer et les études critiques sur le handicap (aussi bien que sur le reste de la théorie crip), une telle consolidation de pouvoir n’est pas, c’est le moins que l’on puisse dire, la seule résolution imaginable.
Les sujets sexuels valides
Le spectacle de l’homosexualité ou du handicap de 1964 a pu cacher une potentielle fracture de la masculinité ou de l’hétérosexualité, mais la situation avait considérablement changé à la fin des années 1990. En effet, 1998 peut être vue comme l’année où l’hétérosexualité se montra de façon spectaculaire. Le mouvement des ex-homosexuel-les, précédemment un mouvement, au mieux marginal de la droite chrétienne, acquis soudainement une importance nationale, non seulement grâce au placement en pleine page d’annonces relevant ses activités dans des journaux tels que le New York Times et le Washington Post (ces annonces racontaient comment des hommes et des femmes avaient été « soigné-es » de leur homosexualité), mais aussi grâce à une couverture sans précédent dans les médias principaux (couverture de la campagne d’annonces et du mouvement en général). Le journal Newsweek, tandis qu’il insistait sur le fait que « peu d’identités en Amérique sont plus marginales que les ex-homosexuel-les », essayait de mettre fin à cette marginalisation en faisant une couverture sur l’histoire du « couple marié John et Anne Paulk » ainsi que sur d’autres ex-homosexuel-les (Leland et Miller). John Paulk lui-même publia un livre sur sa formidable conversion à l’hétérosexualité : Pas peur de changer ; l’histoire remarquable d’un homme qui a dépassé son homosexualité. Malgré le fait qu’il ait quand même nommé « l’homosexualité » dans le titre de son livre, Paulk, ainsi que d’autres ex-homosexuel-les qui racontèrent leur histoire, se concentrèrent implacablement sur une nouvelle visibilité de l’hétérosexualité. En effet, Paulk se décrivait lui-même comme « un hétérosexuel qui est sorti de l’homosexualité ». (qtd. In Marble 28).
Des pages du New York Times au bureau ovale lui-même, l’hétérosexualité est exposée, avec même une performance spectaculaire d’hétérosexualité menant à la mise en accusation du président. John et Anne Paulk n’étaient pas, après tout, le seul couple hétérosexuel à faire la couverture de Newsweek ou du Times cette année-là. Malgré la crise nationale occasionnée par les pratiques hétérosexuelles de Bill Clinton et Monica Lewinsky au bureau ovale, cela reste claire qu’en 1998, le spectacle de l’hétérosexualité allait survivre. À travers les confessions de Clinton à la nation ainsi que les excuses à sa femme et sa fille, à travers la mise en accusation et la couverture qui fut faite de l’hétérosexualité « appropriée » (marié, monogame), celle-ci était ironiquement restaurée et rendue visible, à la façon dont l’hétérosexualité « naturelle » était restaurée dans les campagnes des ex-homosexuel-les. La crise Clinton ne fut pas, au moins objectivement, présentée comme un moment de panique où l’hétérosexualité avait besoin d’être explicitement nommée dans le but d’être étayée. Néanmoins, l’affaire Clinton peut être vue comme la partie d’une crise plus large de ces dernières décennies où l’hégémonie de l’(hétéro)sexualité à de plus en plus été questionnée et menacée. La réponse stratégique dominante à cette menace a été de rendre visible la crise, dans le but de la résoudre. Malgré leurs différences extrêmes (le mouvement des ex-homosexuel-les, par exemple, restait sur une vielle vison démoniaque de l’homosexualité, tandis que l’administration Clinton incluait une douzaine de membres qui se revendiquaient ouvertement LGBT), les affaires contemporaines Clinton et Paulk étaient toutes deux pleinement saturées de rhétorique de guérison qui restaurait ostensiblement l’hétérosexualité à sa vraie place.
Dans ce contexte large, au milieu de la compulsion de mise en accusation d’une sexualité inappropriée, et de la mise en visibilité d’une hétérosexualité « guérie », cela n’est peut-être pas surprenant que, cette année-là, les oscars des meilleurs acteur et actrice furent attribués à un couple (hétérosexuel) à l’écran dans Pour le pire et pour le meilleur. Pour sa performance de la très patiente serveuse Carol Connelly, Helen Hunt obtenu son premier Oscar. Pour sa performance en tant que Melvin Udall, un auteur de romans obsédé compulsif qui vit dans les environs de Manhattan où Carol travaille, et dont le comportement, souvent ponctué de commentaires sexistes, racistes et homophobes, l’isole d’un peu près tout le monde, Jack Nicholson remporta son troisième Oscar. Après que Hunt et Nicholson aient reçu leurs Oscars, leurs performances furent encore plus valorisées par le fait que les gagnant-es des décennies précédentes, occupant une large rangé de gradins tournée vers la scène, proposèrent à Hunt et Nicholson de rejoindre, ensemble, leur groupe privé. Greg Kinnear, qui jouait le voisin gay de Melvin, Simon Bishop, fut nommé pour le meilleur second rôle mais perdu face à Robin Williams dans Good Will Hunting.
Si le film Pour le pire et pour le meilleur n’a pas gagné l’oscar principal de la soirée, celui du meilleur film, pour lequel il était nominé, c’est parce qu’il était en compétition avec Titanic de James Cameron, le plus gros succès au box-office du siècle. Cependant, durant cette année de mise en avant spectaculaire de l’hétérosexualité, cela était tout à fait normal que Titanic gagne puisqu’il relate l’histoire épique d’une romance hétérosexuelle lors du naufrage. Bien que le personnage féminin principal (Rose Dewitt Bukater, jouée par Kate Winslet lorsqu’elle est jeune et par Gloria Stuart lorsqu’elle est âgée) perd l’amour de sa vie (Jack Dawson, incarné par Léonardo DiCaprio) dans la catastrophe, elle reste attachée à lui pour toujours et raconte l’histoire de leur amour passionnel à un petit groupe de personnes essayant de sauver ce qu’il reste de l’épave. Divers déplacements l’emmènent à l’endroit de l’épave pour l’aider à rassembler les détails de ce qu’il s’est passé cette nuit-là ; les membres de l’équipage espèrent retrouver un précieux collier que Rose a porté une fois, mais finissent par retrouver bien plus. Titanic suggère que le problème du siècle n’a pas été, comme W. E. B. DuBois le prédisait en 1903, la séparation raciale, ou même de classe, les descriptions caricaturales de Titanic montrant la gaillarde classe ouvrière faisant la fête malgré le naufrage. Non, le problème du 20ème siècle, symboliquement résolu en cette fin d’année par ce film, avait été la séparation et la réunification hétérosexuelle. « Quelle provocation, » avait fait remarquer de façon acerbe la théoricienne queer Madona lorsqu’elle présenta l’Oscar de la meilleure chanson originale à Céline Dion, dont l’immense tube « My Heart Will Go On » soulignait la permanence de l’hétérosexualité. À travers le siècle et malgré la catastrophe (incluant quatre-vingts ans de séparation et, par-dessus tout, la mort), l’hétérosexualité prévalait :
Près, loin, où que tu sois
Je crois que l’amour continu vraiment
Une fois de plus tu ouvres la porte
Et tu es ici dans mon cœur
Et mon cœur continuera de t’aimer encore et encore
L’intemporalité supposée du sentiment représenté par la chanson de Dion et dans Titanic en général montrent à quel point ce film eu un impact sur toutes les autres performances hétérosexuelles durant la fin du 20ème siècle.
Avec une telle compétition à l’académie des Awards, le film Pour le pire et pour le meilleur, qui est plus qualifié de comédie romantique que d’épopée comme Titanic, fut chanceux de remporter n’importe quel Award. En même temps, il a quelques étranges similarités avec Titanic. À une plus petite échelle, il parle de séparations et de réunifications hétérosexuelles. Cependant, au-delà de cela, il est virtuellement un manuel exemplaire sur la façon dont les épiphanies hétéronormatives sont nécessaires à celles de la validité. En effet, je vois le moment de remise des prix des meilleur-es acteur et actrice comme l’apogée d’un processus épiphanique qui commence à l’écran, dans la narration du film lui-même.
Bien que l’épiphanie, comme dispositif artistique, peut sembler avoir eu son âge d’or (très moderne), et être maintenant dépassée par une exposition répétée (postmoderne) de comment ces épiphanies sont toujours illusoires ou ineffectives ; l’utilisation de ce processus est toujours d’actualité, et les films hollywoodiens en particulier représentent (et continuent à produire) un intense désir pour l’épiphanie. Le moment épiphanique (si présent dans les films hollywoodiens modernes ou contemporains), malgré ses affinités avec les expériences d’extase religieuse dans lesquelles l’individu est amené à se perdre brièvement, tend à être un moment de subjectivité inégalé. Quand la musique s’amplifie et que la lumière change, elles marquent le moment où le personnage arrive à une consolidation temporaire de son passé, son présent et son futur. La clarté de la description de cette consolidation autorise le protagoniste, à la fin de la narration, à donner un sens à sa subjectivité toute entière, capacité qui lui manquait auparavant.
La représentation culturelle de ce moment épiphanique requière ce que Martin appelle des « corps flexibles », en deux sens. Premièrement, les corps expérimentant l’épiphanie doivent être assez flexibles pour la rendre possible en temps de crise. Flexible, dans ce premier sens, est virtuellement synonyme à la fois d’hétérosexualité et de validité : les corps en question sont souvent placés narrativement dans une relation inévitablement hétérosexuelle et visuellement représentés comme valides. Deuxièmement, et plus important, les autres corps doivent fonctionner de façon flexible et être les lieux objectifs où le moment épiphanique peut être mis en scène. Les corps, dans ce second sens, sont invariablement queer et handicapés, et ils sont aussi représentés visuellement comme tels.
Martin trouva un intérêt propre pour les corps flexibles et le trope de la flexibilité cristallisée lorsqu’une professeure en immunologie vint parler lors d’un cours qu’il suivait pour son diplôme et qu’elle commença à expliquer la « flexibilité » du système immunitaire : « Dans mon esprit, ce langage faisait violemment échos aux descriptions contemporaines de l’économie de cette fin de 20ème siècle, avec un focus sur la spécialisation flexible, la production flexible, et la réponse rapide, flexible, à un marché toujours en mouvement fabriquant des objets spécifiques à la façon du taylorisme » (93). La prise de conscience de ce chevauchement discursif conduit Martin à repérer les déploiements de la flexibilité au travers les discours, non seulement immunologiques et économiques, mais aussi ceux de la nouvelle philosophie, des organisations gouvernementales, de la psychologie, et de la théorie féministe (150-158). Cela met de façon cohérente au premier plan la fierté presque universelle donnée à la place de la flexibilité dans les discours économiques néolibéraux. Cela se voit, par exemple, dans les citations de guides pour apprendre à diriger ou dans les phrases extraites des discours d’entreprises comme Hewlett-Packard : « Nous encourageons la flexibilité et l’innovation. Nous créons un environnement de travail qui permet la diversité de nos salarié-es et de leurs idées. Nous faisons en sorte que tous les objectifs globaux qui sont clairement fixés et acceptés, et qui permettent la flexibilité des salarié-es travaillant à ces objectifs, les aident à donner le meilleur pour l’entreprise » (144).
La flexibilité que Martin décrit est, en un sens, ce que Harvey nomme ailleurs comme les termes conditionnant la postmodernité. Les crises économiques et culturelles des années 1970 ont engendré « une période de changements rapides, de flux, et d’incertitudes », et, pour Harvey, « les contrastes entre les pratiques politico-économiques actuelles et celles de la période du boom d’après-guerre sont suffisamment forts pour permettre l’hypothèse d’un changement passant du Fordisme à ce qui a été appelé le régime de « flexibilité » d’accumulation, façon révélatrice de caractériser l’histoire récente » (124). En d’autres mots, si la période d’après-guerre fut largement caractérisée par la production de masse et certaines protections officiellement codifiées pour les travailleur-ses occidentaux-les sous la législation du New Deal et d’État providence moderne, la période d’accumulation flexible inaugure la fin de ce fragile consensus : dans ce processus, le coté productif a besoin de flexibilité, de mobilité et de remplacabilité dans les bassins d’emplois et dans les pratiques ; du côté de la consommation, des groupes de plus en plus petits, autour de la planète, sont à la fois générés et visés, avec des produits adaptés, toujours flexibles, à leurs besoins spécifiques. Comme de nombreux-se théoricien-nes du néolibéralisme l’ont mis en avant, si les nouveaux mouvements sociaux prenaient part à l’expansion de l’économie et de la justice sociale, ces changements dramatiques dans les processus de production et de consommation seraient extrêmement limités et minimes, marquant le début de la plus grande redistribution ascendante de richesses et autres ressources que le monde n’ait jamais connue. Culturellement, ces changements ont été facilités par la valorisation presque universelle de la flexibilité.
La flexibilité identifiée par Harvey et Martin dans ce dernier contexte capitaliste semblait, en surface, agir contre l’intégrité subjective ; une société comme Hewlett Packard paraissant valoriser les subjectivités multiples, même une certaine fragmentation (postmoderne) de la subjectivité, en contraste avec l’intégrité subjective associée à l’épiphanie. Cependant, j’argumenterai que ce n’est pas le cas ; le sujet est précisément rendu flexible parce qu’il ou elle peut performer cette intégrité à travers chaque crise récurrente. En d’autres mots, sous le néolibéralisme, les individus qui sont en effet « flexibles et innovants », et le sont en créant des moments de crise subjective. Ils/elles gèrent la crise, ou du moins montrent qu’ils/elles ont la capacité de gérer ; au final, ils/elles s’adaptent et performent comme si la crise n’avait jamais existé. L’attention doit être portée à la crise dans le but que la résolution soit visible, mais cela fait porter plus d’attention à la crise de la subjectivité, en fragmentant et en multipliant ses effets, pour performer, ou représenter, l’inflexibilité. Le passé, le présent, et le futur sont ainsi constamment reconsolidés pour qu’un sujet ou un-e travailleur-se semble convenir exactement à chaque nouveau rôle.
Martin est bien conscient de cette nature à double tranchant du trope :
D’un côté, la (flexibilité) peut vouloir dire liberté ou initiative d’action : les gens visent des objectifs qu’ils/elles pensent bons pour l’organisation… De l’autre côté, cela peut vouloir dire que l’entreprise a la possibilité d’embaucher ou de renvoyer des travailleur-ses à volonté, comme le dit le Los Angeles Times dans son article « Comment apprendre à envoyer des avis de licenciement pour cause de « Flexibilité » où il décrit comment deux-cent employé-es se sont fait-e renvoyer à Los Angeles. Dans ce cas-là, la flexibilité fait école, les employé-es ont peu de choix et se soumettent. Le système puissant de la flexibilité faisant cas d’école, il se contracte ou s’étend ; les employé-es impuissant-es se soumettent avec souplesse. (145)
C’est précisément la nature à double tranchant de la flexibilité que je trouve utile pour comprendre les épiphanies hétéronormatives et validistes, ainsi que ce moment dans l’histoire où sont apparues les contraintes à l’hétérosexualité et à la validité. Le succès du sujet valide, comme le succès encore plus grand du sujet hétérosexuel, a permis d’observer et d’internaliser certaines leçons des mouvements de libération de ces quelques dernières décennies. De tels mouvements font sans aucun doute le lien entre le succès du sujet hétérosexuel, valide, et la crise, mais l’individu doit performer comme si ces mouvements ne l’avaient pas fait ; le sujet doit montrer une tolérance dévouée (et flexible) envers les groupes minoritaires constitués par ces mouvements. Si un modèle résiduel (tel que le modèle identifié par Edelman à partir des années 1960) rend explicitement démoniaque la culture queer et le handicap, les modèles dominants actuels et émergents de la subjectivité hétérosexuelle, valide, soulignent implicitement ou explicitement le fait de travailler avec des personnes handicapées et LGBT, comme dans le slogan de Hewlett-Packard sur « la diversité de nos employé-es et de leurs idées ». Cependant, la compréhension de Martin de la flexibilité nous autorise à critiquer ces modèles plus tolérants de subjectivité. Dans beaucoup de représentations culturelles, le handicap et les figures queer n’incarnent plus la déviance absolue mais sont toujours visuellement et narrativement subordonnés, et parfois franchement éliminés (ou peut-être, en termes nouveaux de flexibilité, renvoyés). La flexibilité agie encore des deux façons : les personnages hétérosexuels, valides dans de tels textes fonctionnent avec les minorités queer et handicapée, se contractant et s’étendant de manière flexible, tandis que les minorités queer, handicapée se soumettent avec souplesse. Parce que tous ces événements ont lieu dans un climat discursif de tolérance, qui valorise et met à profit la « diversité » (un climat qui autorise même aux acteurs de jouer un rôle d’homosexuel pour être nominé à l’académie des Awards), le sujet hétérosexuel et valide, tel que le produit la culture postmoderne, peut facilement renier sur la façon dont les contractions et expansions subjectives de la validité et de l’hétérosexualité sont en fait contingentes de corps queer, valides complaisants (et comme je le souligne dans la conclusion de cette introduction, cette contingence est aussi nécessaire aux logiques politiques et économiques néolibérales de manière plus générale).
Hétérosexualité validiste : pour le pire et pour le meilleur ?
Pour les communautés LGBT et pour les personnes handicapées, une telle subordination, dans un contexte contemporain qui est supposé valoriser la diversité, donne souvent du pire comme du meilleur. Il semblerait donc certain que si nous jugeons le film lui-même, il est représentatif d’une gamme entière de textes contemporains. Cependant, les études faisant entrer le handicap dans la sphère queer ou revendiquant une place pour le handicap dans et autour de la théorie queer aident à créer des espaces critiques pour le handicap qui chevauchent les espaces critiques queer que les militant-es et les universitaires ont élaboré durant les dernières décennies, dans lesquels nous pouvons identifier et remettre en cause la consolidation en cours de l’hégémonie hétérosexuelle, validiste.
Pour le pire et pour le meilleur est une comédie romantique qui raconte l’histoire de la construction d’une liaison amoureuse conflictuelle entre Melvin Udall et Carol Connelly, où Simon Bishop et son chien, Verdell, facilitent par inadvertance cette romance en accompagnant Melvin et Carol à travers une série de séparations et de retrouvailles. Simon, représenté au début comme valide, est attaqué chez lui par des cambrioleurs et, après avoir été hospitalisé plusieurs semaines (durant lesquelles Melvin est obligé de s’occuper de Verdell), fini par utiliser un fauteuil roulant et une canne, et ce durant le reste du film. C’est grâce aux crises autour de Simon et d’un autre personnage handicapé, le fils de Carol, Spencer (Jesse James), que la relation de Carol et Melvin se développe. « Spence doit », selon Carol, « se battre pour respirer. Son asthme peut tout simplement faire s’envoler sa courbe de température, il est allergique à la poussière, et c’est New-York, donc son système immunitaire s’affaibli à chaque fois qu’il a des soucis… indépendamment de cela, son affection auditive nous conduit aux urgences cinq ou six fois par mois ». Comme Carol et Melvin sont mis dans différentes situations où ils doivent, ensemble ou séparément, prendre soin de Spence ou Simon (ou de Verdell, durant l’hospitalisation de Simon), l’affection et l’amour qu’ils ont l’un pour l’autre se consolide inévitablement à la fin.
Melvin vit dans un appartement de Manhattan et, au début du film, est présenté comme un personnage détestable. En fait, la toute première scène montre une voisine sortant de son appartement avec une humeur légère et joyeuse, (« Je suis si heureuse, » dit-elle à quelqu’un à l’intérieur) qui se change rapidement en hostilité (« fils de pute ») quand elle voit Melvin dans le couloir. Nous apprenons que sa réaction est due à l’irritabilité de Melvin et à ses bassesses en général. La scène continue, et Melvin essaye d’attirer le chien de Simon en dehors de l’immeuble : comme il échoue, il prend simplement le chien et le fait descendre par le vide ordures. (Verdell est sauvé plus tard par un agent de maintenance). L’irritabilité de Melvin se traduit souvent par une méchanceté explicite : presque jusqu’à la fin du film il fait des commentaires antisémites, racistes, sexistes, et homophobes. Sa méchanceté englobe aussi bien les personnes handicapées ; à un moment il vocalise sur ce que John Nguyet Erni décrit comme « une structure fantaisiste de morbidité » (42). Erni souligne particulièrement les fantaisies culturelles concernant le sida, mais certains des préjugés culturels qu’il identifie, comme le fait que le sida est forcément mortel et que les gens séropositif-ves sont en quelques sortes déjà mort-es ou qu’ils/elles seraient mieux mort-es, circulent autour des autres gens handicapé-es, qui trouvent que leurs corps sont perçus de façons à ne pouvoir que confirmer l’idéologie validiste qui présente de tels corps comme une « détérioration imminente » (41). De la même manière, après avoir entendu Carol parler avec son collègue au restaurant des soins qu’elle apporte à son fils, Melvin remarque avec désinvolture, « Bien, nous allons tous mourir bientôt, moi, vous, et cela semble aussi sûr pour votre fils ». L’observation banale de Melvin au sujet de l’inévitabilité de la mort dépend de l’hypothèse que Spence, à cause de ses différences physiques, va mourir plus vite que la plupart des gens.
Que Melvin soit joué par Nicholson, une star majeure dont la célébrité peut lui permettre d’interpréter un odieux personnage, donne au film la possibilité de faire passer le comportement de Melvin pour de l’excentricité. (Si Melvin avait été joué par un acteur inconnu, il ne serait pas si clairement vu comme un individu excentrique ou odieux). Cette construction de « l’odieux personnage » permet à l’audience qui, on peut le supposer, ne va pas s’identifier à Melvin mais va néanmoins rire aux scènes où il fait ses méchantes blagues, de satisfaire sans se l’avouer ses propres préjugés racistes, sexistes, homophobes et validistes. La méchanceté de Melvin est, cependant, plus compliquée que de l’excentricité individuelle puisque Melvin lui-même est présenté au début comme quelqu’un ayant une sorte de handicap, identifié clairement plus tard dans le film comme des troubles obsessionnels compulsifs.
Ses troubles obsessionnels compulsifs poussent Melvin dans la sphère des institutions médicales et psychiatriques désignées pour garantir la production de « corps dociles ». Comme Foucault l’explique : « un corps est docile s’il peut être soumis, utilisé, transformé et amélioré » (Surveiller et punir, 136). De tels corps existent à cause de l’espace moderne des « méthodes disciplinaires » qui rendent possible « le contrôle méticuleux des opérations corporelles, (ont) assuré la subjection constante des forces des corps et ont imposé sur eux une relation de docilité-utilité » (137). En d’autres mots, durant les deux ou trois derniers siècles les corps ont été contrôlés (par les institutions disciplinaires et par une contrainte grandissante à l’auto-contrôle) pour que les signes de différences comportementales ou physiques n’empêchent pas leur productivité ; ces signes de différences ont été dûment marqués et, si possible, « transformés et améliorés ». Parce que les différences comportementales de Melvin le placent en dehors des relations de docilité-utilité, il doit nécessairement rattraper son retard par des discours objectivants et taxonomiques qui le « guériraient » de ses troubles obsessionnels compulsifs.
Bien sûr, Melvin est très différent de beaucoup de personnes handicapées. Il n’est surement pas de celles engagées dans les mouvements développant une conscience communautaire autour du handicap (un discours sur le handicap à l’opposé de la compréhension dominante qui en est fait et qui revient en arrière, ou regarde fixement dans le passé), et les personnes désignées comme obsédées compulsives n’ont jamais encore été à la tête de tels mouvements. En effet, les expériences de crise de Melvin peuvent être lues, parce qu’elles sont résolues, comme renforçant finalement aussi bien la contrainte à la validité que celle à l’hétérosexualité.
Peu importe si Melvin est une bonne représentation des personnes handicapées, il est cependant indéniablement lié à ces personnes par au moins quatre aspects. Premièrement, dès le début du film, le/la spectateur-rice est encouragé-e, même obligé-e, à considérer le comportement de Melvin comme la cause de son exclusion sociale puisqu’il ne correspond pas aux normes implicites. Quand la scène d’ouverture s’achève et que commence le générique d’ouverture, Melvin se retire dans l’espace privé de son appartement, et le/la spectateur-rice voit quelques éléments du comportement qui serviront plus tard à poser le diagnostic de troubles obsessionnels compulsifs : il verrouille et déverrouille de façon rituelle la porte cinq fois (le nombre impair confirmerait que la porte était en fait verrouillée), allume et éteint la lumière cinq fois, et passe à la salle de bain. Après avoir retiré les gants qu’il porte pour se protéger en dehors de chez lui, Melvin ouvre l’armoire à pharmacie, qui est rempli de deux sortes de savons, méticuleusement rangées sur deux étagères différentes. Melvin se lave les mains à l’eau très chaude, en disant lui-même « C’est chaud, c’est chaud ! » tandis qu’il le fait, et, après avoir jeté le premier pain de savon, recommence le rituel avec un second.
Le générique d’ouverture permet souvent aux réalisateurs-rices d’avoir un espace où donner efficacement des « informations de fond » ; dans les génériques de fin, beaucoup de films, par exemple, donnent au public le sentiment de se déplacer à travers différents lieux de la ville ou la région où se déroule l’histoire. Le comportement de Melvin est ainsi signalé comme quelque chose que le public devrait noter dans le but de comprendre clairement l’histoire qu’il est en train de voir. Son comportement est spécifiquement différencié plus tard des autres personnages, lorsqu’il quitte son appartement et prend son petit déjeuner au restaurant où Carol travaille, un trajet qu’il fait tous les jours, encore de façon rituelle. Le long du chemin, il fait attention à ne pas marcher sur les fentes des pavés et à ne pas avoir de contacts physiques avec d’autres personnes (« Ne me touchez pas, » dit-il nerveusement alors qu’il traverse la foule). Melvin apporte ses propres couverts au restaurant et ne mange que s’il a une table spécifique dans la section de Carol. Dans une scène, elle étudie avec attention son comportement (et les normes implicites habituelles) en disant, « Je vais finalement lui demander, d’accord, qu’est-ce qui ne va pas avec les couverts en plastique ?... Donnes toi quelques mots d’encouragements : ‘Il devrait essayer les couverts propres utilisés par les autres, c’est ce qu’il y a de drôle dans les diners à l’extérieur’ ».
Deuxièmement, les différences comportementales de Melvin sont fixées au-dessous d’une étiquette qui est à la fois imposée institutionnellement et offerte au public comme une explication permettant de comprendre ses actions. À un moment Melvin, clairement affligé, entre dans un immeuble où est inscrit sur le mur « Groupe psychiatrique de la Cinquième Avenue ». Il prend d’assaut le bureau du docteur et hurle « au secours ! » Lorsque le docteur (Lawrence Kasdan) insiste sur le fait qu’il « doit se montrer responsable de ses actions » et lui donne un rendez-vous, Melvin répond « Docteur Green, comment pouvez diagnostiquer quelqu’un obsessionnel compulsif et puis me demander d’agir comme si j’avais le choix de faire irruption ou non dans votre bureau ? » Le public apprend plus tard que le docteur Green avait prescrit des médicaments pour soulager Melvin. Melvin est ainsi « guéri » (contenu, calmé, définie) par une institution qui lui propose de le « guérir » dans un sens foucaldien (se transformer, ou progresser). La scène dans le bureau du psychiatre n’est pas majeure (en termes de longueur), pourtant elle devrait l’être : sa fonction est de marquer comme naturelle la division culturelle moderne des corps en catégories implicites (valide, handicapé) et le message passe plus efficacement qu’en répétant simplement, qu’en expliquant en détails ce sens culturel commun. Au même moment, la fin de la scène confirme cette importance en évoquant le titre du film. Frustré par son attente pour obtenir un rendez-vous avec son docteur, Melvin réapparait dans la salle d’attente et dit à la salle remplie de patient-es : « Est-ce que c’est vraiment pour le pire ou pour le meilleur ? »
Troisièmement, Melvin prend place dans ce que Martin F. Norden appelle « le cinéma de l’isolement ». La compréhension historique de Norden du handicap physique dans les films montre comment « la plupart des films ont essayé d’isoler les personnages handicapés de leurs paires valides et vice et versa » (1). Dans Pour le pire et pour le meilleur, l’appartement de Melvin est la scène de son isolement. Le rituel du verrouillage de porte représente cet isolement comme un choix, tandis que sa méchanceté le représente comme mérité.
Cela m’amène à un quatrième point, et peut-être le plus important, où la description de Melvin est mise en parallèle avec d’autres représentations culturelles de personnes handicapées : son handicap (son comportement anormal pour lequel il a été diagnostiqué et qui l’isole des autres) est lié aux défauts de son caractère (sa méchanceté). Le film ne marque pas de séparation entre le handicap de Melvin et sa méchanceté, au contraire, ils sont liés de façons répétées, narrativement et visuellement, et ce lien est naturalisé. Pour le pire et pour le meilleur et son idéologie validiste en général ne peut bien sûr pas le comprendre, mais il n’y a rien de naturel dans ce lien : une obsession de l’ordre et de la propreté qui se traduit par des comportements rituels qui sont gênants pour les gens autour de lui (et pour Melvin lui-même) n’a pas besoin d’être liée simultanément à sa méchanceté. En effet, pour la majorité des gens diagnostiqué-es obsessionnel-les compulsif-ves ce n’est pas le cas. Il n’est pas question de la véracité ou non du film, mais de ses effets concrets : son message n’a pas besoin d’être envoyé puisqu’il a déjà été reçu, et c’est pour cela qu’il n’y a aucune séparation matérielle entre le handicap et les gros défauts de caractère.
Une scène clé du film met à nu cette mise en relation. Elle est d’autant plus significative qu’elle a été utilisée pour la promotion de Pour le pire et pour le meilleur. Melvin et Carol sont ensemble au restaurant pour la première fois, et après qu’elle ait menacé de partir à cause de ses moqueries constantes, il essaye de réparer les choses en disant « J’ai ça, quoi, cette maladie ? Mon médecin, un psy chez qui j’ai l’habitude d’aller tout le temps, m’a dit que dans 50 ou 60% des cas les médicaments peuvent vraiment aider. Je déteste les médicaments. Des choses très dangereuses, les médicaments. Je déteste. J’utilise le verbe « détester » pour parler des médicaments. Je déteste ». Melvin rappelle ensuite à Carol que le soir dernier elle lui a dit qu’elle ne dormirait jamais avec lui. « Le matin suivant », dit-il, « j’ai commencé à prendre ces médicaments ». Étant donné qu’elle ne comprend pas son point de vue, il lui explique « tu m’as donné la volonté d’être un homme meilleur ». La scène glisse normalement d’une discussion sur le handicap de Melvin et la façon dont il le gère, à une discussion sur son caractère et sur la manière dont il peut l’améliorer. L’hypothèse est que s’il surmonte son handicap, son caractère s’améliorera ; son sexisme, son validisme, son homophobie et son racisme peuvent être traités par des médicaments. En représentant le handicap ou la « maladie » de Melvin comme un défaut de caractère, la scène ancre l’histoire de Melvin dans un ensemble de discours sur le handicap déjà fortement présents culturellement.
Cependant, ces quatre façons de représenter les autres personnes handicapées se dissolvent lorsque Melvin expérimente une épiphanie hétéronormative, comme si sa relation amoureuse avec Carol donnait un autre sens à sa condition et que son diagnostic n’était plus approprié, le public ayant été amené à voir le comportement de Melvin doucement s’améliorer. Cette histoire d’amour met, bien sûr, fin à cet isolement, et Melvin est représenté à la fin du film comme un homme romantique au cœur d’or, non plus comme un méchant. En résumé, durant le film l’identité de Melvin se contracte et s’étend de manière flexible. Le statut de valide est réalisé de façon proportionnelle au développement de la conscience qu’il a, et dont il a besoin, d’être pris dans une histoire d’amour (hétérosexuelle).
Aussi bien l’identité handicapée que celle non-hétérosexuelle doivent être visuellement localisées ailleurs pour permettre cette contraction et cette expansion subjective, et le besoin d’une telle relocalisation ou retenue des différences visibles aide à expliquer le rôle complexe de support joué par Simon, le voisin gay de Melvin. De la même façon que l’existence lesbienne est utilisée dans l’analyse de Rich pour refléter les « réalités » ou les relations hétérosexuelles et patriarcales passées (178), l’existence queer/handicapée peut et doit être utilisée pour soutenir la contrainte à la validité. Depuis que les cultures queer et handicapée ont le potentiel de perturber les performances validistes hétérosexuelles, elles doivent toutes deux être soigneusement contenues, incorporées dans d’autres. À cause de l’émergence historique récente du refus des sujets queer/handicapés à consentir à leur propre abjection, les autres sont maintenant tolérants. En effet, même dans un film qui laisse apparaître des sentiments homophobes et validiste ambigües, et qui continue de lier le handicap aux défauts de caractère, la tolérance d’existences queer/handicapées émerge néanmoins comme une condition nécessaire du succès des subjectivités hétérosexuelles et valides.
Simon est, en fait, si important qu’il fournit au film ce qui peut être considéré comme sa thèse. Simon est un peintre qui est vu dès les premières scènes travaillant avec un modèle qu’un de ses amis a recruté dans la rue. (C’est ce modèle et ses amis qui cambrioleront plus tard la maison de Simon). En essayant de trouver la bonne pause du modèle, Simon, avec une douce musique s’arrêtant pour lui permettre de parler, donne au public sa philosophie de peintre :
Ce que je fais c’est observer. As-tu déjà observé des personnes qui ne savent pas que tu es entrain de les observer ? Une vieille femme assise dans un bus, des enfants allant à l’école ou quelqu’un qui est juste en train d’attendre, puis tu vois ce flash venir sur eux/elle et tu sais immédiatement que cela n’a rien à voir avec quelque chose d’extérieur puisque rien a changé à l’extérieur. Et quand tu vois ce flash, ils/elles apparaissent juste plus réel-les, plus vivant-es. Je veux dire, en observant quelqu’un assez longtemps tu découvres son humanité.
Ce discours change tout (momentanément) pour le modèle qui, soudainement comprend et marque sans le vouloir une pause réflexive que Simon trouve idéale. Plus important, cette scène est présentée comme contexte à l’histoire de Melvin. Tandis que la musique change soudainement et devient rapide, même anxiogène, le/la spectateur-rice voit les jambes de Melvin s’agiter dans les rues de New-York. Le spectateur a déjà vu Melvin sauter autour des pavés pour éviter leur fissure, mais la focalisation sur ses jambes, le réduisant à cette partie de son corps, l’objective plus efficacement et met en lumière sa condition. Cela montre aussi de façon plus dramatique les effets perturbants de son comportement sur les autres (il provoque même la chute de vélo d’un homme). Dans le contexte du discours de Simon, l’implication est triple. Premièrement, l’humanité de Melvin n’est pas visible à ce stade ; deuxièmement, son handicap, et non sa méchanceté, est le signe de son inhumanité ; et troisièmement, une transformation peut et va venir : le/la spectateur-rice verra même l’humanité de Melvin à la fin du film. La transformation arrive lorsque Melvin s’éloigne de son handicap pour aller vers l’image parfaite (hétérosexuelle, valide) des fins hollywoodiennes.
Cette transformation à lieu par et au travers des corps handicapés, le plus visible est celui de Simon mais il y a aussi celui de Spence. Spence requière tellement de soins que Carol commence à manquer son travail. Puisque rompre sa routine est si pénible, Melvin s’arrange pour payer les soins médicaux de Spence, incluant un médecin personnel au domicile de Carol. En attendant, parce que les factures médicales de Simon suite au cambriolage sont trop élevées, et parce que son moral est si bas qu’il ne peut plus travailler, ses ami-es convainquent Melvin de conduire Simon à Baltimore pour demander de l’argent à ses parents. Puisque Carol se sent redevable vis-à-vis de Melvin, elle ne peut pas refuser quand celui-ci lui demande de les accompagner.
Le transfert littéral de New-York vers Baltimore n’est qu’une des nombreuses scènes de transfert épiphanique entre Melvin et Simon. La plus importante précède le voyage à Baltimore. Bouleversé après une rencontre avec Carol où elle lui a dit qu’elle ne coucherait pas avec lui, Melvin, incapable de dormir, amène une soupe chinoise à Simon, et ils s’assoient tous les deux sur un banc dans l’appartement de Simon. Les personnages sont positionnés de chaque côté de l’écran : à gauche, Simon, défiguré, marqué par les coups, et utilisant une canne ; à droite, Melvin, dont le corps n’est pas marqué comme visiblement différent. Melvin commence à expliquer à quel point il est affligé : « Je n’ai pas dormi. Ce n’est pas clair dans ma tête ou ça ne me ressemble pas. Je suis perdu. Ce n’est pas juste la fatigue, mec, je suis…, » Simon poursuit sa phrase et complète sa pensée, « malade… nauséeux ». « Somnolent » ajoute Melvin, alors que Simon a pris la parole. Avec une expression de douleur, il continue « Quand tout semble déformé et tout à l’intérieur fait mal, tu peux à peine trouver la force de te plaindre ». Cette vision que Simon donne des choses complète le transfert ; peut-importe ce que Melvin a expérimenté avant d’entrer dans l’appartement, c’est clairement Simon qui l’expérimente à présent. La perspicacité de Simon permet à Melvin de se lever du banc, revigoré, et de dire (oublieux de la douleur que Simon continue à ressentir) : « Ouais, je suis heureux d’avoir passé ce moment avec toi, notre discussion m’a fait du bien ». Lorsque la scène suivante s’ouvre, les deux hommes sont clairement en harmonie ; ils travaillent ensemble à donner sens à leurs sentiments anormaux, lesquels prennent leurs racines, pour les deux personnages, dans leurs corps. Cependant, Melvin va progressivement se débarrasser de ce qui fait sa différence physique, et à la fin de la scène, cette différence va clairement être localisée chez, et incorporée par, Simon.
Le public « découvre l’humanité de Melvin » alors qu’il est avec Simon dans des scènes épiphaniques telles que celle-ci, et que Simon se soumet avec souplesse. L’extrême homophobie dont Melvin fait preuve au début du film diminue ; il apprend à être tolérant de la différence qu’incarne Simon, ou plutôt des différences que Simon incarne lorsqu’il devient le principal représentant, non seulement de l’homosexualité, mais aussi du handicap. Cependant, personne dans le film ne fait de commentaires sur les expériences de changements de Melvin. Comme je l’ai suggéré, le sujet hétérosexuel performe avec succès comme s’il n’y avait pas de crise et de changement, comme s’il ou elle convenait parfaitement au nouveau rôle en travaillant de concert, et non contre, avec la culture queer et handicapée.
Ironiquement, Simon expérimente lui-même une épiphanie hétéronormative et validiste temporaire, et cette expérience hétérosociale, si elle n’est pas hétérosexuelle, enseigne à Melvin qu’il a besoin de cette flexibilité pour réussir à conquérir Carol. Fatiguée des piques et des gaffes de Melvin au restaurant de Baltimore, Carol s’en va et prend d’assaut la chambre d’hôtel de Simon en lui disant que Melvin ne la cherchera pas ici si elle reste là. Alors qu’il est en train de regarder Carol faire couler un bain, Simon est soudainement inspiré pour peindre à nouveau. Elle n’est pas d’accord au début, mais ils se mettent ensuite à rire ensemble, entourés des nouveaux dessins de Simon. Il est si ragaillardi qu’il se donne un coup au vol (c’est pour cela qu’il utilise une canne jusqu’à la fin du film).
L’épiphanie de Simon irrite Melvin mais elle lui montre aussi ce qu’il a besoin de faire. Comme Carol lui dit le matin, quand il lui demande si Simon et elle ont couché ensemble : « Au diable le sexe, c’était bien meilleur que du sexe. Nous nous sommes réconfortés l’un l’autre. Il m’a donné ce dont j’avais besoin, c’était super ». Au final, Melvin retient la leçon, il se tourne aussi vers Simon et le film arrive rapidement à sa conclusion. L’appartement de Simon a été sous-loué, et après que le trio soit retourné à New-York, Melvin installe Simon dans une chambre de son propre appartement. Le décor est ainsi posé pour la scène finale entre les deux hommes, et ce dont Melvin a besoin, Simon le lui donne, c’est super. Carol appelle ensuite Melvin pour lui dire qu’elle est désolée de s’être mise en colère contre lui mais qu’elle n’est pas sûre de le revoir. Melvin demande l’aide de Simon. « Les gens comme toi sont supposés être sensibles et intelligents, » commente-t-il de façon sarcastique. Tandis que Simon, boitillant avec sa canne, suit Melvin à travers l’appartement, il le convint que la meilleure chose à faire est d’oublier Carol. Dans ses toutes dernières paroles, Simon facilite l’histoire entre Carol et Melvin en disant à Melvin « de passer par-dessus cette histoire, de faire ça, de sortir Carol de son esprit ». Simon sert ainsi les objectifs donnés aux cultures queer et handicapée qui sont ainsi poussées toutes deux dans les coulisses. Lorsque Melvin va pour quitter l’appartement, il réalise qu’il a changé : il a oublié son rituel de verrouillage de porte.
Le film se termine sur une réconciliation heureuse traditionnelle entre les personnages principaux, l’un masculin l’autre féminin. Dans la dernière scène, alors que Melvin et Carol entrent tous les deux dans une boulangerie, il réalise qu’il n’a pas marché en essayant d’éviter la fente des pavés. Dans cette scène, l’épiphanie hétéronormative qui conclue donc le film est une fois de plus visuellement liée à la propre épiphanie validiste de Melvin.
Critiquement queer, lourdement handicapé
Les représentations culturelles de la validité et de l’hétérosexualité comme celles de Pour le pire ou pour le meilleur sont uniques durant ces quelques décennies passées. L’homophobie et le validisme représentés dans les films et autres textes culturels au long du vingtième siècle, soigneusement documentés par Vito Russo dans « Les toilettes en celluloïd » et par Norden dans « Le cinéma de l’isolement », ont été remplacés (mais pas entièrement) par une nouvelle homophobie et un nouveau validisme, améliorés et flexibles. La gestion la plus efficace des cultures queer et handicapée suggère que la culture hétérosexuelle et validiste ait retenu quelques leçons, mais certainement pas toutes, des mouvements contemporains de libération que les personnes queer et handicapées ont formé.
Est-ce que cela est pire ou mieux ? Ce n’est pas seulement la remise des Oscars aux films hollywoodiens qui provoque une telle résignation. Alors que George W. Bush prenait le bureau ovale en 2001, la nomination d’un Républicain ouvertement gay au poste de tsar de la lutte contre le sida à occulté le rôle joué par l’alliance anti-homosexuel-le-s dans la propulsion de cette nouvelle administration au pouvoir. Presque juste au moment où était signé la « New Freedom Initiative » (l’Initiative pour de nouvelles libertés) qui masquait des positions profondément anti-handicapées soutenues à la fois par les Républicains et par leurs prédécesseurs Démocrates et leurs allié-es. La New Freedom Initiative autorise les personnes handicapées à contracter des prêts à faible taux d’intérêt pour acheter du matériel aux centres de soins et de réadaptation, mais elle ne fait rien en ce qui concerne l’inégalité économique systémique à laquelle beaucoup de personnes handicapées sont confrontées. Plus important, ce sont les centres de soins et de réadaptation qui reçoivent les subventions, non les personnes handicapées elles-mêmes. Au-delà de ça, l’accent général mis à la fois par les Démocrates et les Républicains sur « un gouvernement plus petit » amenait inévitablement à des programmes de coupes budgétaires pour des allocations dont les personnes handicapées ont besoin pour survivre. Malgré l’accent supposé sur la diversité, et malgré la visibilité temporaire du handicap et de l’homosexualité même dans l’administration Bush, les stratégies financières flexibles sur lesquelles s’appuient actuellement les économies, les politiques, et la culture contemporaines produisent inévitablement un monde dans lequel les personnes queer et handicapées sont subordonnées ou franchement éliminées.
En fait, la campagne présidentielle de 2004 montre avec exemplarité comment les deux partis politiques états-uniens opèrent selon la logique de flexibilité que j’ai tracée. Dans les années 1990, l’administration Clinton aurait inclus nombre de salarié-es ouvertement LGBT, mais cela n’a pas empêché l’ancien président de suggérer, suite à la défaite du sénateur John Kerry à l’élection présidentielle, que Kerry aurait dû davantage supporter les initiatives des anti-homosexuel-les. Bush, au contraire, aurait essayé de séduire sa base conservatrice et chrétienne en supportant un amendement constitutionnel définissant de façon inexorable le mariage aux Etats-Unis comme l’union d’un homme et d’une femme, mais cela ne l’a pas empêché, dans un appel à « la modération », d’introduire plus tard dans la campagne l’idée que la protection par une union civile des couples de même sexe pouvait parfois être appropriée. Le fait que l’homophobie d’un parti soit plus virulente, dans ces exemples, ne doit pas estomper dans quelle mesure les deux s’appuient sur la flexibilité des corps. Le néolibéralisme continuera sans doute à exhiber ou exiger une telle dépendance, même s’il y a probablement une indécision entre des pôles phobiques plus ou moins apparents.
Selon la logique de flexibilité du néolibéralisme, toutes les variétés de la culture queer, et à cet égard celles du handicap, sont essentiellement temporaires, apparaissant seulement quand, et aussi longtemps que, elles sont nécessaires. Bien que le handicap de Simon dans Pour le pire et pour le meilleur résulte d’une attaque et apparaisse différent des handicaps (comme celui de Melvin) qui peuvent être « transformés et améliorés », et des handicaps ou des conditions (comme celle de Spence) qui sont plus chroniques, tous, au final, servent à l’expansion de l’identité validiste et, plus important, peuvent être retirés du centre de la scène pour que l’expansion de cette identité y ait lieu. De même, le personnage qui pose pour Simon, qui le tabasse et qui est initialement représenté comme un prostitué de rue, ainsi que son ami et collègue noir homosexuel, Frank Sachs (Cuba Gooding Jr.), qui est dépeint comme un personnage beaucoup plus flamboyant que Simon, auraient des vies très différentes de celle de Simon ; tous ont une sexualité, chacun leur tour, qui est différente de la « sexualité » de Spence et de la mère de Carol, Beverley (Shirley Knight) (Spence et Beverley sont, en effet, représentés comme n’ayant pas de sexualité). Cependant, au final, la gamme d’identités sexuelles réelles ou potentielles n’est là que pour aider le couple hétéronormatif représenté par Melvin et Carol à exister à la fin du film ; elle n’est plus nécessaire une fois que le couple est solidement formé.
À la fin, ni le trouble dans le genre ni celui dans le handicap n’est suffisant en lui-même pour défaire les contraintes à l’hétérosexualité ou à la validité. Butler reconnaît ce problème : « L’échec à atteindre la norme… n’est pas la même chose que subvertir la norme. Il n’y a pas de promesse que la subversion suivra la réitération des normes constitutives ; il n’y a pas de garantie qu’exposer le statut naturalisé de l’hétérosexualité amènera à le subvertir » (Critiquement queer 22 ; qrd. in Warner, Le normal et le normalisant 168-169 n.87). Pour Warner, cette reconnaissance de Butler créé un fossé potentiel dans sa théorie, « qu’on se le dise, entre le queer virtuel et le queer critique » (Le normal et le normalisant 168-169 n.87). En contraste avec une identité queer virtuelle qui serait expérimentée par quiconque échouerait à performer son hétérosexualité sans contradiction ni incohérence (c’est-à-dire tout le monde), une perspective critique queer pourrait vraisemblablement utiliser l’échec inévitable à se rapprocher de la norme, « en travaillant la faiblesse de la norme » collectivement, pour utiliser les mots de Butler (Critiquement queer 26).
Un fossé similaire peut être identifié dans la relation au handicap. Tout le monde est virtuellement handicapé, à la fois dans le sens que les normes validistes sont « intrinsèquement impossible à incorporer » pleinement, et dans le sens que le statut valide est toujours temporaire, la catégorie identitaire du handicap étant celle que tout le monde expérimentera si les personnes vivent assez longtemps. Cependant, ce que nous pouvons appeler une position critique du handicap différerait d’une telle position virtuelle handicapée ; cela demanderait de faire attention à la façon dont les mouvements de défense des droits des personnes handicapées et les études sur le handicap ont résisté à la pression de la contrainte à la validité et ont demandé un accès à un nouvel imaginaire et à une nouvelle configuration de la sphère publique où la pleine participation n’est pas contingente de la validité corporelle.
Nous devrions, en fait, étendre le concept et voir une telle perspective critique non comme gravement handicapée mais comme lourdement handicapée, le mot « lourd » performant de manière similaire à celui de « fabuleux » dans la critique de la culture queer. Tony Kushner écrit :
Fabuleux est devenu un mot populaire dans la communauté queer, bien qu’il n’est jamais été impopulaire, mais depuis un moment il est devenu un cri de guerre des nouvelles politiques queer, dans les carnavals et les mouvements, fruité avec une touche d’agressivité, festif et coriace comme l’est une vraie drag-queen : « FAAAAABULEUX ! »… Fabuleux est l’un de ces mots qui fournit une mesure du degré avec lequel une personne ou un évènement met en avant une culture minoritaire des plus distinctives, particulière, habituellement opprimée, en en amplifiant ses caractéristiques.
Lourd, bien que moins commun que fabuleux, a une histoire queer similaire : une lourde critique est une critique féroce, une critique provoquante, une de celles qui permet d’analyser profondément et soigneusement une situation, et je veux dire analyser dans le sens de la rue qui dénonce fortement les inégalités d’une situation donnée, d’une personne, d’un texte, ou d’une idéologie. « Lourdement handicapé », selon une telle conception queer, renverserait la compréhension validiste des corps lourdement handicapés comme étant les plus marginalisés, les plus exclus de la normalité qui offre des privilèges et qui est toujours élusive, et proposerait au lieu de cela que ce soit justement ces corps qui soient les mieux placés pour refuser la « moindre tolérance » et pour dénoncer les inégalités provoquées par la contrainte à la validité. Si on pense à « l’armée des femmes à un sein » qu’Audre Lorde imaginait descendre sur le Capitol ; aux Rolling Quads, dont la résistance fut l’étincelle qui permit le début du Mouvement pour la vie autonome à Berkeley, en Californie ; aux étudiant-es sourd-es qui firent fermer l’université de Gallaudet durant leur action « Un-e président-e sourd-e maintenant » ; ou à Act Up prenant d’assaut l’Institut national de la santé ou l’Agence américaine des produits alimentaires et médicamenteux ; dans toutes ces actions, les corps lourdement handicapés et/ou critiques de façon queer ont déjà été capables de générer un trouble qui redessine la sphère publique, ré-imagine et reforme les contours limités de l’incorporation ainsi que du désir proposés par un système qui nous contiendrait.
La contrainte à l’hétérosexualité est entrelacée avec la contrainte à la validité ; les deux systèmes travaillent à (re)produire la validité et l’hétérosexualité. Mais précisément parce que ces systèmes dépendent des existences queer et handicapée qui ne peuvent jamais être assez contenues, l’hégémonie validiste hétérosexuelle est toujours en danger d’effondrement. Je souligne avec attention les possibilités critiques queer et lourdement handicapées dans le but de mettre en évidence les acteurs-rices crip qui, dans le chapitre 1 et le reste du livre, exacerbent de manières plus productive la crise d’autorité actuelle des normes hétérosexuelles et validistes. Au lieu d’invoquer la crise dans le but de la résoudre (comme dans le film Pour le pire et pour le meilleur), je voudrais mettre en avant le fait que la théorie crip (telle qu’elle est produite dans les discours tenus par différents mouvements queer et/ou handicapés) peut, avec pour objectif d’aller plus loin que la crise, invoquer continuellement les résolutions inégalitaires que provoquent sur nous les contraintes à l’hétérosexualité et à la validité. En opposition à une culture validiste qui tient tant que possible sa promesse d’un idéal substantif (mais paradoxalement toujours élusif), la théorie crip résisterait à délimiter quelles sortes de corps et de capacités sont acceptables ou apporteraient du changement. Idéalement, la théorie crip fonctionnerait, comme le terme « queer » lui-même, « en opposition et en relation mais non nécessairement substantivement, non pas comme une positivité mais comme une positionnalité, non comme une chose mais comme une résistance à la norme » (Halperin 66). Bien sûr, en appelant à une théorie crip sans substance nécessaire, j’espère que cela sera claire dans le reste de Crip Theory que je ne veux pas dire dénier la matérialité des corps queer et/ou handicapés, puisque c’est précisément ces corps matériels qu’ont popularisé les mouvements et qui ont apporté les changements dont j’ai parlé tout le long. J’ai plutôt argumenté le fait que les cultures critiques queer et lourdement handicapée sont en train de transformer collectivement (de façons qui ne peuvent pas nécessairement être prédites d’avance), en ‘cripant’, les usages substantifs et matériels que le système de la contrainte à la validité fait des existences queer et/ou handicapées. Ces cultures insistent sur le fait qu’un tel système n’est jamais la meilleure chose possible, et qu’on peut imaginer d’autres corps et désirs.
Contrainte à la validité et existence queer/handicapée
Dans les études queer, il est une pratique bien établie de critiquer la construction supposée invisible de l'hétérosexualité. Puisque la norme hétérosexuelle se figea durant le 20ème siècle, c'est la "menace homosexuelle" qui fut spécifiée et incarnée ; le maintien de l'ordre établie et la contamination de cette menace autorisa la nouvelle normalité hétérosexuelle à rester non spécifiée et non incarnée.
Pas plus tôt qu'en 1915, Sigmund Freud, dans sa révision des Trois contributions à la théorie du sexe déclarait que « l'intérêt sexuel des hommes exclusivement pour les femmes est aussi un problème requérant une explication, et ce n'est pas quelque chose d'évident et d’explicable sur la base de l'attraction chimique » (560), mais de telles observations restèrent, comme beaucoup de commentaires de Freud, de simples notes de bas de page de son projet de recherche sur la déviance.
L'hétérosexualité n'est jamais évoquée, comme Michel Foucault l'a fait dans des propos connus sur l'homosexualité, « pour elle-même afin de demander à ce que sa légitimité ou sa "naturalité" soit reconnue » (Histoire de la sexualité, 101), et passe ainsi pour un amour et une intimité universelle, coextensif avec l'humanité en elle-même, et non avec une forme spécifique et historique d’eros pour le sexe opposé.
Dans cette mascarade, les partenaires hétérosexuel-les ont été largement identifié-es; un important travail féministe et antiraciste considère comment la contrainte à l'hétérosexualité renforce ou naturalise les idéologies dominantes de genre et de race. Cependant, en dépit du fait que l'homosexualité et le handicap partagent clairement un passé commun de pathologisation, et en dépit d'une conscience grandissante des intersections entre théorie queer et études sur le handicap, il est peu fait état des connections entre contrainte à l’hétérosexualité et contrainte à la validité. La validité, même plus que l'hétérosexualité, reste largement considérée comme l'ordre naturel des choses, et non comme une identité spécifique.
La théorie crip comme signes culturels des modes de vie queer et handicapés émerge de la tradition des études culturelles qui interrogent l’ordre des choses, et considèrent comment et pourquoi cela est construit et naturalisé, comment cela est intriqué dans des relations économiques, sociales, et culturelles complexes, et comment cela devrait être changé. Dans ce livre, et dans cette introduction en particulier, je théorise donc la construction de la validité et de l’hétérosexualité, aussi bien que la connexion entre elles. Je localise aussi les deux, le handicap et l’homosexualité, dans une histoire contemporaine et une économie politique de la visibilité. La visibilité et l’invisibilité ne sont pas, après tout, des attributs fixes attachés de façon permanente aux identités, et c’est une des idées centrales de ce livre que de montrer que le changement des conditions économiques, politiques et culturelles qui a eu lieu au tournant de ce millénaire a modifié de façon significative les relations de visibilité autour des notions d’hétérosexualité, de validité, d’homosexualité et de handicap.
Je mets ici en avant une théorie que j’appelle « la contrainte à la validité » et j’argumente que le système de la contrainte à la validité, qui dans un sens produit le handicap, est profondément entrelacé avec le système de la contrainte à l’hétérosexualité qui produit la façon d’être queer ; et qu’en fait, la contrainte à l’hétérosexualité est contingente à la contrainte à la validité, et vice et versa. Cependant, la période relativement longue durant laquelle l’hétérosexualité et la validité étaient entrelacées mais de façons invisibles (et qu’il y avait besoin d’incarner, de rendre visible, de pathologiser et de garder sous contrôle l’homosexualité et le handicap) ouvre éventuellement le chemin à notre propre époque durant laquelle les deux identités dominantes et les identités marginales non pathologiques sont davantage visibles et même parfois excessives. Le néolibéralisme et la postmodernité ont, en effet, accru le besoin de visibiliser des sujets valides et hétérosexuel-les qui sont excessivement tolérants vis-à-vis des personnes queer et/ou handicapées.
Au travers la théorie crip, je présente le capitalisme néolibéral comme le système économique et culturel dominant dans lequel, et aussi contre lequel, les identités incarnées et sexuelles ont été imaginées et composées durant le dernier quart de siècle. Émergent à la fois des nouveaux mouvements sociaux (incluant le féminisme, le mouvement de libération gay, et celui pour le droits des personnes handicapées) et de la crise économique des années 1970, le néolibéralisme ne stigmatise pas simplement la différence et peut en effet la célébrer. Par-dessus tout, par l’appropriation et la retenue du flux incessants d’idées, de libertés, et d’énergies provenant des nouveaux mouvements sociaux, le néolibéralisme favorise et met en place un flux continu pour alimenter le capital financier. Les institutions financières internationales (IFIs) et les États néolibéraux travaillent ainsi dans le sens de la privatisation des services publics, de la dérégulation des barrières de marché et des autres restrictions concernant l’investissement et le développement, de la réduction des effets ou de l’élimination (ou plus insidieusement, de la transformation au sein des cibles de marché) de la participation du public et des cultures démocratiques qui peuvent contraindre ou limiter les intérêts du grand capital. Ces changements culturels ont inauguré une ère qui, paradoxalement, est caractérisée par plus d’inégalité globale, d’exploitation brute et plus de perméabilité dans la façon dont l’oppression est reproduite (et étendue).
En considérant comment ces changements ont directement influencé la construction sociale contemporaine et la subordination de l’homosexualité et du handicap, mon introduction examine l’émergence d’un sujet hétérosexuel et valide plus « flexible » que la théorie queer ou les études sur le handicap ne l’ont jamais vraiment imaginé.
Après un bref rappel des façons dont les contraintes à l’hétérosexualité et à la validité sont entrelacées, j’analyserai comment ce sujet est représenté dans le film de James L. Brook, sorti en 1997 intitulé Pour le pire et pour le meilleur, et comment il cristallise de beaucoup de façons les idées que l’on se fait du handicap et de l’identité queer, ainsi que les usages que l’on en fait. En préparant le terrain pour les chapitres suivants, l’introduction conclura en retournant les perspectives critiques sur le handicap et l’identité queer ainsi que les pratiques qui ont été déployées pour résister au spectacle contemporain du validisme hétéronormé.
Dans le chapitre 1, je montrerai de quelles façons la culture crip est en train d’apparaître partout autour de ces questions, et je nommerai ces perspectives et pratiques « théorie crip ». En examinant une série d’exemples internationaux et locaux ou d’instantanés qui font apparaître cette culture crip, je mettrai en avant dans le chapitre 1 une série de principes contingents qui place le projet de « théorie crip » au cœur de relations entre handicap et identités politiques LGBT, entre histoires d’apparition de la culture queer et notion d’accessibilité poussée à l’extrême.
Une telle notion d’accessibilité devrait être travaillée dans un mouvement altermondialiste qui a en partie inspiré ce projet, mais je déplore que ce ne soit souvent pas le cas, mettant en avant le fait que le handicap est très utile, pour beaucoup qui s’opposeraient au capitalisme financier et aux multinationales, car il est une figure de ce contre quoi ils/elles doivent se battre pour créer le monde futur qu’ils/elles imaginent. Dans le chapitre 1, j’insère la culture crip dans ce futur monde en interrogeant ces idées et en essayant d’aller au-delà des efforts littéraux et théoriques afin de localiser ailleurs le handicap (et l’identité queer).
Dans le reste de ce livre, à travers une série d’études de cas, j’examine les premiers lieux institutionnels où les contraintes à la validité et l’hétérosexualité sont produites et garanties, et où les identités queer et handicapée sont (partiellement et inadéquatement) contenues. Je comprends ici « institutions » à la fois dans un sens très spécifique, comme les institutions telles que la Banque mondiale et ma propre université qui seront interrogées dans les pages suivantes, mais aussi dans un sens plus large où le terme « institution » marque la compréhension dominante d’un concept culturel signifiant et structurant : la vie de famille, par exemple, ou la réadaptation (et, bien sûr, le sens spécifique et celui plus abstrait du terme sont mutuellement constitutifs). Les institutions en question sont domestiques et légales dans le chapitre 2, religieuses et réadaptatives dans le chapitre 3. Le chapitre 4 est centré sur les institutions éducatives, et le chapitre 5 sur les médias et les institutions financières.
Au travers les lectures du texte de John D’Emilio « Capitalisme et identité gay », de l’histoire de Sharon Kowalski (une femme du Minnesota qui s’est retrouvée handicapée suite à un accident, et dont la garde de son enfant avait été accordée pour les dix prochaines années à ses parents et non à sa conjointe), et de deux récits recueillis à AIDS d’hommes afro-américains et latinos, les chapitres 2 et 3 se focaliseront sur les efforts pour rendre « queer » ou « crip » la vie de famille et discuteront le fait que les subjectivités LGBT sont fréquemment forgées dans des espaces contradictoires entre un culte de la capacité (centré sur la discipline et la vie de famille) et des cultures du handicap (centrées sur un réseau d’interdépendances). Dans le chapitre 2, je commencerai par considérer les critiques queer du mariage et de la vie de famille dans le but de questionner davantage les contraintes validistes dans les façons de former famille. Au travers la lecture attentive des mémoires de Karen Thompson et Julie Andrzejewski, « Pourquoi Sharon Kowalsky ne peut pas rentrer chez elle », je prétends que Thompson (la conjointe de Kowalsky) a mis au défi avec succès les idéologies validistes de vie familiale par son engagement au sein des identités féministes, queer et handicapées dans des espaces alternatifs (et publics). Dans le chapitre 3, j’examine les critiques faites par les personnes handicapées de la réadaptation pour mettre en lumière le processus au travers duquel certains emplacements ou identifications sont rendus sûrs tandis que d’autres sont perçus comme dangereux et intolérables, au-delà de la réadaptation. Ce chapitre juxtapose la dégradation raciale et sexuelle volontaire décrite dans les journaux de Gary Fisher, un écrivain afro-américain queer qui mourut en 1993, et la mise à l’ordre du jour de la réhabilitation représentée dans The Transformation, un documentaire sur Sara/Ricardo qui, avant sa mort en 1996, passa d’une communauté de rue New-Yorkaise composée de personnes transgenres latino-américaines à un ministère chrétien de Dallas et à une vie hétérosexuelle dans le mariage. Le chapitre 3, sans aucun doute, s’intéresse aux marges des études sur le handicap, et il est le centre de la théorie crip à plus d’un titre : le refus d’obéissance prôné par la théorie crip est particulièrement à l’œuvre dans les écrits de Fisher (et dans sa collaboration avec Ève Kosofsky Sedgwick qui édita ses journaux) et il peut être visible dans bien d’autres cas que ce livre n’examine pas.
En survolant certaines des façons dont la théorie crip a été générée dans et autour d’un ensemble d’universités, le chapitre 4 se focalise sur une série de questions, incluant les politiques d‘un travail académique contingent, comme la pédagogie qui a émergé quand les études queer/sur le handicap se sont installées académiquement, et ont donné des réponses queer/handicapée critiques à la campagne des droits de l’homme organisée lors de la marche du millénaire sur Washington. En ajoutant la notion crip à cette théorie composite, j’identifie les façons dont la demande culturelle à produire des étudiant-es qui ont des habilitées mesurables et qui écrivent une prose cohérente, efficace (une demande qui est mise en évidence par la rhétorique de la crise qui circule perpétuellement autour des classes et des programmes d’écriture) est connectée à la demande de contraintes à l’hétérosexualité et à la validité qui habite nos identités ordonnées, cohérentes (ou rangées). La « dé-composition » émerge dans le chapitre 4 non comme un échec à réaliser cette cohérence ou à gérer la différence mais comme une pratique critique à travers laquelle les travaux culturels résistent à une telle demande et positionnent le queer et le handicap comme désirables.
Le chapitre 5 se focalise sur les institutions financières et médiatiques (incluant la Banque mondiale) qui disséminent à travers le monde des images marketing de la culture queer et handicapée. Ce chapitre engage le travail de Rosemary Garland-Thomson intitulé « Voir le handicap : rhétorique visuelle du handicap dans la photographie populaire » dans le but de critiquer les rhétoriques (télé)visuelles contemporaines de la culture queer, particulièrement celles qui apparaissent dans les séries télévisuelles de la chaîne Bravo comme « Queer eye for the staight guy ». J’argumente le fait que la normalisation d’un moment historique LGBT qui rend possible une série comme « Queer eye for the straight guy » dépend de l’identification et de la discipline du handicap. Je considère ensuite certains dangers qui permettent eux-mêmes la normalisation du handicap. La normalisation du handicap se propage à la fois à travers les rhétoriques visuelles mais aussi par son incorporation dans les disciplines économiques mondiales du néolibéralisme (facilitée par ces rhétoriques). Dans le chapitre 5, je m’intéresse aux pratiques artistiques queer de Bob Flanagan, « Supermasochiste », qui offrent une alternative à ces processus. Flanagan, qui avait une mucoviscidose et qui mourut en 1996, utilisa les accoutrements à la fois du handicap et du sadomasochisme dans ses performances artistiques et ses installations. Le chapitre analyse comment les notions crip de futur utilisées par Flanagan font exploser une série de mythologies touchant au handicap, incluant les mythologies spectaculaires qui nous toucheraient tou-tes par un développement compromis et prédictif. Je maintiens que le travail de Flanagan a mis en mouvement les signes des cultures queer et handicapée que d’autres avaient créés et étendus dans le but de résister à la normalisation.
Pour finir, dans l’épilogue je ferai apparaître ce que j’appelle, en invoquant Jacques Derrida, « les spectres du handicap » et « le handicap à venir ». J’étendrai brièvement les réflexions du chapitre 5 sur le futur, et je retournerai, une fois de plus, à la critique de la mondialisation néolibérale qui sous-tend ce livre.
Hétérosexualité validiste
Dans son introduction de Mots clés : Vocabulaire culturel et social, Raymond Williams décrit son projet comme suit : « Un rapport d'étude sur le vocabulaire : un corpus de mots et de significations partagés dans nos discussions les plus générales, en anglais, sur les pratiques et les institutions que nous regroupons sous les termes de culture et de société. Chaque mot que j’ai utilisé, à un moment, au cours de quelque argument, s’est virtuellement imposé à moi parce que la question de sa signification me semble inextricablement liée avec la question de l’utilisation habituelle que l’on en fait (15) ».
Bien que Williams ne soit pas particulièrement concerné, dans Mots clés, par le féminisme ou la libération des gays et des lesbiennes, le processus qu’il décrit devrait être reconnu par les théoricien-nes féministes et queer, aussi bien que par les universitaires et les militant-es dans d’autres mouvements contemporains tels que celui des études afro-américaines ou la théorie critique de la race. Par leur développement, ces mouvements ont fait accroitre le nombre de mots qui s’imposent à nous, si bien que, tel que le met en avant le fameux essai d’Adrienne Rich « La contrainte à l’hétérosexualité et l’existence lesbienne », une étude à la fois sur les identités marginales et sur les identités dominantes est devenue nécessaire. La question de la signification du masculin (ou même de ce qui se rapporte au mâle), de la blancheur et de l’hétérosexualité a de plus en plus été comprise comme inextricablement liée avec la question du terme tel qu’il est utilisé habituellement dans le langage.
Nous n’avons pas besoin d’aller plus loin que le dictionnaire anglais Oxford pour localiser la question de la signification de l’hétérosexualité ; la question, pour ainsi dire, trouvant sa source dans les origines profondes de l’hétérosexualité. En 1971, le supplément du dictionnaire Oxford définie le terme hétérosexuel comme « appartenant à ou caractérisé par la normalité dans la relation des sexes ; opposé à homosexuel ». Sur ce point-là, bien sûr, une petite décennie de travaux critiques de la part des féministes et des théoricien-nes queer ont rendu aisément possible la reconnaissance de l’hétérosexualité et de l’homosexualité comme des identités non égales et non opposables. Au contraire, la subordination en cours de l’homosexualité permet à l’hétérosexualité d’être institutionnalisée comme « la relation normale des sexes », tandis que l’institutionnalisation de l’hétérosexualité comme « relation normale des sexes » permet à l’homosexualité d’être subordonnée. Et comme la théorie queer continue de le démontrer, c’est précisément l’introduction de la normalité dans le système qui introduit la contrainte : Michael Warner écrit dans « Le trouble du normal : sexe, politiques, et éthiques de vie queer » « Presque tout le monde veut être normal. Et qui peut en être blâmé-e, si l’alternative est d’être anormal-e, ou déviant-e, ou de ne pas être l’un-e d’entre nous ? En ces termes, cela ne semble pas du tout être un choix. Surtout en Amérique où être normal-e dépasse sans doute toute autre aspiration sociale » (53). La contrainte est ici produite et recouverte avec l’apparence d’un choix (celui de la préférence sexuelle) mystifiant un système dans lequel il n’y a en fait aucun choix.
La critique de la normalité a été autant centrale dans le mouvement de défense des droits des personnes handicapées que dans les études sur le handicap, avec, par exemple, l’ensemble du travail de Lennard J. Davis et sa critique de l’émergence historique de la normalité, ou l’introduction de Rosemarie Garland-Thomson au concept de « normation » (Davis, La mise en application de la normalité 23-49 ; Garland-Thomson, Des corps extraordinaires 8-9). De tels travaux universitaires et militants nous permettent de localiser la question de l’identité valide, de voire la question de la signification de la validité comme liée avec la question de la manière dont elles sont utilisées dans le discours. Presque tout le monde, semble-t-il, veut aussi être normal-e en ce qui concerne la validité. En conséquence, l’interrogation critique de la validité n’a pas toujours été bien reçue. Un exemple extrême mais qui, néanmoins, résume une certaine façon de penser la validité et le handicap est le fameux article Salon, apparu sur le web à l’été 1999, et qui attaquait les études sur le handicap. Dans son texte « Du fait de créer des bourses pour étudiant-es handicapé-es », Norah Vincent écrit « C’est dur de dénier que quelque chose appelée normalité existe. Le corps humain est une machine, après tout, il a développé des organes ayant certaines fonctions : des poumons pour respirer, des jambes pour marcher, des yeux pour voir, des oreilles pour entendre, une langue pour parler, et le plus important pour tou-tes les universitaires concerné-es, un cerveau pour penser. C’est de la science, non de la culture ». En un mot, soit votre corps est valide, soit il ne l’est pas.
Pourtant, la volonté de clarifier les définitions pourrait créer plus de problème qu’il n’y en a ; si cela est difficile de dénier que quelque chose appelée normalité existe, cela est encore plus dur de pointer ce que c’est. Le dictionnaire Oxford définie la validité de façon superficielle et négative comme « avoir un corps valide, c'est-à-dire un corps libre de tout handicap physique, et capable des efforts physiques que l’on attend de lui ; en bonne santé physique ; robuste ». La validité est, à son tour, définie vaguement comme « bonne santé ; capacité à travailler ; robustesse ». La structure parallèle des définitions de la validité et de la sexualité est assez frappante : d’abord, être valide c’est être « libre de tout handicap physique », tout comme être hétérosexuel-le c’est être « l’opposé d’homosexuel-le ». Deuxièmement, bien que le vocabulaire habituel utilisé par les humains pour parler de « relations normales » ne soit pas présent dans la définition de la validité, le sens de « relations normales » est présent, surtout à travers l’emphase sur le travail : être valide veut dire être capable des efforts physiques normaux requis dans un système particulier de travail. C’est ici, en fait, que l’identité valide et la définition donnée par le dictionnaire Oxford trahissent leurs origines, et montrent que cette identité apparaît dans l’augmentation du capitalisme industriel du 19ème siècle. C’est ici aussi que nous pouvons commencer à comprendre la nature de la contrainte à la validité ; dans l’émergence du système industriel capitaliste, l’individu est libre de vendre son travail mais pas vraiment libre de faire autre chose, c’est à dire libre d’avoir un corps valide mais pas vraiment libre d’avoir autre chose.
Comme la contrainte à l’hétérosexualité, la contrainte à la validité fonctionne par recouvrement, avec l’apparence d’un choix, de la part d’un système dans lequel il n’y a pas de choix. Et même si ces injonctions sont en partie liées à l’accroissement du capitalisme industriel, leur émergence historique et leur développement ont été effacés. Comme les origines des identités hétérosexuelle/homosexuelle sont maintenant obscures pour la plus part des gens afin que la contrainte à l’hétérosexualité fonctionne comme formation disciplinée émanant apparemment de partout et de nulle part, il en est de même pour l’obscurité des origines des identités valide/handicapée, suivant ce que Susan Wendell appelle « les disciplines de la normalité » (87) pour rentrer dans un système de contrainte à la validité qui émane également de partout et nulle part.
Les mémoires de Michael Bérubé sur son fils Jamie, qui a le syndrome de Down, La vie comme nous la connaissons : un père, une famille, et un enfant exceptionnel, aident à donner un exemple de certaines demandes idéologiques qui supportent la contrainte à la validité. Bérubé écrit comment parfois il se sent « coincé en parlant du fait que Jamie est intelligent, comme si c’était à moi de le prouver, comme si j’étais son porte-parole officiel ». Le non-dit de ces rencontres semble toujours être le même : « Au final, n’êtes-vous pas déçu d’avoir un enfant retardé ?... Est-ce que vous devez vraiment donner à cette personne votre entière attention ? » (180). L’étude approfondie que fait Bérubé de ces non-dits pointe une expérience commune importante qui lie tous les gens ayant un handicap dans un système de contrainte à la validité, l’expérience d’un besoin de validité comme accord d’un socle commun. Je peux imaginer les réponses qui doivent être très variées pour des mêmes questions : « Au final, vous ne préféreriez-pas entendre ? » et « Au final, ne préféreriez-vous pas ne pas être séropositif ? » semble être, après tout, des questions très différentes, la première (avec le mépris à peine voilé que l’identité sourde n’existe pas) plus génocidaire que la seconde. Mais ces questions ne sont pas vraiment différentes, dans le fait que leur répétition constante (ou leur présence insistante dans les non-dits) révèle beaucoup de la culture validiste en demandant que les corps soient interrogés. Une culture qui pose de telles questions suppose à l’avance que nous soyons tous d’accord : les identités valides, les perspectives valides sont préférables et c’est ce que nous avons tous, collectivement, comme objectif. Un système de contrainte à la validité demande de façon répétitive aux personnes handicapées d’incarner pour les autres une réponse positive à la question inexprimée, « Oui, mais au final, ne préféreriez-vous pas être comme moi ? »
C’est par cette répétition que nous pouvons commencer à localiser les façons par lesquelles les contraintes à la validité et à l’hétérosexualité sont entrelacées, et les moyens qui peuvent être utilisés pour les contester. Dans la théorie queer, Judith Butler est celle qui est la plus connue pour avoir identifié les répétitions requises afin de maintenir l’hégémonie hétérosexuelle :
« La ‘’réalité’’ des identités hétérosexuelles est constituée de façon performative à travers une imitation qui s’érige comme l’origine et la base de toutes les imitations. En d’autres mots, l’hétérosexualité est toujours dans un processus d’imitation et de d’approximation de ses propres idéalisations phantasmatiques d’elle-même, et de sa chute. Précisément parce qu’il est condamné à échouer, mais qu’il s’efforce malgré tout de s’accomplir, le projet de l’identité hétérosexuelle est propulsé dans une répétition sans fin de lui-même ». (Imitation et insubordination de genre, 21).
Le cas échéant, l’accent sur les identités qui sont construites au travers de performances répétées est même plus central que la contrainte à la validité, et cela se voit, après tout, dans beaucoup d’institutions de notre culture qui sont des vitrines pour les performances validistes. De plus, de même que pour l’hétérosexualité, cette répétition doit nécessairement échouer, tout comme l’identité idéale de la validité ne peut jamais, que cela soit dit une bonne fois pour toute, être réalisée. L’identité validiste et l’identité hétérosexuelle sont liées dans leur incompréhensibilité mutuelle, elles sont incompréhensibles dans le fait que chacune est une identité qui est simultanément le socle sur lequel toutes les identités sont sensées reposer et qui créé un accomplissement merveilleux sans cesse reporté et ainsi jamais vraiment garanti. D’où le fait que la performativité de genre expliquée par Butler dans sa théorie queer pourrait être réutilisée dans les disability studies, tout comme le suggère cette extrait légèrement paraphrasé de Trouble dans le genre (Je remplace les termes que Butler utilise pour parler du genre et de la sexualité, par des termes, mis entre parenthèses, qui ont littéralement à voir avec l’idée d’incarnation).
Les offres de (corps valides) normalisent les positions qui sont intrinsèquement impossibles d’incarner, tandis que l’échec persistant à identifier pleinement la validité, sans incohérence avec ces positions, montre que cette (validité) elle-même est non seulement une loi à la contrainte, mais surtout une comédie inévitable. En effet, je présenterai cet aperçu de (l’identité valide) aussi bien comme un système de contraintes, une comédie intrinsèque, une parodie constante d’elle-même, que comme une perspective alternative au (handicap). (122)
En d’autres mots, la théorie du trouble dans le genre de Butler devrait être repensée dans le contexte des études queer et de celles sur le handicap pour mettre en lumière ce que nous pourrions appeler « le trouble des capacités », cela ne signifiant pas un prétendu problème du handicap mais l’impossibilité inévitable, même quand elle est une contrainte, d’ériger la validité comme identité.
Réinvention de l’hétérosexuel-le
Les dernières décennies passées ont vu plein de troubles des capacités, à la fois contingents mais aussi nourris des traces laissées par l’idée de Butler d’un trouble dans le genre. Un exemple venu d’une décennie du début du vingtième siècle peut mettre en lumière certaines des façons par lesquelles l’hétérosexualité validiste a changé ou s’est adaptée. Dans son essai, « Salon de thé et compassion ; ou l’épistémologie des toilettes » (in Homographesis), Lee Edelman analyse la représentation populaire d’un scandale sexuel impliquant un membre important de l’administration Lyndon B. Johnson, et fournit ainsi un instantané des attitudes dominantes dans ce milieu du vingtième siècle. Le 7 octobre 1964, Walter Jenkins, chef de cabinet de Johnson, fut arrêté pour avoir eu des « gestes indécents » avec un autre homme dans des toilettes publiques de Washington D.C. L’arrestation fut faite après que Jenkins soit rentré dans les mêmes toilettes où cinq ans auparavant il avait été arrêté et inculpé pour « conduite provoquant un trouble à l’ordre publique (perversion) ». Cette arrestation précédente n’avait pas été révélée et Jenkins ne pouvait prendre de l’importance à la Maison Blanche qu’en occultant le scandale de 1964, étant donné la croyance répandue à cette époque en des sentiments tels qu’ils sont exprimés dans l’éditorial du New York Times : « Il ne peut y avoir de place dans l’équipe de la Maison Blanche ou dans les échelons élevés du gouvernement pour une personne ayant un comportement identifié comme déviant » (Edelman 148-149). L’essai d’Edelman analyse en profondeur la façon dont les événements autour du scandale Jenkins ont codifié les anxiétés contemporaines au sujet de la masculinité, de l’homosexualité, de l’identité nationale américaine, et de la sécurité nationale durant la guerre froide. Jenkins renonça à sa position le 14 octobre 1964 (Edelman 148-151).
Edelman prétend que la réponse à l’arrestation de Jenkins en ce milieu de siècle, tout comme beaucoup d’autres pour motif d’indécence, de déviance, ou de perversion, prend au moins trois formes. Premièrement, l’individu impliqué-e peut être défini-e comme « homosexuel-le » et contenu-e dans cette identité. Cette dernière était comprise comme représentant un type distinct de personne dont la différence était lisible sur le corps. Deuxièmement, parfois en contradiction et parfois en accord avec la stratégie de rendre visible « l’homosexualité » sur le corps, l’individu peut, d’une certaine façon, être considéré-e comme handicapé-e ; cet handicap est, encore une fois, supposé être lisible sur le corps. Bien qu’Edelman lui-même n’utilise pas le terme « handicap » pour décrire cette seconde stratégie, il invoque clairement les différences mentales et physiques créées à partir de normes convenables de santé et de capacités. En 1964, par exemple, Jenkins peut être considéré « comme la victime d’une forme de maladie, physique ou émotionnelle, dont le comportement transgressif n’est pas un symptôme de son identité (homosexuelle) mais plutôt une chute extrême et évidente de sa véritable identité (hétérosexuelle) » (Edelman 162-163). Ce passage est notable pour sa double suggestion, celle qui montre que pour les contemporain-nes de Jenkins, le « comportement transgressif » était une propriété virtuelle d’une différence physique ou émotionnelle, et que pour eux/elles il était naturel de lier la santé et les capacités à l’hétérosexualité. De plus, les parenthèses d’Edelman sont aussi significatives, elles suggèrent que la seconde stratégie n’a pas besoin, nécessairement, de parler directement ni à l’homosexualité (qui peut simplement passer comme « transgressive »), ni encore moins à l’hétérosexualité (qui peut simplement passer pour la « véritable » identité faisant naturellement disparaître le comportement « symptomatique »).
Troisièmement, la crise peut mettre au premier plan « une altérité formant une catégorie subversive dans le réseau conceptuel de la masculinité elle-même » (Edelman 163). En d’autres mots, les contradictions inhérentes à la masculinité s’appuient un système de contrainte à l’hétérosexualité qui peut alors être visible (par lequel la déviance est à la fois désirée et désavouée). Dans des scandales comme celui de l’affaire Jenkins, cette troisième réponse était, sans surprise, la moins acceptable. Le spectacle de la différence sexuelle, corporelle ou mentale était préférable à la menace visible sur la masculinité et l’hétérosexualité qui requière la déviance pour se définir elle-même et perdurer. En 1964, les deux premières réponses prévalaient : le comportement queer et le handicap allaient de pair, et étaient éliminés des plus hauts échelons du gouvernement, facilitant effectivement l’invisibilité des contraintes à l’hétérosexualité et à la validité.
Les aspects de l’affaire Jenkins paraissent inimaginables à l’aube du 21ème siècle, mais les suppositions qui ont conduit au scandale sont sans doute résiduelles. Au travers des années 1960 et 1970, l’accroissement des mouvements de libération ont rendu visibles le handicap et l’homosexualité de façons différentes ; les personnes LGBT, les personnes handicapées, et leurs allié-es ont tenté de définir la sexualité et les différences corporelles et mentales en leurs propres termes. En effet, Edelman interroge les attitudes dominantes des années 1960 qui donnent sans aucun doute leurs origines aux mouvements de dépathologisation des années 1970 et 1980. Les féministes et les acteurs/rices du mouvement de libération homosexuelle nomment cela « la contrainte à l’hétérosexualité » et démarrent ainsi un processus d’explication de la transformation de l’hétérosexualité pensée comme l’ordre naturel des choses.
Ce statut exalté fut à nouveau en danger, l’hétérosexualité continuant d’être définie contre l’homosexualité, mais le désaveu de la constitution des identités, dans le dernier tiers du 20ème siècle, fut rendu explicite. « Le coming out des homos » comme l’explique Ned Katz « provoqua le coming out de l’het (de « l’invention de l’hétérosexualité » 24). Cependant, les critiques sévères des histoires de coming out lesbiens et gays n’ont été simplement que la reproduction, en fait la demande, de cette même vielle histoire de découverte de soi ; l’histoire inquiétante du coming out hétérosexuel venu de la fin du siècle devant son existence à, et étant nécessité par, cette apparente fin de la prolifération des histoires gays et lesbiennes. Un focus sur cette période doit inclure l’image du maire de New-York, Ed Koch, déclarant « Je suis hétérosexuel », ainsi que celle de Magic Johnson au The Arsenio Hall Show insistant, après avoir révélé sa séropositivité, qu’il était « loin d’être homosexuel ». « Ces histoires de coming out hétérosexuel, ainsi que d’autres, aident à ré-assurer et à consolider une nouvelle communauté hétérosexuelle visible.
La représentation culturelle de cette ré-assurance et de cette consolidation sera mon sujet dans le reste de l’introduction. En suivant Emily Martin et David Harvey, je m’intéresserai à la production et à la reproduction, à la fin du 20ème siècle, de corps plus flexibles ; les corps homosexuels qui ne marquent plus la déviance absolue, et les corps hétérosexuels qui sont à nouveau exposés.
Le fait que le coming out hétérosexuel se produise parallèlement à celui des gays et lesbiennes permet une plus grande flexibilité du corps hétérosexuel qui tolère alors un certain seuil d’identité queer. La plus grande flexibilité des corps gays et lesbiens, à son tour, permet ce que j’appelle « l’épiphanie hétéronormative », permettant au coming out hétérosexuel d’être continuellement disponible en tant qu’intégrité subjective, mais cependant illusoire. En étoffant et en critiquant les contours de ce processus d’épiphanie, mon argument principal est que la contrainte à la validité est un des composants clés de ce processus. Précisément parce que le succès de la négociation de ces contours lors des crises contemporaines autour de l’hétérosexualité vient du fait que les corps hétérosexuels flexibles sont distingués par leurs capacités. Distingués par leurs capacités, ces corps sont souvent distingués clairement de ceux des personnes handicapées. J’argumente donc que les épiphanies hétéronormatives se répètent, et sont souvent nécessaires, à celles des corps valides. Cependant, comme le démontre ma discussion de conclusion sur la théorie queer et les études critiques sur le handicap (aussi bien que sur le reste de la théorie crip), une telle consolidation de pouvoir n’est pas, c’est le moins que l’on puisse dire, la seule résolution imaginable.
Les sujets sexuels valides
Le spectacle de l’homosexualité ou du handicap de 1964 a pu cacher une potentielle fracture de la masculinité ou de l’hétérosexualité, mais la situation avait considérablement changé à la fin des années 1990. En effet, 1998 peut être vue comme l’année où l’hétérosexualité se montra de façon spectaculaire. Le mouvement des ex-homosexuel-les, précédemment un mouvement, au mieux marginal de la droite chrétienne, acquis soudainement une importance nationale, non seulement grâce au placement en pleine page d’annonces relevant ses activités dans des journaux tels que le New York Times et le Washington Post (ces annonces racontaient comment des hommes et des femmes avaient été « soigné-es » de leur homosexualité), mais aussi grâce à une couverture sans précédent dans les médias principaux (couverture de la campagne d’annonces et du mouvement en général). Le journal Newsweek, tandis qu’il insistait sur le fait que « peu d’identités en Amérique sont plus marginales que les ex-homosexuel-les », essayait de mettre fin à cette marginalisation en faisant une couverture sur l’histoire du « couple marié John et Anne Paulk » ainsi que sur d’autres ex-homosexuel-les (Leland et Miller). John Paulk lui-même publia un livre sur sa formidable conversion à l’hétérosexualité : Pas peur de changer ; l’histoire remarquable d’un homme qui a dépassé son homosexualité. Malgré le fait qu’il ait quand même nommé « l’homosexualité » dans le titre de son livre, Paulk, ainsi que d’autres ex-homosexuel-les qui racontèrent leur histoire, se concentrèrent implacablement sur une nouvelle visibilité de l’hétérosexualité. En effet, Paulk se décrivait lui-même comme « un hétérosexuel qui est sorti de l’homosexualité ». (qtd. In Marble 28).
Des pages du New York Times au bureau ovale lui-même, l’hétérosexualité est exposée, avec même une performance spectaculaire d’hétérosexualité menant à la mise en accusation du président. John et Anne Paulk n’étaient pas, après tout, le seul couple hétérosexuel à faire la couverture de Newsweek ou du Times cette année-là. Malgré la crise nationale occasionnée par les pratiques hétérosexuelles de Bill Clinton et Monica Lewinsky au bureau ovale, cela reste claire qu’en 1998, le spectacle de l’hétérosexualité allait survivre. À travers les confessions de Clinton à la nation ainsi que les excuses à sa femme et sa fille, à travers la mise en accusation et la couverture qui fut faite de l’hétérosexualité « appropriée » (marié, monogame), celle-ci était ironiquement restaurée et rendue visible, à la façon dont l’hétérosexualité « naturelle » était restaurée dans les campagnes des ex-homosexuel-les. La crise Clinton ne fut pas, au moins objectivement, présentée comme un moment de panique où l’hétérosexualité avait besoin d’être explicitement nommée dans le but d’être étayée. Néanmoins, l’affaire Clinton peut être vue comme la partie d’une crise plus large de ces dernières décennies où l’hégémonie de l’(hétéro)sexualité à de plus en plus été questionnée et menacée. La réponse stratégique dominante à cette menace a été de rendre visible la crise, dans le but de la résoudre. Malgré leurs différences extrêmes (le mouvement des ex-homosexuel-les, par exemple, restait sur une vielle vison démoniaque de l’homosexualité, tandis que l’administration Clinton incluait une douzaine de membres qui se revendiquaient ouvertement LGBT), les affaires contemporaines Clinton et Paulk étaient toutes deux pleinement saturées de rhétorique de guérison qui restaurait ostensiblement l’hétérosexualité à sa vraie place.
Dans ce contexte large, au milieu de la compulsion de mise en accusation d’une sexualité inappropriée, et de la mise en visibilité d’une hétérosexualité « guérie », cela n’est peut-être pas surprenant que, cette année-là, les oscars des meilleurs acteur et actrice furent attribués à un couple (hétérosexuel) à l’écran dans Pour le pire et pour le meilleur. Pour sa performance de la très patiente serveuse Carol Connelly, Helen Hunt obtenu son premier Oscar. Pour sa performance en tant que Melvin Udall, un auteur de romans obsédé compulsif qui vit dans les environs de Manhattan où Carol travaille, et dont le comportement, souvent ponctué de commentaires sexistes, racistes et homophobes, l’isole d’un peu près tout le monde, Jack Nicholson remporta son troisième Oscar. Après que Hunt et Nicholson aient reçu leurs Oscars, leurs performances furent encore plus valorisées par le fait que les gagnant-es des décennies précédentes, occupant une large rangé de gradins tournée vers la scène, proposèrent à Hunt et Nicholson de rejoindre, ensemble, leur groupe privé. Greg Kinnear, qui jouait le voisin gay de Melvin, Simon Bishop, fut nommé pour le meilleur second rôle mais perdu face à Robin Williams dans Good Will Hunting.
Si le film Pour le pire et pour le meilleur n’a pas gagné l’oscar principal de la soirée, celui du meilleur film, pour lequel il était nominé, c’est parce qu’il était en compétition avec Titanic de James Cameron, le plus gros succès au box-office du siècle. Cependant, durant cette année de mise en avant spectaculaire de l’hétérosexualité, cela était tout à fait normal que Titanic gagne puisqu’il relate l’histoire épique d’une romance hétérosexuelle lors du naufrage. Bien que le personnage féminin principal (Rose Dewitt Bukater, jouée par Kate Winslet lorsqu’elle est jeune et par Gloria Stuart lorsqu’elle est âgée) perd l’amour de sa vie (Jack Dawson, incarné par Léonardo DiCaprio) dans la catastrophe, elle reste attachée à lui pour toujours et raconte l’histoire de leur amour passionnel à un petit groupe de personnes essayant de sauver ce qu’il reste de l’épave. Divers déplacements l’emmènent à l’endroit de l’épave pour l’aider à rassembler les détails de ce qu’il s’est passé cette nuit-là ; les membres de l’équipage espèrent retrouver un précieux collier que Rose a porté une fois, mais finissent par retrouver bien plus. Titanic suggère que le problème du siècle n’a pas été, comme W. E. B. DuBois le prédisait en 1903, la séparation raciale, ou même de classe, les descriptions caricaturales de Titanic montrant la gaillarde classe ouvrière faisant la fête malgré le naufrage. Non, le problème du 20ème siècle, symboliquement résolu en cette fin d’année par ce film, avait été la séparation et la réunification hétérosexuelle. « Quelle provocation, » avait fait remarquer de façon acerbe la théoricienne queer Madona lorsqu’elle présenta l’Oscar de la meilleure chanson originale à Céline Dion, dont l’immense tube « My Heart Will Go On » soulignait la permanence de l’hétérosexualité. À travers le siècle et malgré la catastrophe (incluant quatre-vingts ans de séparation et, par-dessus tout, la mort), l’hétérosexualité prévalait :
Près, loin, où que tu sois
Je crois que l’amour continu vraiment
Une fois de plus tu ouvres la porte
Et tu es ici dans mon cœur
Et mon cœur continuera de t’aimer encore et encore
L’intemporalité supposée du sentiment représenté par la chanson de Dion et dans Titanic en général montrent à quel point ce film eu un impact sur toutes les autres performances hétérosexuelles durant la fin du 20ème siècle.
Avec une telle compétition à l’académie des Awards, le film Pour le pire et pour le meilleur, qui est plus qualifié de comédie romantique que d’épopée comme Titanic, fut chanceux de remporter n’importe quel Award. En même temps, il a quelques étranges similarités avec Titanic. À une plus petite échelle, il parle de séparations et de réunifications hétérosexuelles. Cependant, au-delà de cela, il est virtuellement un manuel exemplaire sur la façon dont les épiphanies hétéronormatives sont nécessaires à celles de la validité. En effet, je vois le moment de remise des prix des meilleur-es acteur et actrice comme l’apogée d’un processus épiphanique qui commence à l’écran, dans la narration du film lui-même.
Bien que l’épiphanie, comme dispositif artistique, peut sembler avoir eu son âge d’or (très moderne), et être maintenant dépassée par une exposition répétée (postmoderne) de comment ces épiphanies sont toujours illusoires ou ineffectives ; l’utilisation de ce processus est toujours d’actualité, et les films hollywoodiens en particulier représentent (et continuent à produire) un intense désir pour l’épiphanie. Le moment épiphanique (si présent dans les films hollywoodiens modernes ou contemporains), malgré ses affinités avec les expériences d’extase religieuse dans lesquelles l’individu est amené à se perdre brièvement, tend à être un moment de subjectivité inégalé. Quand la musique s’amplifie et que la lumière change, elles marquent le moment où le personnage arrive à une consolidation temporaire de son passé, son présent et son futur. La clarté de la description de cette consolidation autorise le protagoniste, à la fin de la narration, à donner un sens à sa subjectivité toute entière, capacité qui lui manquait auparavant.
La représentation culturelle de ce moment épiphanique requière ce que Martin appelle des « corps flexibles », en deux sens. Premièrement, les corps expérimentant l’épiphanie doivent être assez flexibles pour la rendre possible en temps de crise. Flexible, dans ce premier sens, est virtuellement synonyme à la fois d’hétérosexualité et de validité : les corps en question sont souvent placés narrativement dans une relation inévitablement hétérosexuelle et visuellement représentés comme valides. Deuxièmement, et plus important, les autres corps doivent fonctionner de façon flexible et être les lieux objectifs où le moment épiphanique peut être mis en scène. Les corps, dans ce second sens, sont invariablement queer et handicapés, et ils sont aussi représentés visuellement comme tels.
Martin trouva un intérêt propre pour les corps flexibles et le trope de la flexibilité cristallisée lorsqu’une professeure en immunologie vint parler lors d’un cours qu’il suivait pour son diplôme et qu’elle commença à expliquer la « flexibilité » du système immunitaire : « Dans mon esprit, ce langage faisait violemment échos aux descriptions contemporaines de l’économie de cette fin de 20ème siècle, avec un focus sur la spécialisation flexible, la production flexible, et la réponse rapide, flexible, à un marché toujours en mouvement fabriquant des objets spécifiques à la façon du taylorisme » (93). La prise de conscience de ce chevauchement discursif conduit Martin à repérer les déploiements de la flexibilité au travers les discours, non seulement immunologiques et économiques, mais aussi ceux de la nouvelle philosophie, des organisations gouvernementales, de la psychologie, et de la théorie féministe (150-158). Cela met de façon cohérente au premier plan la fierté presque universelle donnée à la place de la flexibilité dans les discours économiques néolibéraux. Cela se voit, par exemple, dans les citations de guides pour apprendre à diriger ou dans les phrases extraites des discours d’entreprises comme Hewlett-Packard : « Nous encourageons la flexibilité et l’innovation. Nous créons un environnement de travail qui permet la diversité de nos salarié-es et de leurs idées. Nous faisons en sorte que tous les objectifs globaux qui sont clairement fixés et acceptés, et qui permettent la flexibilité des salarié-es travaillant à ces objectifs, les aident à donner le meilleur pour l’entreprise » (144).
La flexibilité que Martin décrit est, en un sens, ce que Harvey nomme ailleurs comme les termes conditionnant la postmodernité. Les crises économiques et culturelles des années 1970 ont engendré « une période de changements rapides, de flux, et d’incertitudes », et, pour Harvey, « les contrastes entre les pratiques politico-économiques actuelles et celles de la période du boom d’après-guerre sont suffisamment forts pour permettre l’hypothèse d’un changement passant du Fordisme à ce qui a été appelé le régime de « flexibilité » d’accumulation, façon révélatrice de caractériser l’histoire récente » (124). En d’autres mots, si la période d’après-guerre fut largement caractérisée par la production de masse et certaines protections officiellement codifiées pour les travailleur-ses occidentaux-les sous la législation du New Deal et d’État providence moderne, la période d’accumulation flexible inaugure la fin de ce fragile consensus : dans ce processus, le coté productif a besoin de flexibilité, de mobilité et de remplacabilité dans les bassins d’emplois et dans les pratiques ; du côté de la consommation, des groupes de plus en plus petits, autour de la planète, sont à la fois générés et visés, avec des produits adaptés, toujours flexibles, à leurs besoins spécifiques. Comme de nombreux-se théoricien-nes du néolibéralisme l’ont mis en avant, si les nouveaux mouvements sociaux prenaient part à l’expansion de l’économie et de la justice sociale, ces changements dramatiques dans les processus de production et de consommation seraient extrêmement limités et minimes, marquant le début de la plus grande redistribution ascendante de richesses et autres ressources que le monde n’ait jamais connue. Culturellement, ces changements ont été facilités par la valorisation presque universelle de la flexibilité.
La flexibilité identifiée par Harvey et Martin dans ce dernier contexte capitaliste semblait, en surface, agir contre l’intégrité subjective ; une société comme Hewlett Packard paraissant valoriser les subjectivités multiples, même une certaine fragmentation (postmoderne) de la subjectivité, en contraste avec l’intégrité subjective associée à l’épiphanie. Cependant, j’argumenterai que ce n’est pas le cas ; le sujet est précisément rendu flexible parce qu’il ou elle peut performer cette intégrité à travers chaque crise récurrente. En d’autres mots, sous le néolibéralisme, les individus qui sont en effet « flexibles et innovants », et le sont en créant des moments de crise subjective. Ils/elles gèrent la crise, ou du moins montrent qu’ils/elles ont la capacité de gérer ; au final, ils/elles s’adaptent et performent comme si la crise n’avait jamais existé. L’attention doit être portée à la crise dans le but que la résolution soit visible, mais cela fait porter plus d’attention à la crise de la subjectivité, en fragmentant et en multipliant ses effets, pour performer, ou représenter, l’inflexibilité. Le passé, le présent, et le futur sont ainsi constamment reconsolidés pour qu’un sujet ou un-e travailleur-se semble convenir exactement à chaque nouveau rôle.
Martin est bien conscient de cette nature à double tranchant du trope :
D’un côté, la (flexibilité) peut vouloir dire liberté ou initiative d’action : les gens visent des objectifs qu’ils/elles pensent bons pour l’organisation… De l’autre côté, cela peut vouloir dire que l’entreprise a la possibilité d’embaucher ou de renvoyer des travailleur-ses à volonté, comme le dit le Los Angeles Times dans son article « Comment apprendre à envoyer des avis de licenciement pour cause de « Flexibilité » où il décrit comment deux-cent employé-es se sont fait-e renvoyer à Los Angeles. Dans ce cas-là, la flexibilité fait école, les employé-es ont peu de choix et se soumettent. Le système puissant de la flexibilité faisant cas d’école, il se contracte ou s’étend ; les employé-es impuissant-es se soumettent avec souplesse. (145)
C’est précisément la nature à double tranchant de la flexibilité que je trouve utile pour comprendre les épiphanies hétéronormatives et validistes, ainsi que ce moment dans l’histoire où sont apparues les contraintes à l’hétérosexualité et à la validité. Le succès du sujet valide, comme le succès encore plus grand du sujet hétérosexuel, a permis d’observer et d’internaliser certaines leçons des mouvements de libération de ces quelques dernières décennies. De tels mouvements font sans aucun doute le lien entre le succès du sujet hétérosexuel, valide, et la crise, mais l’individu doit performer comme si ces mouvements ne l’avaient pas fait ; le sujet doit montrer une tolérance dévouée (et flexible) envers les groupes minoritaires constitués par ces mouvements. Si un modèle résiduel (tel que le modèle identifié par Edelman à partir des années 1960) rend explicitement démoniaque la culture queer et le handicap, les modèles dominants actuels et émergents de la subjectivité hétérosexuelle, valide, soulignent implicitement ou explicitement le fait de travailler avec des personnes handicapées et LGBT, comme dans le slogan de Hewlett-Packard sur « la diversité de nos employé-es et de leurs idées ». Cependant, la compréhension de Martin de la flexibilité nous autorise à critiquer ces modèles plus tolérants de subjectivité. Dans beaucoup de représentations culturelles, le handicap et les figures queer n’incarnent plus la déviance absolue mais sont toujours visuellement et narrativement subordonnés, et parfois franchement éliminés (ou peut-être, en termes nouveaux de flexibilité, renvoyés). La flexibilité agie encore des deux façons : les personnages hétérosexuels, valides dans de tels textes fonctionnent avec les minorités queer et handicapée, se contractant et s’étendant de manière flexible, tandis que les minorités queer, handicapée se soumettent avec souplesse. Parce que tous ces événements ont lieu dans un climat discursif de tolérance, qui valorise et met à profit la « diversité » (un climat qui autorise même aux acteurs de jouer un rôle d’homosexuel pour être nominé à l’académie des Awards), le sujet hétérosexuel et valide, tel que le produit la culture postmoderne, peut facilement renier sur la façon dont les contractions et expansions subjectives de la validité et de l’hétérosexualité sont en fait contingentes de corps queer, valides complaisants (et comme je le souligne dans la conclusion de cette introduction, cette contingence est aussi nécessaire aux logiques politiques et économiques néolibérales de manière plus générale).
Hétérosexualité validiste : pour le pire et pour le meilleur ?
Pour les communautés LGBT et pour les personnes handicapées, une telle subordination, dans un contexte contemporain qui est supposé valoriser la diversité, donne souvent du pire comme du meilleur. Il semblerait donc certain que si nous jugeons le film lui-même, il est représentatif d’une gamme entière de textes contemporains. Cependant, les études faisant entrer le handicap dans la sphère queer ou revendiquant une place pour le handicap dans et autour de la théorie queer aident à créer des espaces critiques pour le handicap qui chevauchent les espaces critiques queer que les militant-es et les universitaires ont élaboré durant les dernières décennies, dans lesquels nous pouvons identifier et remettre en cause la consolidation en cours de l’hégémonie hétérosexuelle, validiste.
Pour le pire et pour le meilleur est une comédie romantique qui raconte l’histoire de la construction d’une liaison amoureuse conflictuelle entre Melvin Udall et Carol Connelly, où Simon Bishop et son chien, Verdell, facilitent par inadvertance cette romance en accompagnant Melvin et Carol à travers une série de séparations et de retrouvailles. Simon, représenté au début comme valide, est attaqué chez lui par des cambrioleurs et, après avoir été hospitalisé plusieurs semaines (durant lesquelles Melvin est obligé de s’occuper de Verdell), fini par utiliser un fauteuil roulant et une canne, et ce durant le reste du film. C’est grâce aux crises autour de Simon et d’un autre personnage handicapé, le fils de Carol, Spencer (Jesse James), que la relation de Carol et Melvin se développe. « Spence doit », selon Carol, « se battre pour respirer. Son asthme peut tout simplement faire s’envoler sa courbe de température, il est allergique à la poussière, et c’est New-York, donc son système immunitaire s’affaibli à chaque fois qu’il a des soucis… indépendamment de cela, son affection auditive nous conduit aux urgences cinq ou six fois par mois ». Comme Carol et Melvin sont mis dans différentes situations où ils doivent, ensemble ou séparément, prendre soin de Spence ou Simon (ou de Verdell, durant l’hospitalisation de Simon), l’affection et l’amour qu’ils ont l’un pour l’autre se consolide inévitablement à la fin.
Melvin vit dans un appartement de Manhattan et, au début du film, est présenté comme un personnage détestable. En fait, la toute première scène montre une voisine sortant de son appartement avec une humeur légère et joyeuse, (« Je suis si heureuse, » dit-elle à quelqu’un à l’intérieur) qui se change rapidement en hostilité (« fils de pute ») quand elle voit Melvin dans le couloir. Nous apprenons que sa réaction est due à l’irritabilité de Melvin et à ses bassesses en général. La scène continue, et Melvin essaye d’attirer le chien de Simon en dehors de l’immeuble : comme il échoue, il prend simplement le chien et le fait descendre par le vide ordures. (Verdell est sauvé plus tard par un agent de maintenance). L’irritabilité de Melvin se traduit souvent par une méchanceté explicite : presque jusqu’à la fin du film il fait des commentaires antisémites, racistes, sexistes, et homophobes. Sa méchanceté englobe aussi bien les personnes handicapées ; à un moment il vocalise sur ce que John Nguyet Erni décrit comme « une structure fantaisiste de morbidité » (42). Erni souligne particulièrement les fantaisies culturelles concernant le sida, mais certains des préjugés culturels qu’il identifie, comme le fait que le sida est forcément mortel et que les gens séropositif-ves sont en quelques sortes déjà mort-es ou qu’ils/elles seraient mieux mort-es, circulent autour des autres gens handicapé-es, qui trouvent que leurs corps sont perçus de façons à ne pouvoir que confirmer l’idéologie validiste qui présente de tels corps comme une « détérioration imminente » (41). De la même manière, après avoir entendu Carol parler avec son collègue au restaurant des soins qu’elle apporte à son fils, Melvin remarque avec désinvolture, « Bien, nous allons tous mourir bientôt, moi, vous, et cela semble aussi sûr pour votre fils ». L’observation banale de Melvin au sujet de l’inévitabilité de la mort dépend de l’hypothèse que Spence, à cause de ses différences physiques, va mourir plus vite que la plupart des gens.
Que Melvin soit joué par Nicholson, une star majeure dont la célébrité peut lui permettre d’interpréter un odieux personnage, donne au film la possibilité de faire passer le comportement de Melvin pour de l’excentricité. (Si Melvin avait été joué par un acteur inconnu, il ne serait pas si clairement vu comme un individu excentrique ou odieux). Cette construction de « l’odieux personnage » permet à l’audience qui, on peut le supposer, ne va pas s’identifier à Melvin mais va néanmoins rire aux scènes où il fait ses méchantes blagues, de satisfaire sans se l’avouer ses propres préjugés racistes, sexistes, homophobes et validistes. La méchanceté de Melvin est, cependant, plus compliquée que de l’excentricité individuelle puisque Melvin lui-même est présenté au début comme quelqu’un ayant une sorte de handicap, identifié clairement plus tard dans le film comme des troubles obsessionnels compulsifs.
Ses troubles obsessionnels compulsifs poussent Melvin dans la sphère des institutions médicales et psychiatriques désignées pour garantir la production de « corps dociles ». Comme Foucault l’explique : « un corps est docile s’il peut être soumis, utilisé, transformé et amélioré » (Surveiller et punir, 136). De tels corps existent à cause de l’espace moderne des « méthodes disciplinaires » qui rendent possible « le contrôle méticuleux des opérations corporelles, (ont) assuré la subjection constante des forces des corps et ont imposé sur eux une relation de docilité-utilité » (137). En d’autres mots, durant les deux ou trois derniers siècles les corps ont été contrôlés (par les institutions disciplinaires et par une contrainte grandissante à l’auto-contrôle) pour que les signes de différences comportementales ou physiques n’empêchent pas leur productivité ; ces signes de différences ont été dûment marqués et, si possible, « transformés et améliorés ». Parce que les différences comportementales de Melvin le placent en dehors des relations de docilité-utilité, il doit nécessairement rattraper son retard par des discours objectivants et taxonomiques qui le « guériraient » de ses troubles obsessionnels compulsifs.
Bien sûr, Melvin est très différent de beaucoup de personnes handicapées. Il n’est surement pas de celles engagées dans les mouvements développant une conscience communautaire autour du handicap (un discours sur le handicap à l’opposé de la compréhension dominante qui en est fait et qui revient en arrière, ou regarde fixement dans le passé), et les personnes désignées comme obsédées compulsives n’ont jamais encore été à la tête de tels mouvements. En effet, les expériences de crise de Melvin peuvent être lues, parce qu’elles sont résolues, comme renforçant finalement aussi bien la contrainte à la validité que celle à l’hétérosexualité.
Peu importe si Melvin est une bonne représentation des personnes handicapées, il est cependant indéniablement lié à ces personnes par au moins quatre aspects. Premièrement, dès le début du film, le/la spectateur-rice est encouragé-e, même obligé-e, à considérer le comportement de Melvin comme la cause de son exclusion sociale puisqu’il ne correspond pas aux normes implicites. Quand la scène d’ouverture s’achève et que commence le générique d’ouverture, Melvin se retire dans l’espace privé de son appartement, et le/la spectateur-rice voit quelques éléments du comportement qui serviront plus tard à poser le diagnostic de troubles obsessionnels compulsifs : il verrouille et déverrouille de façon rituelle la porte cinq fois (le nombre impair confirmerait que la porte était en fait verrouillée), allume et éteint la lumière cinq fois, et passe à la salle de bain. Après avoir retiré les gants qu’il porte pour se protéger en dehors de chez lui, Melvin ouvre l’armoire à pharmacie, qui est rempli de deux sortes de savons, méticuleusement rangées sur deux étagères différentes. Melvin se lave les mains à l’eau très chaude, en disant lui-même « C’est chaud, c’est chaud ! » tandis qu’il le fait, et, après avoir jeté le premier pain de savon, recommence le rituel avec un second.
Le générique d’ouverture permet souvent aux réalisateurs-rices d’avoir un espace où donner efficacement des « informations de fond » ; dans les génériques de fin, beaucoup de films, par exemple, donnent au public le sentiment de se déplacer à travers différents lieux de la ville ou la région où se déroule l’histoire. Le comportement de Melvin est ainsi signalé comme quelque chose que le public devrait noter dans le but de comprendre clairement l’histoire qu’il est en train de voir. Son comportement est spécifiquement différencié plus tard des autres personnages, lorsqu’il quitte son appartement et prend son petit déjeuner au restaurant où Carol travaille, un trajet qu’il fait tous les jours, encore de façon rituelle. Le long du chemin, il fait attention à ne pas marcher sur les fentes des pavés et à ne pas avoir de contacts physiques avec d’autres personnes (« Ne me touchez pas, » dit-il nerveusement alors qu’il traverse la foule). Melvin apporte ses propres couverts au restaurant et ne mange que s’il a une table spécifique dans la section de Carol. Dans une scène, elle étudie avec attention son comportement (et les normes implicites habituelles) en disant, « Je vais finalement lui demander, d’accord, qu’est-ce qui ne va pas avec les couverts en plastique ?... Donnes toi quelques mots d’encouragements : ‘Il devrait essayer les couverts propres utilisés par les autres, c’est ce qu’il y a de drôle dans les diners à l’extérieur’ ».
Deuxièmement, les différences comportementales de Melvin sont fixées au-dessous d’une étiquette qui est à la fois imposée institutionnellement et offerte au public comme une explication permettant de comprendre ses actions. À un moment Melvin, clairement affligé, entre dans un immeuble où est inscrit sur le mur « Groupe psychiatrique de la Cinquième Avenue ». Il prend d’assaut le bureau du docteur et hurle « au secours ! » Lorsque le docteur (Lawrence Kasdan) insiste sur le fait qu’il « doit se montrer responsable de ses actions » et lui donne un rendez-vous, Melvin répond « Docteur Green, comment pouvez diagnostiquer quelqu’un obsessionnel compulsif et puis me demander d’agir comme si j’avais le choix de faire irruption ou non dans votre bureau ? » Le public apprend plus tard que le docteur Green avait prescrit des médicaments pour soulager Melvin. Melvin est ainsi « guéri » (contenu, calmé, définie) par une institution qui lui propose de le « guérir » dans un sens foucaldien (se transformer, ou progresser). La scène dans le bureau du psychiatre n’est pas majeure (en termes de longueur), pourtant elle devrait l’être : sa fonction est de marquer comme naturelle la division culturelle moderne des corps en catégories implicites (valide, handicapé) et le message passe plus efficacement qu’en répétant simplement, qu’en expliquant en détails ce sens culturel commun. Au même moment, la fin de la scène confirme cette importance en évoquant le titre du film. Frustré par son attente pour obtenir un rendez-vous avec son docteur, Melvin réapparait dans la salle d’attente et dit à la salle remplie de patient-es : « Est-ce que c’est vraiment pour le pire ou pour le meilleur ? »
Troisièmement, Melvin prend place dans ce que Martin F. Norden appelle « le cinéma de l’isolement ». La compréhension historique de Norden du handicap physique dans les films montre comment « la plupart des films ont essayé d’isoler les personnages handicapés de leurs paires valides et vice et versa » (1). Dans Pour le pire et pour le meilleur, l’appartement de Melvin est la scène de son isolement. Le rituel du verrouillage de porte représente cet isolement comme un choix, tandis que sa méchanceté le représente comme mérité.
Cela m’amène à un quatrième point, et peut-être le plus important, où la description de Melvin est mise en parallèle avec d’autres représentations culturelles de personnes handicapées : son handicap (son comportement anormal pour lequel il a été diagnostiqué et qui l’isole des autres) est lié aux défauts de son caractère (sa méchanceté). Le film ne marque pas de séparation entre le handicap de Melvin et sa méchanceté, au contraire, ils sont liés de façons répétées, narrativement et visuellement, et ce lien est naturalisé. Pour le pire et pour le meilleur et son idéologie validiste en général ne peut bien sûr pas le comprendre, mais il n’y a rien de naturel dans ce lien : une obsession de l’ordre et de la propreté qui se traduit par des comportements rituels qui sont gênants pour les gens autour de lui (et pour Melvin lui-même) n’a pas besoin d’être liée simultanément à sa méchanceté. En effet, pour la majorité des gens diagnostiqué-es obsessionnel-les compulsif-ves ce n’est pas le cas. Il n’est pas question de la véracité ou non du film, mais de ses effets concrets : son message n’a pas besoin d’être envoyé puisqu’il a déjà été reçu, et c’est pour cela qu’il n’y a aucune séparation matérielle entre le handicap et les gros défauts de caractère.
Une scène clé du film met à nu cette mise en relation. Elle est d’autant plus significative qu’elle a été utilisée pour la promotion de Pour le pire et pour le meilleur. Melvin et Carol sont ensemble au restaurant pour la première fois, et après qu’elle ait menacé de partir à cause de ses moqueries constantes, il essaye de réparer les choses en disant « J’ai ça, quoi, cette maladie ? Mon médecin, un psy chez qui j’ai l’habitude d’aller tout le temps, m’a dit que dans 50 ou 60% des cas les médicaments peuvent vraiment aider. Je déteste les médicaments. Des choses très dangereuses, les médicaments. Je déteste. J’utilise le verbe « détester » pour parler des médicaments. Je déteste ». Melvin rappelle ensuite à Carol que le soir dernier elle lui a dit qu’elle ne dormirait jamais avec lui. « Le matin suivant », dit-il, « j’ai commencé à prendre ces médicaments ». Étant donné qu’elle ne comprend pas son point de vue, il lui explique « tu m’as donné la volonté d’être un homme meilleur ». La scène glisse normalement d’une discussion sur le handicap de Melvin et la façon dont il le gère, à une discussion sur son caractère et sur la manière dont il peut l’améliorer. L’hypothèse est que s’il surmonte son handicap, son caractère s’améliorera ; son sexisme, son validisme, son homophobie et son racisme peuvent être traités par des médicaments. En représentant le handicap ou la « maladie » de Melvin comme un défaut de caractère, la scène ancre l’histoire de Melvin dans un ensemble de discours sur le handicap déjà fortement présents culturellement.
Cependant, ces quatre façons de représenter les autres personnes handicapées se dissolvent lorsque Melvin expérimente une épiphanie hétéronormative, comme si sa relation amoureuse avec Carol donnait un autre sens à sa condition et que son diagnostic n’était plus approprié, le public ayant été amené à voir le comportement de Melvin doucement s’améliorer. Cette histoire d’amour met, bien sûr, fin à cet isolement, et Melvin est représenté à la fin du film comme un homme romantique au cœur d’or, non plus comme un méchant. En résumé, durant le film l’identité de Melvin se contracte et s’étend de manière flexible. Le statut de valide est réalisé de façon proportionnelle au développement de la conscience qu’il a, et dont il a besoin, d’être pris dans une histoire d’amour (hétérosexuelle).
Aussi bien l’identité handicapée que celle non-hétérosexuelle doivent être visuellement localisées ailleurs pour permettre cette contraction et cette expansion subjective, et le besoin d’une telle relocalisation ou retenue des différences visibles aide à expliquer le rôle complexe de support joué par Simon, le voisin gay de Melvin. De la même façon que l’existence lesbienne est utilisée dans l’analyse de Rich pour refléter les « réalités » ou les relations hétérosexuelles et patriarcales passées (178), l’existence queer/handicapée peut et doit être utilisée pour soutenir la contrainte à la validité. Depuis que les cultures queer et handicapée ont le potentiel de perturber les performances validistes hétérosexuelles, elles doivent toutes deux être soigneusement contenues, incorporées dans d’autres. À cause de l’émergence historique récente du refus des sujets queer/handicapés à consentir à leur propre abjection, les autres sont maintenant tolérants. En effet, même dans un film qui laisse apparaître des sentiments homophobes et validiste ambigües, et qui continue de lier le handicap aux défauts de caractère, la tolérance d’existences queer/handicapées émerge néanmoins comme une condition nécessaire du succès des subjectivités hétérosexuelles et valides.
Simon est, en fait, si important qu’il fournit au film ce qui peut être considéré comme sa thèse. Simon est un peintre qui est vu dès les premières scènes travaillant avec un modèle qu’un de ses amis a recruté dans la rue. (C’est ce modèle et ses amis qui cambrioleront plus tard la maison de Simon). En essayant de trouver la bonne pause du modèle, Simon, avec une douce musique s’arrêtant pour lui permettre de parler, donne au public sa philosophie de peintre :
Ce que je fais c’est observer. As-tu déjà observé des personnes qui ne savent pas que tu es entrain de les observer ? Une vieille femme assise dans un bus, des enfants allant à l’école ou quelqu’un qui est juste en train d’attendre, puis tu vois ce flash venir sur eux/elle et tu sais immédiatement que cela n’a rien à voir avec quelque chose d’extérieur puisque rien a changé à l’extérieur. Et quand tu vois ce flash, ils/elles apparaissent juste plus réel-les, plus vivant-es. Je veux dire, en observant quelqu’un assez longtemps tu découvres son humanité.
Ce discours change tout (momentanément) pour le modèle qui, soudainement comprend et marque sans le vouloir une pause réflexive que Simon trouve idéale. Plus important, cette scène est présentée comme contexte à l’histoire de Melvin. Tandis que la musique change soudainement et devient rapide, même anxiogène, le/la spectateur-rice voit les jambes de Melvin s’agiter dans les rues de New-York. Le spectateur a déjà vu Melvin sauter autour des pavés pour éviter leur fissure, mais la focalisation sur ses jambes, le réduisant à cette partie de son corps, l’objective plus efficacement et met en lumière sa condition. Cela montre aussi de façon plus dramatique les effets perturbants de son comportement sur les autres (il provoque même la chute de vélo d’un homme). Dans le contexte du discours de Simon, l’implication est triple. Premièrement, l’humanité de Melvin n’est pas visible à ce stade ; deuxièmement, son handicap, et non sa méchanceté, est le signe de son inhumanité ; et troisièmement, une transformation peut et va venir : le/la spectateur-rice verra même l’humanité de Melvin à la fin du film. La transformation arrive lorsque Melvin s’éloigne de son handicap pour aller vers l’image parfaite (hétérosexuelle, valide) des fins hollywoodiennes.
Cette transformation à lieu par et au travers des corps handicapés, le plus visible est celui de Simon mais il y a aussi celui de Spence. Spence requière tellement de soins que Carol commence à manquer son travail. Puisque rompre sa routine est si pénible, Melvin s’arrange pour payer les soins médicaux de Spence, incluant un médecin personnel au domicile de Carol. En attendant, parce que les factures médicales de Simon suite au cambriolage sont trop élevées, et parce que son moral est si bas qu’il ne peut plus travailler, ses ami-es convainquent Melvin de conduire Simon à Baltimore pour demander de l’argent à ses parents. Puisque Carol se sent redevable vis-à-vis de Melvin, elle ne peut pas refuser quand celui-ci lui demande de les accompagner.
Le transfert littéral de New-York vers Baltimore n’est qu’une des nombreuses scènes de transfert épiphanique entre Melvin et Simon. La plus importante précède le voyage à Baltimore. Bouleversé après une rencontre avec Carol où elle lui a dit qu’elle ne coucherait pas avec lui, Melvin, incapable de dormir, amène une soupe chinoise à Simon, et ils s’assoient tous les deux sur un banc dans l’appartement de Simon. Les personnages sont positionnés de chaque côté de l’écran : à gauche, Simon, défiguré, marqué par les coups, et utilisant une canne ; à droite, Melvin, dont le corps n’est pas marqué comme visiblement différent. Melvin commence à expliquer à quel point il est affligé : « Je n’ai pas dormi. Ce n’est pas clair dans ma tête ou ça ne me ressemble pas. Je suis perdu. Ce n’est pas juste la fatigue, mec, je suis…, » Simon poursuit sa phrase et complète sa pensée, « malade… nauséeux ». « Somnolent » ajoute Melvin, alors que Simon a pris la parole. Avec une expression de douleur, il continue « Quand tout semble déformé et tout à l’intérieur fait mal, tu peux à peine trouver la force de te plaindre ». Cette vision que Simon donne des choses complète le transfert ; peut-importe ce que Melvin a expérimenté avant d’entrer dans l’appartement, c’est clairement Simon qui l’expérimente à présent. La perspicacité de Simon permet à Melvin de se lever du banc, revigoré, et de dire (oublieux de la douleur que Simon continue à ressentir) : « Ouais, je suis heureux d’avoir passé ce moment avec toi, notre discussion m’a fait du bien ». Lorsque la scène suivante s’ouvre, les deux hommes sont clairement en harmonie ; ils travaillent ensemble à donner sens à leurs sentiments anormaux, lesquels prennent leurs racines, pour les deux personnages, dans leurs corps. Cependant, Melvin va progressivement se débarrasser de ce qui fait sa différence physique, et à la fin de la scène, cette différence va clairement être localisée chez, et incorporée par, Simon.
Le public « découvre l’humanité de Melvin » alors qu’il est avec Simon dans des scènes épiphaniques telles que celle-ci, et que Simon se soumet avec souplesse. L’extrême homophobie dont Melvin fait preuve au début du film diminue ; il apprend à être tolérant de la différence qu’incarne Simon, ou plutôt des différences que Simon incarne lorsqu’il devient le principal représentant, non seulement de l’homosexualité, mais aussi du handicap. Cependant, personne dans le film ne fait de commentaires sur les expériences de changements de Melvin. Comme je l’ai suggéré, le sujet hétérosexuel performe avec succès comme s’il n’y avait pas de crise et de changement, comme s’il ou elle convenait parfaitement au nouveau rôle en travaillant de concert, et non contre, avec la culture queer et handicapée.
Ironiquement, Simon expérimente lui-même une épiphanie hétéronormative et validiste temporaire, et cette expérience hétérosociale, si elle n’est pas hétérosexuelle, enseigne à Melvin qu’il a besoin de cette flexibilité pour réussir à conquérir Carol. Fatiguée des piques et des gaffes de Melvin au restaurant de Baltimore, Carol s’en va et prend d’assaut la chambre d’hôtel de Simon en lui disant que Melvin ne la cherchera pas ici si elle reste là. Alors qu’il est en train de regarder Carol faire couler un bain, Simon est soudainement inspiré pour peindre à nouveau. Elle n’est pas d’accord au début, mais ils se mettent ensuite à rire ensemble, entourés des nouveaux dessins de Simon. Il est si ragaillardi qu’il se donne un coup au vol (c’est pour cela qu’il utilise une canne jusqu’à la fin du film).
L’épiphanie de Simon irrite Melvin mais elle lui montre aussi ce qu’il a besoin de faire. Comme Carol lui dit le matin, quand il lui demande si Simon et elle ont couché ensemble : « Au diable le sexe, c’était bien meilleur que du sexe. Nous nous sommes réconfortés l’un l’autre. Il m’a donné ce dont j’avais besoin, c’était super ». Au final, Melvin retient la leçon, il se tourne aussi vers Simon et le film arrive rapidement à sa conclusion. L’appartement de Simon a été sous-loué, et après que le trio soit retourné à New-York, Melvin installe Simon dans une chambre de son propre appartement. Le décor est ainsi posé pour la scène finale entre les deux hommes, et ce dont Melvin a besoin, Simon le lui donne, c’est super. Carol appelle ensuite Melvin pour lui dire qu’elle est désolée de s’être mise en colère contre lui mais qu’elle n’est pas sûre de le revoir. Melvin demande l’aide de Simon. « Les gens comme toi sont supposés être sensibles et intelligents, » commente-t-il de façon sarcastique. Tandis que Simon, boitillant avec sa canne, suit Melvin à travers l’appartement, il le convint que la meilleure chose à faire est d’oublier Carol. Dans ses toutes dernières paroles, Simon facilite l’histoire entre Carol et Melvin en disant à Melvin « de passer par-dessus cette histoire, de faire ça, de sortir Carol de son esprit ». Simon sert ainsi les objectifs donnés aux cultures queer et handicapée qui sont ainsi poussées toutes deux dans les coulisses. Lorsque Melvin va pour quitter l’appartement, il réalise qu’il a changé : il a oublié son rituel de verrouillage de porte.
Le film se termine sur une réconciliation heureuse traditionnelle entre les personnages principaux, l’un masculin l’autre féminin. Dans la dernière scène, alors que Melvin et Carol entrent tous les deux dans une boulangerie, il réalise qu’il n’a pas marché en essayant d’éviter la fente des pavés. Dans cette scène, l’épiphanie hétéronormative qui conclue donc le film est une fois de plus visuellement liée à la propre épiphanie validiste de Melvin.
Critiquement queer, lourdement handicapé
Les représentations culturelles de la validité et de l’hétérosexualité comme celles de Pour le pire ou pour le meilleur sont uniques durant ces quelques décennies passées. L’homophobie et le validisme représentés dans les films et autres textes culturels au long du vingtième siècle, soigneusement documentés par Vito Russo dans « Les toilettes en celluloïd » et par Norden dans « Le cinéma de l’isolement », ont été remplacés (mais pas entièrement) par une nouvelle homophobie et un nouveau validisme, améliorés et flexibles. La gestion la plus efficace des cultures queer et handicapée suggère que la culture hétérosexuelle et validiste ait retenu quelques leçons, mais certainement pas toutes, des mouvements contemporains de libération que les personnes queer et handicapées ont formé.
Est-ce que cela est pire ou mieux ? Ce n’est pas seulement la remise des Oscars aux films hollywoodiens qui provoque une telle résignation. Alors que George W. Bush prenait le bureau ovale en 2001, la nomination d’un Républicain ouvertement gay au poste de tsar de la lutte contre le sida à occulté le rôle joué par l’alliance anti-homosexuel-le-s dans la propulsion de cette nouvelle administration au pouvoir. Presque juste au moment où était signé la « New Freedom Initiative » (l’Initiative pour de nouvelles libertés) qui masquait des positions profondément anti-handicapées soutenues à la fois par les Républicains et par leurs prédécesseurs Démocrates et leurs allié-es. La New Freedom Initiative autorise les personnes handicapées à contracter des prêts à faible taux d’intérêt pour acheter du matériel aux centres de soins et de réadaptation, mais elle ne fait rien en ce qui concerne l’inégalité économique systémique à laquelle beaucoup de personnes handicapées sont confrontées. Plus important, ce sont les centres de soins et de réadaptation qui reçoivent les subventions, non les personnes handicapées elles-mêmes. Au-delà de ça, l’accent général mis à la fois par les Démocrates et les Républicains sur « un gouvernement plus petit » amenait inévitablement à des programmes de coupes budgétaires pour des allocations dont les personnes handicapées ont besoin pour survivre. Malgré l’accent supposé sur la diversité, et malgré la visibilité temporaire du handicap et de l’homosexualité même dans l’administration Bush, les stratégies financières flexibles sur lesquelles s’appuient actuellement les économies, les politiques, et la culture contemporaines produisent inévitablement un monde dans lequel les personnes queer et handicapées sont subordonnées ou franchement éliminées.
En fait, la campagne présidentielle de 2004 montre avec exemplarité comment les deux partis politiques états-uniens opèrent selon la logique de flexibilité que j’ai tracée. Dans les années 1990, l’administration Clinton aurait inclus nombre de salarié-es ouvertement LGBT, mais cela n’a pas empêché l’ancien président de suggérer, suite à la défaite du sénateur John Kerry à l’élection présidentielle, que Kerry aurait dû davantage supporter les initiatives des anti-homosexuel-les. Bush, au contraire, aurait essayé de séduire sa base conservatrice et chrétienne en supportant un amendement constitutionnel définissant de façon inexorable le mariage aux Etats-Unis comme l’union d’un homme et d’une femme, mais cela ne l’a pas empêché, dans un appel à « la modération », d’introduire plus tard dans la campagne l’idée que la protection par une union civile des couples de même sexe pouvait parfois être appropriée. Le fait que l’homophobie d’un parti soit plus virulente, dans ces exemples, ne doit pas estomper dans quelle mesure les deux s’appuient sur la flexibilité des corps. Le néolibéralisme continuera sans doute à exhiber ou exiger une telle dépendance, même s’il y a probablement une indécision entre des pôles phobiques plus ou moins apparents.
Selon la logique de flexibilité du néolibéralisme, toutes les variétés de la culture queer, et à cet égard celles du handicap, sont essentiellement temporaires, apparaissant seulement quand, et aussi longtemps que, elles sont nécessaires. Bien que le handicap de Simon dans Pour le pire et pour le meilleur résulte d’une attaque et apparaisse différent des handicaps (comme celui de Melvin) qui peuvent être « transformés et améliorés », et des handicaps ou des conditions (comme celle de Spence) qui sont plus chroniques, tous, au final, servent à l’expansion de l’identité validiste et, plus important, peuvent être retirés du centre de la scène pour que l’expansion de cette identité y ait lieu. De même, le personnage qui pose pour Simon, qui le tabasse et qui est initialement représenté comme un prostitué de rue, ainsi que son ami et collègue noir homosexuel, Frank Sachs (Cuba Gooding Jr.), qui est dépeint comme un personnage beaucoup plus flamboyant que Simon, auraient des vies très différentes de celle de Simon ; tous ont une sexualité, chacun leur tour, qui est différente de la « sexualité » de Spence et de la mère de Carol, Beverley (Shirley Knight) (Spence et Beverley sont, en effet, représentés comme n’ayant pas de sexualité). Cependant, au final, la gamme d’identités sexuelles réelles ou potentielles n’est là que pour aider le couple hétéronormatif représenté par Melvin et Carol à exister à la fin du film ; elle n’est plus nécessaire une fois que le couple est solidement formé.
À la fin, ni le trouble dans le genre ni celui dans le handicap n’est suffisant en lui-même pour défaire les contraintes à l’hétérosexualité ou à la validité. Butler reconnaît ce problème : « L’échec à atteindre la norme… n’est pas la même chose que subvertir la norme. Il n’y a pas de promesse que la subversion suivra la réitération des normes constitutives ; il n’y a pas de garantie qu’exposer le statut naturalisé de l’hétérosexualité amènera à le subvertir » (Critiquement queer 22 ; qrd. in Warner, Le normal et le normalisant 168-169 n.87). Pour Warner, cette reconnaissance de Butler créé un fossé potentiel dans sa théorie, « qu’on se le dise, entre le queer virtuel et le queer critique » (Le normal et le normalisant 168-169 n.87). En contraste avec une identité queer virtuelle qui serait expérimentée par quiconque échouerait à performer son hétérosexualité sans contradiction ni incohérence (c’est-à-dire tout le monde), une perspective critique queer pourrait vraisemblablement utiliser l’échec inévitable à se rapprocher de la norme, « en travaillant la faiblesse de la norme » collectivement, pour utiliser les mots de Butler (Critiquement queer 26).
Un fossé similaire peut être identifié dans la relation au handicap. Tout le monde est virtuellement handicapé, à la fois dans le sens que les normes validistes sont « intrinsèquement impossible à incorporer » pleinement, et dans le sens que le statut valide est toujours temporaire, la catégorie identitaire du handicap étant celle que tout le monde expérimentera si les personnes vivent assez longtemps. Cependant, ce que nous pouvons appeler une position critique du handicap différerait d’une telle position virtuelle handicapée ; cela demanderait de faire attention à la façon dont les mouvements de défense des droits des personnes handicapées et les études sur le handicap ont résisté à la pression de la contrainte à la validité et ont demandé un accès à un nouvel imaginaire et à une nouvelle configuration de la sphère publique où la pleine participation n’est pas contingente de la validité corporelle.
Nous devrions, en fait, étendre le concept et voir une telle perspective critique non comme gravement handicapée mais comme lourdement handicapée, le mot « lourd » performant de manière similaire à celui de « fabuleux » dans la critique de la culture queer. Tony Kushner écrit :
Fabuleux est devenu un mot populaire dans la communauté queer, bien qu’il n’est jamais été impopulaire, mais depuis un moment il est devenu un cri de guerre des nouvelles politiques queer, dans les carnavals et les mouvements, fruité avec une touche d’agressivité, festif et coriace comme l’est une vraie drag-queen : « FAAAAABULEUX ! »… Fabuleux est l’un de ces mots qui fournit une mesure du degré avec lequel une personne ou un évènement met en avant une culture minoritaire des plus distinctives, particulière, habituellement opprimée, en en amplifiant ses caractéristiques.
Lourd, bien que moins commun que fabuleux, a une histoire queer similaire : une lourde critique est une critique féroce, une critique provoquante, une de celles qui permet d’analyser profondément et soigneusement une situation, et je veux dire analyser dans le sens de la rue qui dénonce fortement les inégalités d’une situation donnée, d’une personne, d’un texte, ou d’une idéologie. « Lourdement handicapé », selon une telle conception queer, renverserait la compréhension validiste des corps lourdement handicapés comme étant les plus marginalisés, les plus exclus de la normalité qui offre des privilèges et qui est toujours élusive, et proposerait au lieu de cela que ce soit justement ces corps qui soient les mieux placés pour refuser la « moindre tolérance » et pour dénoncer les inégalités provoquées par la contrainte à la validité. Si on pense à « l’armée des femmes à un sein » qu’Audre Lorde imaginait descendre sur le Capitol ; aux Rolling Quads, dont la résistance fut l’étincelle qui permit le début du Mouvement pour la vie autonome à Berkeley, en Californie ; aux étudiant-es sourd-es qui firent fermer l’université de Gallaudet durant leur action « Un-e président-e sourd-e maintenant » ; ou à Act Up prenant d’assaut l’Institut national de la santé ou l’Agence américaine des produits alimentaires et médicamenteux ; dans toutes ces actions, les corps lourdement handicapés et/ou critiques de façon queer ont déjà été capables de générer un trouble qui redessine la sphère publique, ré-imagine et reforme les contours limités de l’incorporation ainsi que du désir proposés par un système qui nous contiendrait.
La contrainte à l’hétérosexualité est entrelacée avec la contrainte à la validité ; les deux systèmes travaillent à (re)produire la validité et l’hétérosexualité. Mais précisément parce que ces systèmes dépendent des existences queer et handicapée qui ne peuvent jamais être assez contenues, l’hégémonie validiste hétérosexuelle est toujours en danger d’effondrement. Je souligne avec attention les possibilités critiques queer et lourdement handicapées dans le but de mettre en évidence les acteurs-rices crip qui, dans le chapitre 1 et le reste du livre, exacerbent de manières plus productive la crise d’autorité actuelle des normes hétérosexuelles et validistes. Au lieu d’invoquer la crise dans le but de la résoudre (comme dans le film Pour le pire et pour le meilleur), je voudrais mettre en avant le fait que la théorie crip (telle qu’elle est produite dans les discours tenus par différents mouvements queer et/ou handicapés) peut, avec pour objectif d’aller plus loin que la crise, invoquer continuellement les résolutions inégalitaires que provoquent sur nous les contraintes à l’hétérosexualité et à la validité. En opposition à une culture validiste qui tient tant que possible sa promesse d’un idéal substantif (mais paradoxalement toujours élusif), la théorie crip résisterait à délimiter quelles sortes de corps et de capacités sont acceptables ou apporteraient du changement. Idéalement, la théorie crip fonctionnerait, comme le terme « queer » lui-même, « en opposition et en relation mais non nécessairement substantivement, non pas comme une positivité mais comme une positionnalité, non comme une chose mais comme une résistance à la norme » (Halperin 66). Bien sûr, en appelant à une théorie crip sans substance nécessaire, j’espère que cela sera claire dans le reste de Crip Theory que je ne veux pas dire dénier la matérialité des corps queer et/ou handicapés, puisque c’est précisément ces corps matériels qu’ont popularisé les mouvements et qui ont apporté les changements dont j’ai parlé tout le long. J’ai plutôt argumenté le fait que les cultures critiques queer et lourdement handicapée sont en train de transformer collectivement (de façons qui ne peuvent pas nécessairement être prédites d’avance), en ‘cripant’, les usages substantifs et matériels que le système de la contrainte à la validité fait des existences queer et/ou handicapées. Ces cultures insistent sur le fait qu’un tel système n’est jamais la meilleure chose possible, et qu’on peut imaginer d’autres corps et désirs.